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Cette loi serait de même applicable à toute association particulière. Pourquoi, par exemple, quelques membres, en minorité dans une corporation, ne pourraient-ils pas obtenir, au moyen de certaines formalités légales, une scission de la société, qui leur permit d'en reformer les statuts et le but d'une façon plus conforme aux convictions contemporaines? Nous le répétons : le seul défaut des associations anciennes, et ce qui oblige à les tuer périodiquement de mort violente, c'est que la loi ne leur a jamais fourni ou même laissé le moyen de mourir doucement et de changer. C'est qu'en les identifiant à une personne morale, c'est-à-dire à une unité organique, vivante et réelle, on leur a fait une nécessité de la mort, quand leur essence est de se diviser seulement. Il faut les régir comme des collectivités qu'elles sont : toutes les difficultés seront applanies.

Il y a au fond de cette question un problème de philosophie que deux mille cinq cents ans de disputes n'ont encore pu résoudre. C'est toujours la vieille querelle des réalistes et des nominaux qui s'agite sous le nom plus moderne de communisme et d'individualisme. Nous le confessons, nous sommes franchement nominalistes. Pour nous, l'individu est tout; l'espèce, la collectivité n'est rien que par lui. Cette conviction intime, profonde, que nous portons partout avec nous, comme un phare dans toutes les discussions, nous a permis, plus d'une fois, de de les éclairer d'un nouveau jour. Tant qu'il restera dans les croyances populaires quelques vestiges de l'ancien réalisme scholastique, de ce monachisme religieux qui, par un étrange amour de l'unité totale théorique, prétendait y absorber les unités particulières vivantes, agissantes, pensantes et parlantes, il y aura de l'absurdité dans nos institutions, dans nos lois, dans nos mœurs qui gardent toujours un reflet de nos pensées et de nos croyances, et qui, même à notre insu, en portent plus ou moins l'empreinte.

CLÉMENCE-AUGUSTE ROYER.

DE QUELQUES CONSÉQUENCES ÉCONOMIQUES

DE L'ÉMIGRATION EUROPÉENNE

Ces conséquences doivent être examinées séparément au point de vue du pays d'origine et du pays de destination. Elles diffèrent essentiellement, en effet, selon qu'il s'agit de l'un ou de l'autre.

Et d'abord, au point de vue du pays d'origine.

L'émigration est-elle, pour ce pays, est-elle un bien ou un mal? La somme des inconvénients y est-elle ou non supérieure à celle des avantages? La solution nous paraît devoir différer avec chaque pays. En Angleterre, la réponse n'est pas douteuse : l'émigration est un bien. En Allemagne, elle n'est pas moins affirmative : l'émigration est un mal. C'est qu'en effet ses résultats sont loin d'être les mêmes pour les deux peuples. L'Anglais émigre en majorité pour les colonies de son pays; il y apporte trois précieux éléments de colonisation : le capital, le travail et l'intelligence. Il y trouve, en outre, l'appui énergique et soutenu de son gouvernement et la sympathie des populations auxquelles il vient se mêler. A son arrivée, il n'a que le choix des moyens de s'occuper utilement. A-t-il des capitaux? la terre lui est vendue à bas prix et avec les plus grandes facilités de payement; au besoin, les banques du pays lui feront des avances. Professe-t-il un art mécanique? tous les ateliers s'ouvrent devant lui. Domestique, journalier, ouvrier agricole ou industriel, le travail lui est plutôt offert qu'il n'est obligé de le demander. Aussi, s'il est honnête, économe et industrieux, ne tarde-t-il pas à acquérir un bien-être dont il n'eût peut-être jamais joui en Angleterre; or, ce bien-être se manifeste sous la forme d'une consommation relativement considérable des produits de la mèrepatrie. D'un autre côté, il ne tarde pas à devenir producteur à son tour, producteur agricole surtout, et quoique libre d'envoyer ses farines ou ses laines, ses peaux, ses fourrures dans le monde entier (le privilége du trafic exclusif avec la métropole n'existant plus, depuis longtemps, pour les colonies anglaises), il les expédie de préférence sur Londres ou Liverpool, où il sait qu'elles trouveront un débit assuré et au prix le plus favorable pour le vendeur. De là l'accroissement énorme du commerce de l'Angleterre avec ses colonies et particulièrement avec celles du groupe australien (1).

(1) Les exportations anglaises pour l'Australie de 1,441,640 liv. en 1846, 2 SÉRIE. T. XXXIII. — 15 mars 1862.

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Dans de pareilles conditions, tout est bénéfice pour la mère-patrie. Les colons qui la quittent et qui eussent végété chez elle, vont lui créer au loin de nouveaux empires, de nouveaux et immenses débouchés, de nouvelles sources de fortune et de grandeur. Et, d'ailleurs, que lui importe, en présence de l'application toujours progressive des machines à la production industrielle et agricole et de l'inépuisable fécondité de sa population, la perte de plusieurs milliers de bras par an, quelque jeunes, quelque vigoureux qu'on les suppose! Que lui importe la sortie d'un capital plus ou moins considérable, en présence de l'immense et toujours croissante richesse mobilière qui s'accumule dans ses banques, surtout quand on songe que, par l'émigration, les capitaux ne font que se déplacer pour aller chercher un emploi plus fructueux, un revenu plus élevé dont elle profitera la première !

Il n'en est pas de même pour l'Allemagne. Bras et capitaux sont bien et définitivement perdus pour elle. Les uns et les autres vont se fondre, en effet, dans cette vaste communauté américaine, où, en peu de temps, s'opère entre l'élément indigène et étranger une assimilation telle, que toute trace de nationalité ne tarde pas à s'évanouir, que tout

se sont élevées à 14,513,700 liv. en 1853, c'est-à-dire ont décuplé. Ce dernier chiffre, il est vrai, ne s'est pas maintenu dans les années qui ont suivi. De 1854 à 1860, en effet, leur valeur a oscillé entre 6,278,966 liv. (minimum en 1855) et 11,931,352 liv. (maximum en 1854). Quant aux importations australiennes en Angleterre, les documents officiels n'en font connaître la valeur qu'à partir de 1854. De 4,303,848 liv. en 1854, elle a monté à 6,177,740 liv. en 1860. C'est en 1857 que les deux pays on échangé pour la plus forte somme de produits (17 millions 1/2 liv. ou 350 millions de francs). Le commerce de l'Angleterre avec l'ensemble de ses colonies, qui n'avait été, à l'exportation, que de 17,391,542 liv. en 1853, a dépassé 43 millions (43,672,257 liv. ou 1,091,706,425 fr.) en 1860. En ajoutant une somme au moins égale pour l'importation, on trouve que l'Angleterre entretient, avec son empire colonial, un mouvement d'affaires de 2 milliards par an, ou près du quart de la valeur totale de son commerce extérieur.

Il est remarquable que ses exportations pour le Canada restent à peu près stationnaires. Elles étaient de 3 mill. 1/2 st. en 1845; nous les retrouvons, après des oscillations de peu d'importance, à 3,737,574 liv. en 1860. Ce résultat s'explique sans doute, en grande partie, par la faiblesse relative de l'émigration anglaise pour ce pays (525,600, de 1845 à 1860); mais il pourrait bien aussi être l'indice d'un rapide développement de ses manufactures.

C'est surtout avec les États-Unis « cette perle magnifique et sans rivale tombée de son écrin colonial, » que l'Angleterre voit s'accroître sans relâche ses transactions commerciales, malgré la vive concurrence qu'y rencontrent ses produits. De 7,142,839, en 1846, le chiffre de ses exportations pour l'Union a grandi jusqu'à 22 1/2 millions en 1859. Il est vrai que, dans le même intervalle, 2 millions 1/2 de ses enfants sont allés s'y établir.

rapport intime avec la mère-patrie s'affaiblit bientôt, pour disparaître complétement un jour. Dispersés dans les divers États de l'Union, à peu près inconnus les uns des autres, les colons allemands ne peuvent réagir contre le milieu dissolvant qui les entoure, et, s'ils gardent au fond du cœur le culte de la patrie absente, ils ne peuvent rien pour elle. Sur ce point, tous les économistes allemands qui ont écrit sur la matière (Roscher, Gabler, Lehman, etc., etc.), sont unanimes. Seule, la Société protectrice de Francfort a cru découvrir, dans l'extension du commerce des villes libres et particulièrement de Hambourg avec les États-Unis, une preuve de l'influence de l'émigration allemande sur la consommation des produits de l'industrie nationale. Mais, d'une part, on sait que la marine des villes anséatiques ne transporte pas exclusi-vement des produits allemands; de l'autre, si le débouché de ces produits s'accroît dans l'Union, il est permis d'en attribuer la cause, bien moins au patriotisme des colons d'origine germanique, s'imposant des sacrifices dans l'intérêt exclusif de l'industrie allemande, que dans la concurrence heureuse que cette industrie fait à ses rivales d'Europe.

« On a dit, écrit M. Gæbler (Annuaire de M. O. Hübner pour 1853. Berlin, 1854), que nos émigrants deviennent, au lieu de destination, des consommateurs de nos produits, et qu'ainsi une portion du capital emporté rentre en Allemagne sous la forme de l'échange.

« Cette observation, qui peut être vraie dans un grand nombre de cas, ne s'applique pas à ceux de nos compatriotes qui vont s'installer aux Etats-Unis, et c'est de beaucoup le plus grand nombre. S'il en était autrement, l'importance de notre commerce avec ce pays s'élèverait avec le nombre de nos émigrants. Or, il ne paraît pas en être ainsi; les hommes les plus compétents affirment au contraire que la vente des produits allemands sur le marché américain va diminuant chaque année. Cela se comprend; l'Union est déjà un pays de manufactures. L'industrie s'étend avec une rapidité prodigieuse dans les Etats du Nord, et bientôt les produits américains, après avoir chassé les produits étrangers, viendront faire concurrence à l'Europe sur ses propres marchés. Ce progrès est dû, en partie, aux capitaux qu'apporte, chaque année, aux États-Unis l'émigration européenne, mais surtout l'émigration allemande. Il faut ajouter que les États de l'Union où nos nationaux se dirigent de préférence ont pue de produits à échanger contre les nôtres. Les farines et la viande, qui forment leur principale richesse, ne sauraient trouver de débouchés en Allemagne, pays de céréales et de bestiaux... Il en serait peut-être autrement, si le courant de notre émigration se portait sur des pays sans avenir industriel et ayant des produits facilement cchangeables avec les

nôtres. »

Roscher est encore plus énergique et plus concluant : « ... Nos

émigrants, qu'ils aillent aux États-Unis, en Russie, en Australie ou en Algérie, sont entièrement perdus pour la mère-patrie, eux et ce qu'ils emportent. Ils deviennent les consommateurs des produits des autres pays, assez souvent nos rivaux et quelquefois nos ennemis. Aux ÉtatsUnis, l'inexpérience de la plupart d'entre eux ne leur permet pas de lutter contre la pénétrante vivacité des Américains... La seule trace de nationalité qu'ils conservent est un défaut marqué de concorde et d'harmonie; en sorte qu'après une courte période, période de querelles, de troubles, de dissensions, ils sont entièrement dégermanisés. Grâce à leur esprit de spéculation, esprit ardent, dévorant, cent fois supérieur à celui de nos compatriotes, les Anglo-Américains ne tardent pas à s'emparer des bonnes terres. Ils jouent alors le rôle de seigneurs, de propriétaires féodaux, et nos pauvres Allemands, celui de journaliers. Qu'il est rare, même dans l'Ohio, de trouver un nom allemand dans la liste des fonctionnaires publics! Et combien d'Allemands, au contraire, sur la liste des pauvres de New-York! Aux États-Unis, on a inventé, pour caractériser cette triste infériorité de nos émigrants, le mot blessant jusqu'à la cruauté de peuple-engrais. »

On peut donc considérer comme certain que l'émigration est pour l'Allemagne une cause de pertes graves, douloureuses, sans compensation suffisante. Ces pertes se présentent sous la forme: 1° d'une diminution du capital national, diminution particulièrement sensible dans un pays où l'argent est rare et son loyer très-élevé; 2° d'un affaiblissement des forces productives, les émigrants étant en majorité des travailleurs jeunes, actifs et intelligents, appartenant à la classe qui fournit au pays ses principaux éléments de force et de richesse.

D'après l'estimation la plus accréditée, la somme emportée en numéraire par chaque émigrant allemand ne saurait être de moins de 200 thalers ou 750 francs. Pour éviter toute exagération, nous la réduisons à 500 francs. Si l'on évalue à 80,000 le nombre moyen annuel des départs, c'est une perte de 40 millions. A cette somme, il faut encore joindre la valeur des objets mobiliers dont il se fait suivre et que nous porterons au quart de son pécule en argent. C'est un capital total de 50 millions. Ce capital, il est vrai, n'est pas entièrement perdu pour le pays. Les frais de transport et de nourriture jusqu'au port d'embarquement et, si ce port est allemand, jusqu'au lieu de destination, le réduisent d'un tiers au moins, au profit des chemins de fer, des compagnies maritimes et des aubergistes. La perte est ainsi réduite à 33 millions environ. Quant au préjudice qui résulte, au point de vue de la production agricole et industrielle, de la perte annuelle de 80,000 bras, elle ne peut guère s'estimer en argent. Quelques économistes allemands ont pensé toutefois qu'elle ne pouvait être moindre de 2 thalers par jour ou 7 fr. 50 cent. En la réduisant à 5 fr. ou à

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