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Une corporation ne diffère pas réllement d'une association commerciale: ce n'est, le plus souvent, qu'une idée en commandite.

Or, les idées changent. Elles naissent, vivent et meurent selon que les intelligences, les consciences, les volontés les reçoivent, les adoptent, se laissent déterminer par elles, ou les rejettent et les condamnent comme erronées, inutiles ou immorales. Il faut que les corporations qui les représentent, naissent, vivent, changent et meurent avec elles, et tout cela naturellement, légalement, sans intervention des caprices de la force.

Aucune idée ne serait ainsi plus riche qu'elle ne doit l'être. Aucune corporation, déviée de son but, ne blesserait la conscience publique par la possession de richesses insultantes et d'une puissance devenue dangereuse, parce qu'elle est mal placée.

Mais ne pourrait-on pas craindre qu'en adoptant tout à coup de semblables lois, la spéculation ne s'emparât d'une occasion aussi belle, et qu'après avoir vu les corporations courant après de nouveaux membres riches, employant la séduction, l'astuce, toutes les ruses les plus viles pour engloutir les fortunes privées, on ne vit en retour des cupidités individuelles cherchant à séduire et à tromper les corporations, pour se faire adopter par elles? C'est, en effet, un danger; mais en réalité il est moins grand qu'il ne paraît. D'abord, il ne menacerait vraiment que les associations déjà riches et sur leur déclin moral, celles qui appartiennent au passé, et qui n'ont plus la vitalité morale nécessaire pour s'attirer les dévouements sérieux et le concours vraiment désintéressé de l'enthousiasme. Ce ne serait donc pas un grand mal qu'elles fussent exploitées et affaiblies par quelques parasites faméliques qui aideraient la société à se débarrasser plus vite de ces superfétations devenues inutiles, en hâtant leur discrédit. De plus, fort peu de spéculateurs seraien tentés d'escompter ainsi leur vie sur l'espoir d'une richesse posthume. Tout au plus, des pères ou des mères de famille seraient capables d'un tel sacrifice pour leurs enfants. Or toutes les sociétés possibles sont libres de réviser leurs statuts. Elles pourraient prévoir et réglementer ce cas presque unique. Elles peuvent toujours refuser d'admettre un membre qui leur paraît mu dans son adhésion par des motifs de lucre, et prononcer son exclusion, s'il ne remplit pas les clauses morales du contrat d'association. Dans ce cas, il reprend seulement son apport, sans gain ou perte pour la société ou pour lui-même.

D'ailleurs les dispositions législatives que nous proposons pourraient ne concerner que les associations nouvelles. Quant aux anciennes, qui ont toutes été fondées par la force du fait accompli, sous le régime arbitraire de la confiscation, elles pourraient, sans injustice aucune, demeurer sous le coup de cette loi qui, en quelque sorte, fait tacitement partie de leurs statuts, Elles pourraient donc toujours être

supprimées par un décret du souverain, le jour où ce souverain, prince ou majorité, trouverait leur existence nuisible. Le fait serait parfaitement irréprochable au point de vue de la justice: ainsi que nous l'avons vu, toute propriété de main-morte est en réalité une propriété commune, une propriété d'État, qui, par ce fait qu'elle n'appartient individuellement à personne, est possédée par tous à l'indivis.

Cependant au lieu de la confiscation et de la suppression pure et simple, il pourrait être arrêté que, du jour de la promulgation de la loi, tout membre actuel d'une corporation ou société est co-propriétaire légal du fond commun dont elle dispose pour sa part égale ou proportionnelle. Si, d'après les statuts de la société, il se trouvait avoir précédemment renoncé à ce droit, il n'en pourrait bénéficier qu'au profit de l'État, qui se saisirait de sa quote-part à sa mort, sauf disposition testamentaire exprimant explicitement qu'il entend persévérer dans sa renonciation et donation au profit de la société dont il fait partie. D'autre part, pour éviter les calculs cupides, tout nouveau membre entrant ne pourrait réclamer à son profit ou à celui de ses hoirs que sa quote-part sur l'accroissement des fonds de la société, depuis qu'il en a fait partie, quote-part réglée proportionnellement à son apport en biens ou en travail et réglée d'avance, en général, par les statuts, ou en particulier par son contrat d'association. Par suite de cette réclamation, l'État se saisirait de la part de ce nouveau membre dans le fonds social accumulé antérieurement à son agrégation.

De cette manière, aucune corporation ou association, de quelque nature qu'elle soit, ne pourrait demeurer puissante et riche que par la volonté persévérante de ses adhérents, toute diminution dans le nombre de ses membres emportant de soi une diminution correspondante dans sa fortune. Elle n'aurait de force qu'en raison exacte du nombre des volontés qui la soutiennent. Elle ne pourrait survivre à son objet devenu vain ou antipathique à la raison contemporaine : c'est ce qu'il faut.

Rien n'empêcherait même d'étendre encore ce principe et de statuer que tout membre d'une société, qui de son vivant veut s'en retirér, comme la loi l'y autorise en dépit même d'un vœu perpétuel antérieur, est en droit de réclamer à sa sortie, non-seulement son apport, mais encore sa part dans l'accroissement du fonds social, pendant la durée de son agrégation, à condition de supporter également sa part dans les pertes que la société pourrait avoir faites durant ce même laps de temps. L'acte de sa démission pourrait, comme le cas de mort, entraîner pour l'État le droit de revendiquer la quote-part du membre démissionnaire dans le fond social antérieurement accumulé, sans que nulle donation entre vifs ou renonciation antérieure puisse prévaloir contre ce droit.

Ainsi disparaîtraient bientôt, bien que peu à peu et sans violence,

ces fortunes colossales entassées aux mains des congrégations inutiles, qui, au moyen des superstitions et des fanatismes de l'ignorance, se sont rapidement relevées du coup violent, mais guérissable, dont les avait justement frappées la révolution. Cette fois, atteinte dans leur principe d'accroissement lui-même, elles végéteraient longtemps encore sans doute; elles ne menaceraient plus l'avenir de leurs envahissements progressifs.

La liberté d'association, avec le droit illimité de propriété à l'indivis, c'est-à-dire pour chaque associé le droit de co-propriété légale dans le fonds commun; la participation aux revenus et gains capitalisés de même qu'aux pertes subies pendant le temps de l'agrégation, soit également, soit proportionnellement à l'apport de chaque membre; le droit de tester pour cet apport ou de le revendiquer en cas de dé. mission, sauf donation et renonciation antérieure, dans lequel cas il fait partie du fonds commun; le droit de tester pour la quote-part de ce fonds au profit de ses hoirs ou d'une autre association, si la société est fondée postérieurement à la loi, ou au profit de l'État, si elle lui est antérieure tel devrait être le code de toute corporation, société ou collectivité quelconque.

Ce code devrait régir les congrégations religieuses pour l'éducation ou le soin des malades, de même que celles qui ont été fondées dans un but acétique, les corporations ouvrières et les sociétés politiques, les sociétés d'utilité publique, de secours mutuels ou de bienfaisance, les sociétés savantes, les sociétés d'émulation, les sociétés de lecture elles-mêmes, toute société, enfin, ayant un but moral, toujours susceptible de caducité, afin que jamais l'œuvre ne puisse vivre quand elle a cessé d'être un besoin senti. En effet, dès lors, au lieu d'être un instrument de bien-être et de progrès, elle devient, au contraire, une amarre qui attache la société humaine à son passé et fait obstacle à son mouvement. C'est comme une chose inerte et morte dont le poids ralentit la marche des choses vivantes.

La loi vraie, celle qui mérite ce nom, celle qui ne fait que traduire et écrire le droit réel, n'empêche rien et facilite tout. Elle a pour but d'assurer le libre jeu des forces naturelles et des volontés individuelles. Cette loi, nous l'avons dit, ne crée aucun être, elle les laisse agir et passer.

de ces

Mais que dire de ces fondations de bienfaisance, de hôpitaux, de ces prix d'encouragements aux arts, aux sciences, à la vertu, au mérite, fondés par des hommes généreux? Ce sont des biens de main-morte encore, mais qui, n'étant constitués au profit d'aucune association particulière, ne semblent pas pouvoir rentr

sous les mêmes règles. Au fond, les différences qui les distinguent des biens d'associés sont plus apparentes que réelles.

Qui profite de ces fondations? Qui jouit des revenus de ces capitaux? Tous, la nation, la société entière, puisque tous y ont droit et que tous sont appelés à profiter de ces bienfaits, de ces services et de ces récompenses. C'est donc un bien commun, un bien national, un bien d'État. Et, comme tous les biens communs, il doit être considéré comme possédé et régi à l'indivis; autrement, en effet, ce serait un bien de mainmorte, un bien impersonnel et par conséquent irrationnel. Mais un bien, possédé à l'indivis par tous les membres de la nation, est nécessairement régi comme la nation elle-même, par la loi inéluctable des majorités politiques. Il tombe aux mains des détenteurs de la force publique, élus légalement par le peuple ou seulement soufferts et subis par lui, ce qui équivaut à un vote tacite arraché, sinon à sa volonté librement exprimée, du moins à sa faiblesse, à son inintelligence ou à sa lâcheté. En réalité, un peuple ne souffre jamais que les maîtres qu'il veut, puisque s'il les souffre, c'est qu'il n'ose pas ne pas les vouloir. Du jour où sérieusement et résolument il ne les veut plus, il a toujours la force nécessaire pour les chasser.

Tout bien national est donc, avec la nation, comme elle et de son consentement, à la disposition du souverain qui en dispose. Peut-il en certain cas les aliéner? Peut-il en changer la nature et transformer leur objet? Sans nul doute, et souvent même il le doit sous sa responsabilité.

Nul homme, être passager et mortel par essence, ne peut prétendre à fonder une œuvre éternelle, mais seulement d'une durée plus ou moins longue, et le plus ou moins de gloire attachée à un nom peut se mesurer mathématiquement, non pas au nombre d'années qu'ont duré ses créations, ses actions, ses pensées, mais à la durée de l'estime que la postérité a continué d'y attacher.

Si les actes d'un homme peuvent lui survivre; sa puissance d'agir elle-même cesse comme sa volonté qui meurt avec lui. Nul ne peut vouloir outre-tombe: c'est en vertu de cet axiôme que le droit du testateur se borne à désigner librement ses héritiers. Il substitue ainsi à ses biens des propriétaires de son choix sans pouvoir borner le droit de propriété qu'il leur confère. Il ne peut leur imposer un emploi ou une destination quelconque du legs qu'il leur fait. Sur ce point, son autorité a la valeur morale d'une invitation, d'un conseil ou d'une prière, non d'une condition expresse.

Il en doit être de même de tout legs fait à une société ou corporation. Elle ne peut recevoir sous condition. Une fois propriétaire, elle peut changer le but de la fondation et l'emploi du legs. Le désir du fondateur ne l'oblige même moralement que dans une mesure dont elle est seule juge.

Il doit être sous-entendu que tout don fait à une personné ou à une société ne peut l'être qu'en vue du bien du donataire, et que par conséquent le donateur lui-même n'a pu avoir la volonté de perpétuer une institution fondée dans un but de bienfaisance au delà du temps où elle serait utile, et jusqu'au moment où elle deviendrait nuisible à celui ou ceux qu'il voulait obliger. Tout don testamentaire, enfin, ne peut être que le legs d'une certaine quantité de force d'action dont le mourant investit un ou plusieurs vivants, l'usage de cette force restant à la disposition de leur libre arbitre.

En cas pareil, une société doit ce que devrait une personne, puisqu'elle ne reçoit que parce qu'elle est une collectivité de personnes; et l'État, la nation, c'est-à-dire la plus grande des associations connues, ne doit que ce que devrait une corporation restreinte, une famille, une branche d'héritiers collatéraux, elle reste maîtresse de disposer du don qui lui est fait comme bon lui semble.

Si quelque fou millionnaire avait le caprice de léguer son héritage à un peuple sous la condition de faire combattre chaque année, sur sa tombe, cent coqs, cent taureaux et cent gladiateurs, qui, pour prix de leur sang, en toucheraient les revenus, se croirait-on moralement obligé de souscrire à une pareille insanité? Le souverain, comme représentant plus ou moins légal, mais toujours réel de la nation, serait juge de l'emploi qu'il faudrait faire de cette force d'action léguée au peuple sous forme de biens-fonds ou de capitaux.

C'est lui de même qui, dans le cas d'un legs rationnel, d'une fondation bienfaisante et réellement utile à l'origine, doit décider du moment où il devient urgent d'en modifier le but. En en mot, dans une société politique, ce sont les délégués de la majorité, agissant au nom de la communauté tout entière, qui administrent les biens qu'elle possède à l'indivis, et qui, dans son intérêt et sous sa surveillance, les changent de forme ou d'objet.

Rationellement pourtant, un bien national quelconque ne devrait pouvoir être aliéné sans le consentement du peuple tout entier, co-intéressé et co-propriétaire, et ce consentement devrait être exprimé par un vote unanime. Mais un tel vote serait impossible à obtenir; l'exiger ce serait faire tomber les majorités sous la loi des minorités. Il y aurait un moyen terme. Nul ne pourrait dénier à une ou plusieurs personnes possédant à l'indivis, le droit d'aliéner leur part de propriété ou d'en changer l'emploi. Dans un État justement et librement gouverné, il devrait donc suffire d'une pétition signée d'un certain nombre de citoyens pour provoquer un vote par oui ou non sur cette aliénation ou ce changement. La propriété nationale en litige serait aliénée ou transformée dans une proportion correspondante au nombre des votes affirmatifs, et laissée à sa destination ancienne, en proportion des votes négatifs.

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