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« C'est pour les rois surtout que ma voix demande la liberté de la presse, qui leur apprend à connaître et leur siècle, et leur peuple, et leurs voisins, et leurs véritables intérêts, et leur véritable]gloire (1). »

La liberté de la presse « fournit une surveillance que rien ne remplace et qui ne coûte rien » mais plus elle exerce d'empire, plus doit être sévère la répression des délits dont elle se rend coupable. Personne ne l'a mieux compris que Benjamin Constant. « Les principes qui doivent diriger un gouvernement sur cette question sont simples et clairs. Que les auteurs soient responsables de leurs écrits, comme tout homme l'est de ses paroles, quand elles sont prononcées; de ses actions, quand elles sont commises (2). » Il dit ailleurs (3):

« Le long parlement invoqua les principes de la liberté de la presse, en leur donnant une latitude exagérée et une direction absolument fausse, puisqu'il s'en servit pour faire mettre en liberté des libellistes condamnés par les tribunaux, ce qui est absolument contraire à ce que nous entendons par liberté de la presse, car tout le monde désire que les tribunaux exercent une action sévère contre les libellistes. » Et il ajoute (4):

<< En défendant la liberté de la presse, j'ai toujours demandé la punition des libelles et des écrits incendiaires. >>>

Cette punition doit être rigoureuse : les excès de la presse blessent surtout ceux qui aiment la liberté, ce sont eux qui souffrent le plus de tous les abus, de tous les crimes commis en son nom. C'est pourquoi Benjamin Constant portait une haine vigoureuse à la terreur et aux terroristes: c'est ce qui explique la chaleur avec laquelle il attaquait les écrivains, indignes de ce nom, qui prostituent leur plume à la violence, à l'injure, à la calomnie, à toutes les mauvaises passions. Il a toujours repoussé les mesures préventives et toujours demandé des lois qui frappent fermement les délits commis par la voie de la presse. Avec quelle verve, avec quelle indignation il dénonce des atteintes qui ont quelquefois, par une injustice involontaire, fait éprouver contre l'institution même un mélange de mépris et d'horreur (5).

Mais jamais il n'a écrit un mot qui tende à proposer ou même à excuser la censure. Alors que de honteux excès soulevaient de sa part une condamnation flétrissante, il n'en appelait pas moins à la vérité seule pour combattre l'erreur, à la loi pénale pour châtier le délit.

(1) Observations sur le discours de S. E. le ministre de l'intérieur, p. 494-495.

(2) De la liberté des brochures.

(3) Observations sur le discours de M. le ministre de l'intérieur.

(4) Ch. xvi, De la liberté de la presse, t. I, p. 127.

(5) Des réactions politiques, ch. XVI, t. I, p. 95.

Partout et toujours il fut opposé au régime préventif qui entrave une force inconnue, et la traite en suspecte, en la supposant plus misérable qu'utile, et qui aboutit à la confiscation des facultés humaines; il fut le partisan du régime répressif, équitablement sévère, qui ne laisse passer aucune action coupable, sans y attacher une peine comme expiation du passé, comme leçon de l'avenir.

On a voulu, bien à tort, imputer à l'école libérale un commode far niente législatif et politique. Elle veut renfermer l'État dans ce qui constitue sa mission, mais elle n'entend nullement l'éliminer. Ce n'est point à ses yeux, c'est aux yeux des utopistes qui rêvent l'absence du pouvoir, en décorant leur chimère d'un nom bizarre comme la conception elle-même (an-archie), que tout gouvernement est un mal. Elle n'abandonne pas à l'administration le domaine entier de l'activité humaine, elle laisse faire tout le bien possible, mais en même temps elle frappe le mal, en invoquant l'action de la justice. Loin de se montrer indisciplinée et ingouvernable, elle recommande le respect absolu de la loi, et regarde un gouvernement fort comme une condition essentielle de la liberté, car le gouvernement, c'est la justice armée, c'est la garantie de l'ordre social, du respect mutuel de chacun pour les libertés d'autrui.

L'école libérale, dont Benjamin Constant se glorifiait d'être l'organe, n'admet aucun droit illimité, pas même celui de la souveraineté du peuple, et circonscrit celle-ci dans les bornes que lui tracent la justice et les droits des individus. « La volonté de tout un peuple ne peut rendre juste ce qui est injuste; les représentants d'une nation n'ont pas le droit de faire ce que la nation n'a pas le droit de faire elle-même. Aucun monarque, quelque titre qu'il réclame, soit qu'il s'appuie sur le droit divin, sur le droit de conquête, ou sur l'assentiment du peuple, ne possède une puissance sans bornes (1). »

La limitation de la souveraineté est garantie, d'un côté, par l'opinion; de l'autre, par la distribution et par la balance des pouvoirs. Benjamin Constant est partisan des constitutions mixtes, il partage l'avis de Polybe :

Toute forme simple, qui s'appuie sur un seul principe, ne saurait durer, parce qu'elle tombe bientôt dans le défaut qui lui est propre (2). » Montesquieu a dit : « La justice existait avant les lois. » Les droits existaient donc avant les formes destinées à les garantir, et le but de toute société politique est la conservation des droits naturels de l'homme. Celui-ci, loin de les perdre, en devenant membre de l'État, rencontre

(1) Principes de politique, t. I, p. 15. (2) Traduction Bouchot, liv. I, § 10.

les garanties destinées à lui en assurer l'exercice. Loin de s'exclure, l'idée de l'État et l'idée de l'individu se rencontrent et se complètent: il ne saurait y avoir d'État puissant, sans que l'individu soit libre : il ne saurait y avoir d'individu libre sans un pouvoir fort. On a tort de vouloir mettre en opposition deux principes nécessaires tous les deux et nécessaires l'un à l'autre. Au lieu de leur faire livrer bataille, il suffit de les reconnaître pour assigner à chacun d'eux la sphère qui lui appartient. La question qui se présente ici, la plus grave peut-être de celles que l'homme puisse aborder, n'est point une question d'hostilité, mais une question de limites. Elle ne soulève point un problème de droit, mais un problème de compétence.

Alors qu'il s'agit d'admettre le plus ou le moins, il est tout simple que l'on ait varié à l'égard des solutions; trouvant l'arc trop tendu du côté du pouvoir, l'école à laquelle appartenait Benjamin Constant l'a trop tendu du côté de l'individu; elle n'a point suffisamment aperçu que le maintien de l'ordre et la distribution de la justice n'épuisaient point les attributs de l'État; celui-ci, pour nous résumer en un mot, n'est pas uniquement un bouclier, il est aussi un levier.

Il est des écoles radicales qui traitent le pouvoir en ennemi, car elles ne rencontrent dans la nation que des existences purement individuelles. Elles ignorent que les liens de la famille et de la vie publique ne constituent point des faits arbitraires, mais résultent de la nature humaine et sont les conditions mêmes du progrès, Elles aboutissent à la négation des nationalités. Une logique rigoureuse les pousse à regarder le gouvernement comme un mal dont la nécessité doit disparaître et qu'il faut travailler à supprimer. Elles imaginent un antagonisme permanent entre l'État et la liberté.

L'homme, en dehors de la société, est une chimère : nous avons abdiqué le paradoxe du XVIIIe siècle. L'homme est un être sociable par excellence, Coo TOMTEXOV; pour vivre en dehors de l'État il faut être ou une brute ou un dieu, comme le dit Aristote. Celui qui ne peut vivre en société, et dont l'indépendance n'a pas de besoins est ange ou bête, comme le dit Pascal.

« L'État, dit M. Rossi (1), existe, comme moyen indispensable à l'espèce humaine, non-seulement de prospérité matérielle, mais de perfectionnement moral. Il n'existe pas seulement sous le bon plaisir des individus, comme le résultat d'une convention qui pourrait être ou n'être pas, comme une société commerciale... La société civile tire son origine de plus haut, elle a pour principe le devoir. L'homme se doit à la vie sociale, hors de laquelle il n'y a pour lui qu'abrutissement et misère. »

(1) Cours d'économie politique, t. II, p. 302, 12 leçon.

L'Etat, c'est l'autorité appelée à régir une société composée d'êtres libres. Il ne saurait donc être question de nier les droits de l'État, mais simplement de les déterminer.

Nous ne vivons pas uniquement dans l'heure présente. Des liens puissants nous rattachent au passé, et l'énergie de nos efforts plonge dans l'avenir. Les sociétés humaines ont des conditions de durée, de progrès, de puissance, qui dépassent les limites de l'action individuelle, et qui fondent les devoirs de l'État (4). Il doit garantir la liberté des citoyens, mais il doit garantir aussi la nationalité et l'indépendance du pays. Il n'est pas seulement appelé à faire régner la sécurité au dedans, il faut qu'il la défende vis-à-vis du dehors.

Ce n'est pas tout: il existe des travaux qui dépassent les forces et la compétence de l'individu; il est des intérêts collectifs : voies de communication, ports, éducation, institutions, qui rentrent dans la province du gouvernement, pour nous servir de l'expression d'un des plus fervents défenseurs de la liberté, John Stuart Mill: « on peut prétendre, dit-il, que tout ce qu'il est désirable de faire dans l'intérêt général de l'humanité ou des générations futures, ou dans l'intérêt des membres de la société qui ont besoin de secours extérieurs, sans être de nature à rémunérer les particuliers ou les associations, rentre dans les attributions du gouvernement. » Pour avoir méconnu cette vérité, on a été en butte aux emportements du socialisme. Les attributions de l'Etat sont donc considérables: l'armée, la marine, la diplomatie, les finances, la législation, la justice, la police, l'administration, les travaux publics rentrent incontestablement dans son domaine; il doit intervenir lorsque l'action individuelle fait défaut, et qu'il s'agit de pourvoir à quelque grand intérêt moral ou matériel. Nous sommes de ceux qui croient que, même dans ce dernier ordre d'idées, les individus peuvent souvent mieux faire que l'État, mais c'est à condition qu'ils fassent. L'autorité, sainement composée, se gardera bien de paralyser ou d'absorber l'activité spontanée des citoyens, mais elle manquerait à sa mission, si elle oubliait qu'elle constitue le corps de réserve de la société. Elle est appelée à favoriser le développement énergique de l'activité individuelle; son rôle est d'éclairer, de faciliter et non de contraindre, il est aussi d'accomplir ce que commande l'intérêt général alors que l'intérêt individuel se recuse ou plie sous le fardeau.

(1) « L'homme n'est pas fait pour agir seul, ne songer qu'à soi et au temps present. S'il y a en lui un principe d'indépendance personnelle, il y a aussi un principe non moins puissant et non moins sacré de fraternité et de secours mutuel. Le vrai, le bien et l'utile se trouvent dans l'harmonie de tous les principes de notre nature. » Rossi, II, p. 137.

On le voit, le cercle de l'État est immense. Il ne s'agit ni de jalouser cette action, ni de la restreindre, mais de lui assigner le domaine qui lui appartient légitimement. « Il faut deux choses, disait Sieyès, pour qu'une nation prospère, des travaux particuliers et des fonctions publiques. » La société vit par ses membres, elle est gouvernée par le pouvoir (4). Nous admettons pleinement ces belles paroles de M. Guizot : « La société non gouvernée, la société qui subsiste par le libre développement de l'intelligence et de la volonté humaines va toujours s'étendant à mesure que l'homme se perfectionne. Elle devient de plus en plus le fonds social. Mais il nous semble nécessaire de les compléter. A mesure que la civilisation se développe, l'action de l'Etat ne devient pas moindre; elle est différente, elle acquiert des attributions nouvelles. Au lieu de croire, avec Fénelon, à « l'aimable simplicité du monde naissant, »> nous savons que l'autorité est d'abord appelée à garantir contre d'incessantes attaques la sûreté des personnes et des biens, et de pourvoir aux besoins élémentaires. Nous savons aussi qu'elle s'étend alors à tout, et qu'elle se manifeste le plus souvent sous la forme des dominations personnelles. Les droits de l'État et les droits de l'individu augmentent parallèlement le jour où tombent les priviléges: la tâche est agrandie pour tous. Le progrès social retire à l'État les attributions qui empiétaient sur la conscience, sur la pensée, sur le travail, mais il lui en donne de nouvelles. L'école libérale le sait et le proclame; elle dit avec M. Ed. Laboulaye : « Il est faux que le progrès de la civilisation réduise le rôle de l'État. A mesure que les rapports de l'homme se développent et se compliquent, la tâche du gouvernement devient plus considérable; on conçoit donc une civilisation très-avancée, un peuple très-libre et le gouvernement très-occupé. »

En effet, les services publics se multiplient en raison de la division du travail, de la densité de la population, du besoin des communications plus d'expansion, d'activité, de production, donne prise à plus de discipline. Mais la part du gouvernement dans cette existence agrandie et dilatée, si elle est plus considérable comme quotité absolue, tient moins de place comme quotité relative. Elle porte aussi un caractère nouveau dans la societé moderne, où l'État est fait pour les individus et non les individus pour l'État; où le développement matériel et moral des citoyens est le but de l'action publique.

Ces idées si simples ont quelquefois été méconnues sous l'empire de deux courants en sens contraire. Les uns, éblouis par une vision, ou étourdis par un mot sonore, ont professé le culte de la toute-puissance de l'État, oubliant que sous cette domination abstraite se cachait un

(1) Dupont-White, l'Individu et l'État.

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