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condamnation qui s'élevait contre les chevaliers dégénérés de Jacques de Molay, furent seulement la goutte d'eau ajoutée au vase déjà plein. Si les corporations monastiques tombèrent l'une après l'autre, ce fut devant les corporations communales renaissantes. La société politique défaisait ainsi la société théocratique en se constituant, comme un corps organique en train de s'accroître attire à soi molécule par molécules les éléments des corps organiques en décomposition: rien ne meurt dans le monde que parce que quelque chose y naît.

Moralement l'ordre du Temple n'existait plus; il ne vivait que matériellement. Il vivait de ses biens accumulés. C'était un riche souvenir, une sorte de syringe égyptienne où les cadavres s'entassaient pêle-mêle avec les richesses. Il ne subsistait plus que de ces richesses mêmes qui seules lui attiraient des adeptes; et c'était ces richesses aussi qui excitaient contre ses membres l'envie et la haine.

Les Templiers avaient-ils le droit d'exister? Certainement; car la liberté d'association est un droit indéniable: de même que la liberté de posséder, c'est un instinct humain, un besoin social. Nier la liberté d'association, c'est nier le principe même sur lequel repose la famille, la commune, la tribu, la nation, l'État, la patrie elle-même.

Les Templiers avaient-ils ou non le droit de posséder? C'est demander s'ils avaient le droit d'être, puisque la possession est une condition de l'existence sociale, et que contester aux associations le droit de propriété, c'est leur contester la liberté d'association elle-même.

Aussi, ce droit l'ont-ils pris, comme l'ont pris et le prendront toutes les associations et corporations possibles quand la force d'action et la vie morale seront avec elles. Ce droit, la société le leur a reconnu. Plus tard, elle le leur a retiré pour le donner à d'autres qui de même ne l'ont possédé qu'un temps. Qu'est-ce donc que ce mouvement éternel de bascule? Y a-t-il réellement du droit, de la légalité dans ces caprices législatifs? Pas l'ombre. Il y a de la force et rien de plus. Le droit où est-il done? Dans les faits qui ont leur enchaînement toujours logique. Tous ces changements au point de vue du fait sont légitimes. Il n'y a d'irrationnel que les explications que les législateurs en donnent.

La corporation des Templiers semblait vivre, et en réalité elle était morte. Les vrais Templiers avaient disparu depuis longtemps avec les circonstances qui les avaient fait naître, et un faux ordre du Temple s'était substitué à l'ancien et installé dans son héritage, dont le reste de l'humanité, seule héritière légitime de toute idée corporative éteinte, avec droit revendiquait sa part.

Une idée corporative ne saurait être éternelle, parce que tout ce qui est humain naît, change et meurt. Ce qu'il y a de mauvais et d'abusif dans les institutions communautaires, telles qu'elles ont été comprises jusqu'à ce jour, c'est que la loi qui leur reconnaît le droit et leur fournit

les moyens de commencer, leur nie le droit et les moyens de mourir à leur heure; c'est qu'elle les protége trop contre le dehors et contre elles-mêmes, en leur ôtant les occasions de changement que les fatalités des circonstances leur eussent fournis, sans leur fournir des occasions de changer légalement; c'est enfin que la loi ne les crée pas, non, mais elle les éternise; et c'est par cela qu'elle pèche.

Supposons que la société politique du temps de Philippe le Bel ait reconnu en principe la liberté d'association sans limites, de même que le droit illimité de propriété, comme le veulent aujourd'hui les écono→ mistes libéraux conséquents avec eux-mêmes; mais qu'elle n'ait pas mieux défini ce droit qu'ils ne le font, et n'ait surtout pas distingué entre la propriété indivise et la propriété commune, entre le droit de possession de l'individu mortel et celui de l'immortelle impersonnalité de la corporation; qu'aurait-il pu advenir? Un droit reconnu par la loi est absolu. Il est, ou du moins doit être immuable dans la pensée des législateurs. De deux choses l'une: l'ordre des Templiers, profitant des libéralités de la loi, se fût perpétué jusqu'à notre temps ou il se fût éteint faute de représentants.

Dans cette dernière hypothèse, à un moment donné, deux ou trois chevaliers eussent donc pu se trouver possesseurs de ces domaines royaux, de ces vastes abbayes, de ces richesses incommensurables répandues par tout le monde chrétien? Ces deux ou trois se fussent enfin réduits à un seul : et après lui?

L'État eût hérité, répond-on. Fort bien. Il faut donc toujours en venir à l'expropriation au profit de l'État, c'est-à-dire au profit de tous. Fatalement, toute propriété de main - morte aboutit ainsi à se nier elle-même. Une propriété de main-morte, par son caractère impersonnel, est essentiellement une propriété communale, nationale même, mais dont quelques membres de la société sont les titulaires, administrateurs et usufruitiers, tant que la communauté nationale trouve bon de leur laisser leur mandat. C'est par là que toute propriété de main-morte appartient au régime de la communauté des biens, et à la négation même du droit de propriété individuelle, puisque la main-morte, agissant pendant un laps de temps suffisant, ferait passer successivement tous les biens meubles et immeubles en communauté.

On dira qu'un tel résultat est impossible, que l'ordre des Templiers, au lieu de s'éteindre, se fût multiplié et perpétué jusqu'à nos jours, avec des richesses et une prospérité toujours croissante, par cette raison même que sa richesse et sa prospérité actuelle eussent suffi à lui attirer constamment de nouveaux membres empressés de participer à la puissance d'une aussi formidable association. Les faits historiques sont là, du reste, pour prouver que l'ordre du Temple était plus nombreux et

plus riche au temps de Jacques de Molay qu'au temps des croisades. Admettons donc cette supposition pour vraie. Où nous conduirat-elle ?

Les raisons d'être de l'ordre, les causes qui l'avaient fait naître et lui avaient donné son influence morale ayant cessé d'exister, il ne pouvait se perpétuer avec les vertus qui l'avaient fait si rapidement grandir; car une vertu, c'est une force dépensée pour le bien du monde, et qui sait, ou du moins qui croit être utile à l'espèce : nul n'en pourrait trouver une définition plus large. Les Templiers eussent donc continué d'exister avec les vices qui soulevèrent contre eux la conscience contemporaine et qui firent abolir leur ordre. Ils se fussent enfin perpétués à l'état nuisible. Leurs somptueuses demeures fussent demeurées le séjour de toutes les jouissances les plus insultantes, à l'ombre de vœux ascétiques, de toutes les richesses au milieu de peuples manquant de tout, d'une oisiveté perpétuelle à travers le travail incessant des générations. Ils eussent bu et mangé le sang de l'humanité, sous prétexte de défendre au prix du leur le tombeau du Christ à Jérusalem, seule ville où ils ne fussent pas établis, et dont ils ne pouvaient même approcher. Ils se seraient recrutés ainsi de tous les êtres égoïstes, voluptueux, cupides, orgueilleux et hyprocrites que peut produire la race humaine; et l'on sait trop, ou plutôt on ne sait pas, malheureusement, où peut s'arrêter sa puissance en ce genre de production. C'està-dire que tout le monde, peut-être, fut devenu Templier, si les statuts de l'ordre n'y avaient eux-mêmes mis obstacle; mais il fallait être noble pour en faire partie. Toute la noblesse du moins aurait donc pu y passer. Logiquement elle l'aurait dû faire, car la puissance de l'ordre augmentant progressivement devenait ainsi progressivement attrayante, si bien que nulle vertu ou même nulle répugnance n'aurait bientôt plus été capable de résister à cet entraînement corporatif. L'exemple, l'habitude, la vogue, tous les instincts humains y eussent poussé à la fois.

Le monde aurait donc pu présenter cet étrange spectacle, non sans exemple du reste, d'une société composée d'un ordre semi-religieux, semi-guerrier, noble, oisif et possédant tout, au-dessus d'une glèbe asservie et sans possessions. Ou si cet ordre à lui seul n'eût pu réaliser ce résultat, c'est que d'autres ordres analogues se fussent partagés avec lui la faveur publique et les richesses sociales.

Il n'y aurait eu qu'un obstacle, et il se trouvait encore dans les statuts eux-mêmes tous ces ordres monastiques obligeaient au célibat. Ils étaient par cela même incapables de se perpétuer, et condamnés à périr dans l'espace d'une génération le jour où ils eussent atteint à cet apogée de leur puissance. Ils eussent bien pu multiplier parmi la plèbe un certain nombre de bâtards; mais ces bâtards étaient exclus par défaut de quartiers, sauf en des circonstances exceptionnelles, telles

que des bâtardises royales, issues de mères nobles or cette ressource eût été fort insuffisante. Il aurait donc fallu, ou que cet état de choses disparût, ou que l'ordre modifiât ses statuts. Eût-il admis le mariage, que l'hérédité eût vite amené la division de ces biens indivis. S'il se fût tenu à ses règlements primitifs, il se fût éteint. Et après ? La glèbe servile et travailleuse se serait trouvée en possession de ces biens vacants, si le respect de la loi avait suffi à retenir jusqu'à cette époque extrême ses légitimes convoitises. On voit que, de toutes façons, la main-morte retombe dans le communisme absolu, quand on la suppose fonctionnant régulièrement, logiquement et sans interruption durant de longs siècles. Mais heureusement qu'elle a toujours été fort opportunément interrompue dans son travail d'envahissement communautaire commencé déjà à plusieurs reprises, mais chaque fois en vain, depuis les siècles historiques. C'est qu'elle est véritablement contraire aux instincts humains, et contraire même à ce principe de libre association qu'elle prétend servir et dont on la fait découler.

Serait-il donc vrai que, sous le régime de la propriété individuelle, les corporations ne puissent avoir légalement le droit de posséder, sans contredire le principe de la loi elle-même?

Nous l'avons déjà dit, en principe absolu ce droit n'existe pas. La personnalité morale des corporations est une fiction illégale et irrationnelle. Leur droit de propriété est un droit délégué. C'est une somme de droits individuels exercés à l'indivis qui doivent toujours pouvoir se diviser. Tel est le seul moyen d'accorder en pareil cas la propriété et la liberté, et de sauvegarder les droits des individus réels, mais mortels, contre le droit d'envahissement de ces monstres abstraits qui, pareils à l'hydre classique, de leurs mille têtes sans cesse renaissantes, menacent d'engloutir peu à peu, sans jamais en rien rendre, le capital social de l'humanité toute entière. Il est étrange que presque toutes les institutions dues au spiritualisme le plus exalté aient des résultats auxquels les plus franches spéculations du matérialisme ne sauraient arriver, et que le détachement des biens de la terre, chez quelques hommes ait pour conséquence nécessaire la ruine et l'exhérédation complète de ceux qui, en beaucoup plus grand nombre, s'y reconnaissent humblement fort attachés.

Quelles sont donc les mesures législatives à prendre contre ces désintéressements si peu intelligents des moyens à prendre pour atteindre leur but? Cest quelque peu surprenant, mais il faudra les forcer de demeurer propriétaires, malgré eux, pour les empêcher de trop s'enrichir.

Voici les Jésuites par exemple: on sent à la réprobation universelle que leur ordre a fait son temps comme celui des Templiers, qu'il nuit, qu'il est mauvais; et, cependant sans vexation, sans arbitraire, on ne

peut les détruire. Les amis du progrès et de la liberté voient en eux des ennemis toujours debout, toujours armés, et, sans se contredire, ils ne peuvent les atteindre. Que faire ?

Ecrire en principe dans la loi, que nul homme n'a le droit de renoncer irrévocablement à l'un quelconque des instincts humains, et que de même que la loi consacre l'inaliénabilité de la liberté individuelle et nie les vœux perpétuels, elle ne peut sanctionner le renoncement au droit de propriété; qu'elle reconnaît la propriété collective, possédée par des propriétaires anonymes, mais nie la propriété impersonnelle, la main-morte proprement dite, qui serait mieux nommée la main immortelle.

Plus explicitement, la loi devrait statuer que tout membre d'une corporation est considéré comme étant co-propriétaire des biens dont elle dispose; que ce droit de co-propriété ne peut, en aucun cas, être aliéné au profit de la corporation considérée comme être abstrait ou personne morale; que, même en cas de mort, si la société est déclarée légataire par un acte testamentaire spécial, ce sont les membres survivants qui sont reconnus héritiers, chacun pour une part, soit égale, soit proportionnelle à leur apport, selon que les statuts particuliers de la société en décideront; que toutes donations ou dotations au profit de ladite société sont de même réputées profitables individuellement à chacun de ses membres; qu'enfin, ceux-ci peuvent toujours disposer par testament de leur part de propriété, en faveur de qui bon leur semble. Seulement on pourrait admettre la société comme héritière légitime de cette part, dans le cas de décès ab intestat, le décédé étant alors regardé comme ayant tacitement institué ses co-associés pour légataires de sa cote-part, sans préjudice des autres biens qu'il possède en dehors du contrat de communauté et qui reviennent à ses hoirs naturels.

Sous l'empire d'une pareille législation, jamais les corporations n'eussent pu acquérir que la puissance qu'elles devaient avoir. Cette puissance eût été constamment réglée par la valeur actuelle de l'idée qu'elles représentaient. La force matérielle leur serait venue avec la force morale et aurait diminué avec elle. Les repentirs des moribonds auraient défait l'œuvre regrettée de leur vie. Tant de consciences n'auraient pas été surprises et amenées par des manoeuvres subreptices à des actes irrévocables. Les Templiers auraient disparu avant d'être dignes du bûcher. Les Jésuites, et tant d'autres, auraient cessé d'exister aujourd'hui sans décret des papes, sans bannissement, sans confiscation arbitraire, et peut-être qu'ils seraient morts estimés. Les corporations, en un mot, se déferaient comme elles se font, et la main-morte redeviendrait main-vivante: ce ne serait plus que des biens individuels, mis temporairement en commun pour un but,

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