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Le côté purement commercial d'un vaste déplacement de population quittant l'Europe pour les régions transatlantiques, est également digne de l'attention de l'économiste. Il est certain qu'il entraîne un mouvement considérable de capitaux et détermine de larges profits. On s'en fera une idée en prenant pour exemple l'émigration de 4854, la plus nombreuse qu'on ait encore constatée. Nous évaluerons à 550,000 le nombre des personnes qui, cette année, ont quitté l'Europe. A 100 passagers en moyenne par navire, le transport de cette immense cargaison humaine a dû exiger une flotte de 5,500 bâtiments, jaugeant approximativement (à 500 tonnes par bâtiment) 2,750,000 tonneaux. Si nous portons le prix du transport par personne à 200 fr., ces 550,000 émigrants ont dû verser aux armateurs ou aux compagnies maritimes une somme de 110 millions. On peut estimer à 100 fr. au moins les acquisitions d'objets mobiliers que chacun a dû faire ; c'est une nouvelle somme mise en circulation de 55 millions. Il n'y a pas d'exagération à porter à 80 fr. les frais de transport et de nourriture depuis la commune du dernier domicle de l'émigrant jusqu'au lieu et au moment de son embarquement; nous avons ainsi une autre somme de 114 millions à joindre à celles qui précèdent. De là un total de 209 millions. De leur côté, les armateurs des 5,500 navires ont dû consacrer à leur affrètement et à l'achat des comestibles et autres objets destinés à l'approvisionnement, pendant un mois en moyenne, de 550,000 personnes, dont les deux tiers au moins d'adultes, une somme qui ne saurait être moindre de 5 fr. par tête et par jour, soit 82 1/2 millions. C'est donc un capital de 291 millions mis en circulation à l'occasion de cette colossale opération.

Mais c'est surtout sur la population du pays de départ et d'arrivée que l'émigration exerce l'influence la plus caractérisée comme nous l'indiquerons dans un second et prochain article.

A. LEGOYT.

LE DÉVELOPPEMENT HISTORIQUE

DE L'ÉCONOMIE POLITIQUE

ET DE SA LITTÉRATURE

PAR M. LE Dr JULIUS KAUTZ

Professeur d'économie politique et de droit au Polytechnum de Bude, etc. (1)

L'histoire de l'économie politique peut être comprise de deux manières. On peut y voir la série des faits et des institutions économiques et de leurs transformations successives, ou l'exposé des idées et des doctrines qui ont contribué à former peu à peu la science actuelle de l'économie politique. Jusqu'ici, les rares écrivains qui ont traité l'histoire de cette science ont presque toujours confondu ces deux genres de recherches qui, en effet, ont ensemble des rapports plus étroits qu'il ne paraît au premier abord. Que l'on considère les sciences physiques ou la philosophie, ou même la politique, on trouvera que nulle part la théorie ne se rattache si directement aux faits que dans le développement économique, que nulle part les doctrines n'ont été inspirées plus immédiatement par le désir de justifier une pratique sociale existante ou de la modifier. Un motif puissant obligeait d'ailleurs de joindre l'histoire des faits économiques à celle de la science; cette histoire était peu connue, et il faut dire qu'elle ne l'est que très-imparfaitement encore. Il n'est pas de branche de l'histoire générale qui ait été plus négligée, et ce n'est guère que depuis le commencement de ce siècle qu'elle a attiré l'attention des historiens; il n'en est pas où les documents soient plus rares et où il soit plus difficile de se procurer des renseignements exacts. Il est donc naturel que les auteurs qui voulaient présenter le tableau du progrès des idées économiques aient éprouvé le besoin de le compléter par l'exposé des faits. C'est ainsi qu'ont procédé MM. Blanqui, Villeneuve-Bargemont et d'autres, sans parler des historiens italiens qui, tels que M. Cibrario, ont compris, sous le titre d'histoire de l'économie politique, l'histoire de toutes les institutions sociales et politiques, même de celles qui n'ont qu'un rapport trèsindirect à l'économie proprement dite.

Ce tra

(1) Vienne, 1860. 1 vol. en deux parties. In-8° (en allemand). vail forme aussi la seconde partie d'un ouvrage dont la première a été publiée antérieurement et qui a pour titre : Théorie et histoire de l'économie politique.

M. Kautz est, à ma connaissance, le premier qui se soit proposé de n'écrire qu'une histoire des doctrines économiques, puisée avant tout dans les ouvrages des auteurs qui se sont spécialement occupés de cette science, et subsidiairement seulement dans la législation et dans les autres monuments. Il y a parfaitement réussi et prouvé pratiquement qu'il suffisait, pour faire comprendre la marche des idées, de l'éclairer par un aperçu général du développement social.

M. Kautz est Hongrois et enseigne l'économie politique à l'université de Pest; mais son livre est celui d'un disciple de la science allemande, non-seulement pour l'esprit et les idées qui y dominent, mais aussi pour les qualités propres aux travaux de l'Allemagne : les recherches consciencieuses, le désir d'être exact et complet, les indications littéraires et bibliographiques, indispensables d'ailleurs dans un ouvrage de ce genre. D'autre part, l'auteur a su éviter la lourdeur et la sécheresse qui trop souvent déparent les travaux germaniques et réunir dans un cadre étroit, mais bien rempli, un nombre considérable de renseignements. Comme il laissait en dehors les institutions économiques, bien que son ouvrage n'offrit pas plus d'étendue que ceux de ses devanciers, il pouvait accorder plus d'espace à l'exposé des systèmes et des doctrines, et nulle part je n'ai trouvé cet exposé plus complet, plus fidèle et plus impartial.

M. Kautz ne s'est pas borné d'ailleurs à faire connaître les idées des auteurs qui ont écrit sur l'économie politique; ainsi qu'il convient à l'historien, il les a jugées. L'exposition des doctrines de chacune des grandes écoles est suivie d'une appréciation générale de la valeur de ces doctrines et du rôle qu'elles ont joué. Dans ces appréciations, l'auteur se montre en général juge équitable et bienveillant; il tient compte des circonstances historiques dans lesquelles sont nés les différents systèmes, des erreurs qu'ils ont empruntées à l'esprit général de chaque époque et du bien relatif qu'ils ont produit dans leur temps. Quant aux doctrines propres de l'auteur, elles ne présentent pas une couleur bien tranchée et sont même peut-être un peu trop éclectiques, mais elles portent la vive empreinte de sentiments généreux et progressifs, d'aspirations vers la liberté et l'amélioration des conditions sociales. C'est aux idées et à la méthode de M. Roscher que M. Kautz paraît se rallier plus particulièrement.

Un examen plus détaillé, en faisant mieux connaître les qualités de l'ouvrage, fournira aussi l'occasion d'en signaler quelques défauts.

L'histoire entière de la science économique est comprise en quatre livres, dont le premier embrasse toute l'antiquité. M. Kautz est remonté plus haut dans le monde ancien que ses devanciers; il ne s'est pas borné à prendre son point de départ en Grèce, il a cherché à faire connaître les idées des anciens peuples de l'Orient sur l'économie politique.

Malheureusement si, ce qui n'est pas impossible, des ouvrages ont été écrits à ces époques reculées sur des matières approchant de l'économie sociale, ces ouvrages n'ont pas été conservés et nous sommes réduits, pour la connaissance des idées de ces peuples, à leurs institutions mêmes, ou à leurs monuments législatifs, ou aux notions éparses dans leurs livres sacrés, leurs poëtes, leurs historiens. C'est ainsi que l'auteur a tiré des Védas, du code de Manou et des autres sastras de l'Inde, du Zendovesta et des recueils attribués à Zoroastre, des livres sacrés de la Chine et des traités de Confucius et des moralistes chinois, enfin des livres de l'Ancien Testament, un certain nombre de maximes et de pensées sur la propriété, le travail, l'échange, la monnaie, l'agriculture, l'industrie, les finances, les impôts, etc., chez les Indous, les Chinois, les Perses, les Juifs, et qu'il a essayé de donner d'après ces fragments un aperçu de la théorie économique de ces peuples.

Cette étude est fort méritoire sans doute, et vis à vis de la nouveauté du sujet et de l'absence de tous travaux préparatoires, elle est d'une utilité incontestable. Ce n'est pas là cependant tout ce qu'on peut demander à une histoire de la théorie économique dans l'antiquité même asiatique, et je pense qu'avec les matériaux existants on pouvait aller plus loin. M. Kautz reconnaît qu'on a fait trop bon marché des opinions des anciens sur cette partie de la science, et qu'ils avaient des vues et des principes bien arrêtés sur beaucoup de sujets qui, confondus alors dans la morale et la politique, constituent plus spécialement aujourd'hui l'économie sociale. Il constate que si aujourd'hui on s'occupe davantage des lois de la production des richesses, c'était sur la distribution et la consommation des revenus que portait principalement l'attention des anciens. Disons plus: la science des anciens était supérieure sous ce rapport, non à la science moderne, mais aux doctrines de quelquesuns des disciples d'Adam Smith, qui ont renfermé toute l'économie politique dans les questions de production et d'échange, et qui en étudiant ces branches particulières de l'activité sociale, ont oublié la société elle-même et l'homme, qui est le but de cette activité. Les anciens avaient des idées arrêtées, non sur tel ou tel sujet spécial qui forme aujourd'hui une des catégories de l'économie politique, mais sur l'organisation économique de la société en général, sur la distribution du travail et de la propriété, sur les conditions premières de la vie matérielle des hommes. De là leur accord constant sur diverses grandes questions économiques, l'importance qu'ils attachent, par exemple, à l'égalité des fortunes, leurs doctrines sur le travail manuel, sur l'intérêt de l'argent, sur l'esclavage. C'est à la source et au principe de ces doctrines qu'il fallait remonter, plutôt que de se borner à recueillir des pensées éparses, des maximes morales qui souvent expriment tout le contraire des idées économiques reçues dans une société, en flétrissant

les abus nés de l'application de ces idées, sans toutefois leur substituer aucune théorie nouvelle. Les monuments qu'ont laissés les grands peuples asiatiques contiennent certainement des indications suffisantes pour ce travail. Ainsi, pour ne citer que deux exemples, l'auteur n'a pas tiré tout le parti possible des livres sacrés de l'Inde; il a confondu au contraire d'une manière fàcheuse des monuments d'âge tout différent et qui expriment des idées morales et sociales très-opposées. Si, laissant de côté les Védas qui nous montrent une organisation sociale fort peu développée encore, il s'en fùt tenu au code de Manou, il eût pu y étudier complétement l'esprit et les principes du système des castes et ses conséquences économiques. Les préceptes bouddhiques ne lui auraient apparu alors que comme des négations opposées à ce système au nom d'une morale ascétique, négation dépourvue d'ailleurs de toute portée économique. Pour la Chine, je regrette qu'il n'ait pas fait usage du Tcheou-li, qui reproduit avec tant de précision les maximes gouvernementales de l'Empire du milieu. Nous voyons là le régime patriarchal appliqué dans toute sa pureté et une armée parfaitement organisée de fonctionnaires diriger les multitudes et régler, d'après des principes nettement formulés, la répartition du peuple sur le sol, la production agricole et industrielle, les redevances publiques et les échanges. On retrouve dans cet almanach impérial de Chine, rédigé un millier d'années avant Jésus-Christ, l'origine d'idées qui ont été reproduites de notre temps comme nouvelles, et nulle part le système de l'autorité en économie sociale n'est développé d'une manière pluslogique et plus intégrale.

Chez les Grecs, M. Kautz trouve enfin des auteurs qui ont écrit sinon sur l'économie politique, du moins sur les objets de cette science mêlés à la politique, à l'économie domestique, aux considérations sur les finances, le commerce, l'agriculture, le droit. Ici commencent les analyses plus ou moins étendues, mais substantielles et toujours suffisammant complètes, qui font le principal mérite du livre de M. Kautz. C'est ainsi que, sans parler des maximes et des pensées qu'il a relevées dans les poëtes et les premiers philosophes grecs, il a parfaitement exposé les idées économiques de Socrate, de Thucydide, de Xénophon, mais surtout de Platon et d'Aristote. C'est de même qu'il a recueilli les passages sur l'économie politique épars dans les œuvres de Cicéron, de Senèque, des deux Pline, des scriptores de re rustica. Nous devons signaler surtout pour ce qui concerne l'histoire de l'économie sociale chez les Romains, une analyse faite avec soin et assez étendue des opinions émises sur des questions économiques dans les monuments du droit romain. Ici, il n'était guère possible de faire autrement que de prendre les passages des Institutes ou du Digeste, et de les ranger sous les catégories de la science moderne. Mais pour ce qui concerne les opinions des

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