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auteurs, je reprocherai encore ici à M. Kautz de s'être trop placé au point de vue des problèmes actuels de la science et non dans l'esprit qui animait les écrivains de l'antiquité.

Le second livre, qui comprend le moyen âge, est le plus court et cela s'explique fort bien, car c'est la période pour laquelle il manque presque absolument de travaux préparatoires, et on ne peut exiger d'un historien général de l'économie politique de rechercher les notions relatives à cette science qui peuvent se rencontrer dans les ouvrages volumineux que cette époque nous a laissés. La législation même est d'une faible ressource, car l'organisation sociale du moyen âge n'a pas été, comme celle des peuples antiques, l'expression d'un même ordre d'idées religieuses, morales et politiques, mais le produit de circonstances fatales et désordonnées. Le christianisme, dont l'auteur reconnaît l'influence capitale sur les progrès de la société moderne, était alors dans sa période dogmatique et enseignante, et les applications de la morale chrétienne à l'économie sociale étaient peu nombreuses et peu sensibles encore. L'auteur consacre trois paragraphes à l'histoire des idées économiques au moyen âge; dans le premier il recueille un certain nombre de passages des Pères de l'Église, d'un caractère moral plutôt qu'économique; dans le deuxième il expose la théorie de saint Thomas, d'après l'ouvrage de M. Feugueray; le troisième enfin traite des idées économiques renfermées dans la législation. Ce dernier chapitre est particulièrement court; quoique les institutions générales de cette période ne puissent être considérées comme l'expression d'une théorie d'économie sociale, beaucoup de lois et d'ordonnances du moyen åge portent pourtant l'empreinte bien évidente d'opinions et de préjugés économiques, et nous ignorons si c'est parce que ses devanciers se sont arrêtés davantage sur ce sujet, que M. Kautz ne s'est pas plus occupé des réglements des métiers, des statuts sur la lettre de change, des coutumes de mer, des ordonnances sur ies monnaies, etc.

Le troisième livre enfin nous fait entrer dans les temps modernes et retrace les travaux des écrivains qui ont fait de l'économie politique une science spéciale. C'est le système mercantile qui en occupe naturellement la plus grande partie. L'auteur, après avoir exposé ce système dans son ensemble et tel qu'il résulte plutôt de la pratique des gouvernements que des écrits des auteurs qui en ont développé telle ou telle conséquence, analyse successivement les ouvrages des écrivains italiens, français, anglais, allemands, espagnols, etc., qui en ont été les représentants depuis la seconde moitié du xvIe siècle jusque vers la fin du xvi. Il fait connaître ensuite les publicistes qui, pendant l'apogée même du système mercantile, l'ont combattu plus ou moins ou se sont écartés des idées dominantes, notamment en Angleterre et en France, et arrive ainsi aux physiocrates et aux économistes qui ont suivi, plus ou moins fidèle

ment, les traces de Quesnay. Il termine enfin ce livre par un chapitre consacré aux précurseurs immédiats d'Adam Smith, pour ouvrir avec le célèbre auteur des Recherches sur la nature des richesses, la série des travaux du XIXe siècle.

Je me permettrai ici deux observations. Bien que l'auteur ait cherché à rendre justice aux physiocrates et reconnu les services qu'ils ont rendus à l'économie politique, il n'a pas apprécié convenablement, selon moi, le rôle qui leur appartient dans la science. Et d'abord il attribue la naissance de cette école à des causes pour ainsi dire fortuites, à la décadence morale et matérielle où se trouvait alors la société française. Suivant M. Kautz, la France était, au moment ou Quesnay élaborait son système, dans une situation analogue à celle de l'empire romain peu avant l'invasion des barbares, et de même que les écrivains de la décadence romaine, les physiocrates rappelaient à la pratique de l'agriculture pour que la société retrempât ses forces dans les sources pures de la vie rurale. M. Kautz a emprunté ce point de vue à quelques littérateurs et historiens allemands, qui s'efforcent de présenter la société française du xvin siècle sous les couleurs les plus sombres pour déprécier la révolution française, et faire croire que cet immense mouvement progressif n'a été que le produit de la misère et de l'immoralité. Certes, nous ne voulons pas justifier le régime du XVIIIe siècle; mais ce régime était le même dans toute l'Europe, l'Angleterre seule exceptée, et avait partout pour conséquence l'oppression et la misère des gouvernés. Quant à l'immoralité, elle était avant tout le fait des classes supérieures, et sous ce rapport encore le reste de l'Europe n'avait rien à nous envier. Mais nulle part il ne s'est produit comme en France, dans l'ensemble des classes bourgeoises et populaires, une aspiration si générale et si énergique, non seulement vers les améliorations matérielles, mais aussi vers les biens moraux de la liberté et de l'égalité. Or, il est incontestable que les physiocrates figurent parmi les principaux promoteurs de ce courant d'idées, et de plus ils ont eu le mérite, quand la plupart des publicistes se bornaient à la critique, de songer à la réédification. Les physiocrates, tout en constituant l'économie politique à l'état de science spéciale, ont su comprendre en même temps les rapports intimes qui la lient aux autres sciences morales et politiques; ils ont su considérer la société dans son ensemble et, sans confondre les diverses branches de l'activité humaine, ils ont essayé de les faire concourir au même but. Que leur tentative fût prématurée et que leur édifice dût s'écrouler par suite de vices de construction, cela ne fait plus doute pour personne aujourd'hui. Mais par leurs vues d'ensemble, ils plaçaient la science à une hauteur qu'elle n'a pas atteinte depuis, et sous ce rapport, il est évident qu'ils étaient supérieurs à Adam Smith et à son école.

C'est donc à tort, et c'est là ma seconde observation, que M. Kautz

ouvre avec Adam Smith une ère nouvelle. Ce sont les physiocrates qui ont réellement inauguré l'ère nouvelle. Ce sont eux qui ont rompu avec le système mercantile et proclamé le grand principe de la liberté, c'està-dire le principe fondamental de tous les travaux de l'illustre Écossais. Je ne prétends d'aucune façon diminuer la gloire d'Adam Smith, et, sans en être un admirateur aussi enthousiaste que M. Kautz, je reconnais son génie et sa perspicacité, la profondeur de ses recherches, les découvertes dont il a enrichi l'économie politique, la lucidité avec laquelle il les a exposées et l'immense impulsion que son ouvrage a donnée à la science. J'admets même, à cause de cette dernière circonstance, qu'on puisse rattacher à son nom, quand on ne recherche pas l'exactitude rigoureuse, tout le mouvement scientifique moderne. Il ne saurait en être de même dans un livre d'histoire où les classifications doivent répondre à la réalité des faits. Or, sauf le principe de la stérilité des travaux industriels sur lequel Gournay déjà était en désaccord avec Quesnay, et qui, chez les derniers physiocrates, tend à se transformer et à disparaître, les écrivains de cette école étaient en possession de la plupart des vérités proclamées par Adam Smith et même de quelques-unes de ses erreurs, et Adam Smith, de son côté, avait conservé un grand nombre des conceptions de ses prédécesseurs. Aux mains des physiocrates, la science économique serait arrivée plus lentement, sans doute, mais infailliblement aux mêmes conséquences qu'à celles du professeur de Glasgow. Celui-ci n'ajdonc fait que développer, avec une rare puissance, il est vrai, des idées reçues; il a élargi des bases données plutôt que d'en fonder de nouvelles. S'il a imprimé une direction nouvelle à la science, cette direction a été modifiée, à son tour, par d'autres après lui. On ne saurait même nier l'influence que, sans son intermédiaire, les physiocrates ont exercée sur la science du XIX siècle. Ainsi un des problèmes fondamentaux de cette école, la question du produit net, qu'Adam Smith avait complétement négligée, est revenue avec toute son importance sous une autre forme, comme théorie de la rente foncière et des limites de la productivité du sol.

Nous n'entrerons pas dans un examen détaillé du quatrième livre, qui commence avec Adam Smith et comprend l'histoire de l'économie politique jusqu'à nos jours. Il me suffira de dire que ce livre remplit tout le deuxième volume, et qu'il offre l'exposé des travaux dont l'économie politique a été l'objet dans ce siècle jusqu'à la fin de 1859. A l'exception des ouvrages sortis des écoles socialistes, tous les livres, de quelque intérêt, qui ont été publiés pendant cette période dans les deux mondes sur des matières économiques, trouvent leur place dans le chapitre du pays auquel ils appartiennent. Les ouvrages dont l'importance l'exige, sont analysés, quelquefois assez longuement, les autres caractérisés en quelques mots, ou simplement mentionnés. Ce 2 SÉRIE. T. xxxIII. — 15 mars 1862.

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n'est pas qu'on ne remarque quelques lacunes, bien excusables d'ailleurs quand on se rend compte du nombre de volumes dont un résumé pareil suppose la lecture et de la difficulté que présente la réunion de tous ces matériaux. Ainsi, nous aurions voulu que l'auteur donnât plus de détails sur les discussions qu'a soulevées, en Angleterre, la question des banques, des valeurs fiduciaires et de la circulation en général. Son résumé de la discussion entre les partisans du Currency principle et du Banking principle est loin d'épuiser le sujet, et il n'a pas parlé, par exemple, de l'école de Birmingham. En contre, il me semble qu'il a accordé trop de place aux travaux allemands, qui, malgré leur mérite incontestable, n'ont pas néanmoins fait faire de progrès bien marquants à la science. Le livre se termine par des considérations générales sur le socialisme et une critique des doctrines de cette école. L'auteur dit, dans sa préface, que l'étendue qu'a prise son ouvrage l'a empêché de donner à cette partie de son ouvrage le développement nécessaire, ainsi que d'exposer les idées qui ont prévalu dans la législation moderne en matière d'économie politique. Nous regrettons qu'il n'ait pu faire connaître au moins les écrits socialistes qui ont exercé une influence positive sur la marche de l'économie politique, notamment en France et en Angleterre. Il en est résulté une lacune fâcheuse dans son livre, et quelques feuilles de plus n'auraient pas déparé deux volumes qui ne comptent, ensemble que 792 pages, tout en se vendant 20 francs. Une table alphabétique des auteurs eût également été d'une grande utilité.

En somme, l'ouvrage de M. Kautz est un excellent livre, car on y trouve ce qu'on doit chercher dans une histoire abrégée de l'économie politique, un résumé substantiel mais complet des opinions de toutes les écoles et de tous les écrivains de quelque importance, des analyses impartiales où l'auteur laisse parler l'écrivain plutôt qu'il ne parle luimême, enfin, toutes les indications littéraires et bibliographiques dési→ rables. Ajoutons que l'auteur possède une qualité qu'on ne rencontre pas toujours chez les écrivains allemands: un style limpide et coulant, qui, malgré la gravité du sujet, rend la lecture de son ouvrage attrayante et facile.

A. OTT.

NOTE SUR LE DÉNOMBREMENT DE LA FRANCE

en 1861

(LUE A L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET politiques)

L'Académie n'a peut-être pas oublié les observations que j'ai eu l'honneur de lui soumettre sur le dénombrement quinquennal de la population en 1856. Une nouvelle période de cinq ans s'est écoulée, et un nouveau recensement pour 1861 vient de paraitre dans le Moniteur du 13 janvier. Ce document annonce une amélioration dans le mouvement de la population nationale, mais il s'en faut encore de beaucoup que nous soyons rentrés dans l'état normal.

Déduction faite des territoires récemment annexés, la population se serait accrue, depuis 1856, de 673,802 àmes (1); M. le ministre de l'intérieur fait lui-même à ce chiffre une rectification: 100,000 hommes de l'armée d'Orient qui n'avaient pas été compris, dit-il, dans le dernier dénombrement, doivent être ajoutés au chiffre de 1856, et par conséquent déduits de l'augmentation obtenue depuis cinq ans ; l'accroissement de 1851 à 1856 devient alors de 356,000 au lieu de 256,000, et celui de 1856 à 1861 de 573,000 au lieu de 673,000. Je ne discute pas ces chiffres, je les accepte comme ayant un caractère officiel.

De 1841 à 1846, la population avait monté de 1,170,000; en montant aujourd'hui, dans le même laps de temps de 573,000, la progression atteint à peine la moitié de ce qu'elle était avant la perturbation qui a commencé en 1848. Ce contraste ressort avec encore plus de netteté du tableau des naissances et des décès qui fait connaître mieux que les dénombrements le mouvement de la population dans ses détails :

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Les chiffres de l'année 1860 n'étant encore qu'imparfaitement connus, le total de la dernière période quinquennale n'est pas tout à fait exact, mais la rectification ne pourra être qu'insignifiante.

En comparant entre elles les trois premières périodes, on voit les naissances descendre progressivement et les décès monter de l'une à l'autre. La diminution des naissances est de 400,000 tous les cinq ans,

(1) Le Moniteur dit 678,802, mais c'est une faute d'impression.

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