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vigilance constante à réprimer toute atteinte au droit d'autrui. Une responsabilité efficace arrête les déviations de l'égoïsme, mais elle n'empêche pas le bien, sous prétexte de prévenir le mal; elle laisse pleine carrière à l'homme en lui imposant le respect de toute activité légitime. Loin de se soustraire à la règle, au moyen d'un arbitraire capricieux, la liberté, sainement entendue, est la règle elle-même. Elle veut que l'homme apprenne à se conduire, Le Self-government des États doit s'appuyer sur le Self-government des individus: d'après la sagesse antique, l'homme doit se connaître, la sagesse moderne des pays libres ajoute qu'il doit se gouverner lui-même.

Ce gouvernement de soi-même est la première condition de la liberté: il en fait à la fois la grandeur et le peril, car il exige des mœurs fortes et une énergie persévérante. Une ardeur généreuse suffit pour emporter la liberté d'assaut, mais un labeur patient, personnel, infatigable, peut seul la conserver; chacun doit la maintenir en soi et contre soi, en dominant les faiblesses, la lassitude, l'égoïsme, l'erreur, les vues ambitieuses, le désir de domination. Les vertus humbles et modestes ont ici bien plus d'efficacité que les qualités les plus brillantes. «On a tort, écrivait avec une gracieuse profondeur madame Swetchine, de confondre le courage d'action qui est facile, avec la force intérieure de résistance. Rien ne vaut ni remplace celle-là. De prétendus hommes pratiques tiennent en mince estime les droits et les garanties;

« Et le moindre grain de mil

Ferait bien mieux leur affaire. »

Il en est d'autres qui ne s'inquiètent que de la participation active au pouvoir collectif, sauf à sacrifier l'indépendance individuelle. Le matérialisme moderne et le génie des républiques de l'antiquité se rencontrent sur un terrain commun, celui de la toute-puissance de l'État; l'un et l'autre sacrifient l'individu, celui-là pour échapper aux orages de l'indépendance, celui-ci pour ne faire obéir le citoyen qu'aux lois qu'il a faites, l'un pour servir, l'autre pour commander.

Avec Rousseau, comme avec Mably, la liberté, c'est la souveraineté et non la faculté de disposer de notre pensée, de notre croyance et de notre activité. Pourvu qu'on exerce son droit dans les comices, on subit sans résistance le pouvoir absolu de celui ou de ceux au choix desquels on a participé; on devient l'esclave de l'État. Pour Benjamin Constant, au contraire, les formes politiques ne sont que la garantie de la liberté; elle réside tout entière dans le développement paisible des facultés et dans le respect mutuel des droits individuels. Au lieu de se borner à faire fonctionner, à de longs intervalles, des citoyens salués du titre

pompeux de souverains, il aspire à rencontrer des hommes qui se reconnaissent mutuellement les mêmes droits et qui soient protégés par les mêmes formes (1).

Personne n'avait avant lui reconnu avec autant de finesse et de profondeur la différence radicale qui sépare la conception de la liberté chez les anciens et chez les modernes. « La liberté des républiques anciennes, dit-il, se composait plutôt de la participation active au pouvoir collectif, que de la jouissance paisible de l'indépendance individuelle... Les anciens étaient disposés, pour la conservation de leur importance politique et de leur part dans l'administration de l'Etat, à renoncer à leur indépendance privée... Aussi, ce que nous nommons liberté civile était inconnu chez la plupart des peuples anciens... Il en est tout autrement dans les États modernes... L'avantage que procurait au peuple la liberté comme les anciens la concevaient, c'était d'être de fait au nombre des gouvernants: avantage réel, plaisir à la fois flatteur et solide. L'avantage que procure au peuple la liberté chez les modernes, c'est d'être représenté et de concourir à cette représentation par son choix. C'est un avantage, sans doute, puisque c'est une garantie.. Mais on ne saurait exiger des hommes autant de sacrifices pour l'obtenir et le conserver. En même temps ces sacrifices seraient beaucoup plus pénibles... Les hommes n'ont besoin pour être heureux que d'être laissés dans une indépendance parfaite sur ce qui a rapport à leurs occupations, à leurs entreprises, à leur sphère d'action (2). »

Le problème est donc renversé, dirons-nous avec M. Laboulaye: l'antiquité place au premier rang la souveraineté politique, elle sacrifie et subordonne l'individu à l'État; les modernes mettent au premier rang l'individu, l'État devient surtout une garantie. Mais si l'individu a grandi, l'État n'a point perdu de son importance, car tous les intérêts ont pris d'autres proportions. La sphère d'action s'est élargie pour tout le monde, et les individus libres se développent au milieu d'États puissants. Les besoins des sociétés actuelles repoussent l'assujétissement complet de l'individu à la volonté de l'ensemble; ils exigent l'indépendance sous le rapport des opinions, de l'industrie, de la religion, et la sauvegarde des rapports privés. Les anciens n'avaient aucune notion des droits individuels; le citoyen s'était en quelque sorte perdu dans la cité. La guerre semblait être l'état permanent de l'humanité; elle était l'intérêt constant, l'occupation presque habituelle des citoyens. Aussi l'exercice des professions nécaniques, et souvent celui de professions industrielles restait-il le lot des esclaves.

(1) De la force des gouvernements, p. 104.

(2) De l'esprit d'usurpation et de conquête, t. II, p. 204-205.

Rousseau comprenait ainsi le pacte social dans les républiques antiques.<< Chez les Grecs, dit-il, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même; il était sans cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux, il n'était point avide; des esclaves faisaient ses travaux, sa grande affaire était la liberté (1).» « Quoi, ajoute-t-il, la liberté ne se maintient qu'à l'appui de la servitude? Peut-être. » Et après avoir exprimé ce doute fatal, il complète sa pensée :

« Pour vous, peuples modernes, vous n'avez point d'esclaves, mais vous l'êtes; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence, j'y trouve plus de lâcheté que d'humanité. » L'orgueil d'une indépendance farouche dictait ces paroles, elles n'admettent pas d'autre commentaire :

Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain,
Pour conserver encor quelque chose d'humain. »>

Ce n'est pas tout: Rousseau impose à la liberté, telle qu'il la comprend, une autre condition. « Tout bien examiné, je ne vois pas qu'il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l'exercice de ses droits, si la cité n'est très-petite. »

Ce n'est donc pas dans les vastes États que l'on peut évoquer les téméraires hypothèses du penseur de Genève.

Au lieu d'être équipées pour la guerre et pour le butin, les sociétés aspirent aujourd'hui à la paix, et demandent au travail, qu'elles honorent, les éléments de prospérité. Le travail, dont Francklin fit toute la science du bonhomme Richard, devient le pivot et le réformateur du monde. Pour qu'il prenne tout son essor, il lui faut la sécurité et la liberté individuelle, qui est la véritable liberté moderne. La liberté politique en est la garantie; la liberté politique est par conséquent indispensable. «Mais, dit Benjamin Constant, demander aux peuples de nos jours de sacrifier, comme ceux d'autrefois, la totalité de leur liberté individuelle à leur liberté politique, c'est le plus sûr moyen de les détacher de l'une, et quand on y serait parvenu, on ne tarderait pas à leur ravir l'autre (2).

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Certes, rien ne ressemble moins aux vaines conceptions d'un rêveur, que ces idées pratiques, marquées au coin du bon sens et de l'expérience. Sans doute, Benjamin Constant ne sacrifie point aux molles complaisances des intérêts, qui confondent un repos acquis par l'abandon de tous les droits avec la sécurité :

(1) Contrat social, 1. IV, ch. xv.

(2) De la liberté des anciens, t. I, p. 558.

« Le danger de la liberté antique était, dit-il (1), qu'attentifs uniquement à s'assurer le partage du pouvoir social, les hommes ne fissent trop bon marché des droits et des jouissances individuelles.

« Le danger de la liberté moderne, c'est qu'absorbés dans la jouissance de notre indépendance privée, nous ne renoncions trop facilement à notre droit de partage dans le pouvoir politique.

<< Les dépositaires de l'autorité ne manquent pas de nous y exhorter. Ils sont si disposés à nous épargner toute espèce de peine, excepté celle d'obéir et de payer. Ils nous diront: Quel est, au fond, le but de tous vos efforts? N'est-ce pas le bonheur? Eh bien, ce bonheur, laissez-nous faire et nous vous le donnerons. Non, ne laissons pas faire! Quelque touchant que soit un intérêt si tendre, prions l'autorité de rester dans ses limites. Qu'elle se borne à être juste, nous nous chargerons d'être heureux. Pourrions-nous l'être par des jouissances, si ces jouissances étaient séparées des garanties? Où trouverions-nous ces garanties, si nous renoncions à la liberté politique? »

Benjamin Constant a raison: sacrifier les fortes garanties de la liberté aux décevantes lueurs d'une heureuse quiétude, c'est imiter le chien d'Ésope. N'est-ce point, en effet, la liberté qui élève les forces à leur plus haute puissance, et qui leur fait produire les plus féconds résultats? D'ailleurs, ce n'est pas au bonheur seul, c'est à l'élévation morale que nous convie notre destinée, et la liberté politique est la condition indispensable, comme le moyen le plus énergique de notre perfectionnement. Aussi, loin de renoncer à aucune des deux espèces de liberté, dont il a si noblement parlé, Benjamin Constant nous invite à les combiner l'une avec l'autre.

Le laissez-faire et le laissez-passer de Quesnay, appliqué à la politique, mais compris dans le sens qui lui appartient sérieusement, ne fera point courir de dangers à la société : ce qu'elle doit redouter le plus, c'est le laisser-aller des hommes qui la composent, et leur molle indifférence. La liberté se dégage de plus en plus, à mesure que l'intelligence se développe, que l'activité s'exerce, que la raison se forme, que la dignité personnelle s'affermit: elle est la sévère gardienne du droit, et, loin de dresser une tente pour le repos, elle nous convie à l'exercice actif de toutes nos facultés. Rien ne lui est plus hostile que le droit de tout faire, sans contrôle, sans responsabilité : il n'est autre chose, en effet, que le droit du plus fort, que l'oppression, tandis que la liberté, c'est la justice, c'est l'équilibre. On lui impute à tort de ne voir qu'un côté de la nature humaine, elle en saisit l'ensemble: le bien, pour ne pas l'entraver; le mal, pour le punir.

(1) Ibid., p. 558.

Certes, il n'y eut point de défenseur plus convaincu, plus décidé de la liberté de la presse, que le fut Benjamin Constant. Avec la liberté de la presse, à son avis, on a toutes les autres. Quand elle est étouffée, tout le reste périt! La censure n'eut pas de plus redoutable adversaire. « Les gouvernements ne savent pas, dit-il (1), tout le mal qu'ils se font en se réservant le droit exclusif de parler et d'écrire sur leurs propres actes on ne croit rien de ce qu'affirme une autorité qui ne permet pas qu'on lui réponde: on croit tout ce qui s'affirme contre une autorité qui ne permet point d'examen.

Ce ne fut point la liberté de la presse qui entraîna les désordres et le délire d'une révolution malheureuse: c'est la longue privation de la liberté de la presse qui avait rendu le vulgaire des Français ignorant et crédule, et, par là même, inquiet et souvent féroce. Dans tout ce qu'on nomme les crimes de la liberté, je ne reconnais que l'éducation de l'arbitraire. »

M. l'abbé de Montesquiou, ministre de l'intérieur en 1814, en réclamant la censure pour les ouvrages au-dessous de vingt feuilles d'impression, avait dit : « Je me figure que Louis XIV et ces ministres célèbres qui illustrèrent son règne paraissent dans cette enceinte, qu'ils entendent ces discours animés pour des journaux, pour des pamphlets, tristes écrits, enfants mort-nés! Et vous leur sacrifieriez la sûreté de la société, la difficulté des circonstances (2)! »

Dans un de ses plus vigoureux pamphlets, que Lafayette comparait aux Lettres provinciales (3), Benjamin Constant répondit :

« J'ai été frappé, comme je le devais, de suprise et de respect à cette apparition de Louis XIV. Mais, le premier moment d'émotion passé, j'ai cherché à me rendre compte de ce que dirait ce monarque illustre, si, en effet, sortant par pitié pour cette terre du monde inconnu où toutes les illusions s'évanouissent, il faisait entendre sa voix aux générations étonnées « Faute de la liberté de la presse, qui m'aurait éclairé sur l'injustice et sur les périls de l'intolérance, dirait-il, mes ministres m'ont entraîné à bannir plus d'un million de mes sujets. Faute de la liberté de la presse, mes ministres m'ont engagé à commander ou à permettre les dragonnades. Faute de la liberté de la presse, un de mes ministres, pour me distraire d'un mécontentement frivole, m'a fait entreprendre des guerres funestes. Faute de la liberté de la presse, j'ai ignoré l'opinion de la France et de l'Europe; et la France s'est vue soudain menacée, et l'Europe en armes m'a demandé compte des erreurs où m'avait jeté le vaste silence qu'on entretenait autour de moi.

(1) T. I, p. 259, Esquisse de Constitution.

(2) Observations sur le discours de S. E. le ministre de l'intérieur, (3) Ibid., p. 494.

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