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JOURNAL

DES

ÉCONOMISTES

INTRODUCTION A LA VINGT-UNIÈME ANNÉE

Si, quand, il y a aujourd'hui vingt ans écoulés, quelques savants se réunissaient pour fonder ce recueil, on leur eût annoncé les transformations économiques que le monde allait voir s'accomplir durant cet espace de temps et qui toutes devaient être, soit discutées, soit préparées et provoquées par le nouvel organe de la science économique, certes ils eussent vu grandir encore leur courage et ils se seraient vivement applaudis de leur entreprise. Des révolutions ont depuis lors bouleversé notre sol. Une dynastie est tombée pour faire place à une autre famille régnante. La monarchie constitutionnelle, la république, l'empire se sont succédé dans un intervalle de moins de quatre années. Des épisodes guerriers ont joint leurs spectacles et leurs émotions à ces grands événements. Et cependant, si on nous demandait quels progrès durables et certains se sont accomplis, c'est vers l'économie politique que nous tournerions nos regards. Quelque heureux que soient les talents, quelque nombreux et distingués que soient les travaux que l'art a produits, depuis ces vingt années, on cherche en vain ses chefs-d'œuvre, ses monuments immortels. Les œuvres les plus considérables sont dues à l'industrie et à l'économie politique. A peine est-il possible deles nommer toutes; c'est l'Europe se couvrant de chemins de fer, c'est l'avénement du télégraphe électrique comme moyen usité de communication, c'est l'Angleterre sortant régénérée de la grande agitation économique de 1846, c'est l'abolition de l'esclavage colonial, c'est le servage qui disparaît en Russie, c'est le vieux régime des corporations faisant de plus en plus place au travail libre en Allemagne, c'est la naissance de nombreuses institutions de 15 janvier 1862.

2e SÉRIE. T. XXXIII.

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sévérance immense, de savoir infini, qui gagne à être vue et étudiée de près, trésor inépuisable de renseignements précieux non-seulement pour le négociant, mais pour l'homme d'État, mais pour le publiciste, mais pour quiconque veut savoir ce qu'il fait, et s'instruire même en simple curieux et en philosophe de faits auxquels nul d'entre nous ne reste étranger.

Le Journal des Economistes a sa place entre ces deux puissants auxiliaires. Il suit le mouvement des théories et des faits, à mesure qu'ils se déroulent et se renouvellent. Il ne se contente pas d'exposer, il combat. On l'a vu dans ces dernières années. Tantôt c'est au socialisme qu'il a fait la guerre, tantôt c'est le prohibitionalisme qu'il a pris corps à corps. Recueil d'abord presque exclusivement théorique et spécial, on a pu remarquer qu'il s'est successivement étendu, agrandi, qu'il a fait la place plus grande aux autres sciences morales, aux applications industrielles des sciences physiques, comme à l'appréciation attentive et à la discussion approfondie des faits et des écrits contemporains. Les questions de finances y sont traitées avec un détail qu'elles n'ont nulle part ailleurs, et avec une indépendance entière. La statistique y a pris aussi une place qu'elle n'avait pas autrefois. En un mot, à une constante unité dans les vues, est venue se joindre une variété croissante d'applications. C'est dans cette voie approuvée de ses lecteurs, que le Journal des Economistes continuera à se développer, assuré qu'il est maintenant d'un succès qui ne peut qu'aller en augmentant avec les nouveaux besoins d'instruction économique et l'intervention de plus en plus grande des peuples dans leurs propres affaires. Les nations étrangères ne se sont pas montrées les moins empressées à nous apporter leur concours et même à marcher dans le sens des doctrines que nous propageons. La France, qui a fait tant de pas dans la même carrière de progrès pratiques, ne peut que raviver son ardeur pour l'étude théorique des questions qui a toujours été son principal honneur. Pour hâter ce mouvement décisif, nous comptons sur la création d'un enseignement de l'économie politique plus développé. Les vœux émis par quelques grandes cités qui se sont procuré cet enseignement à leurs frais et qui ont appelé pour professer l'économie politique des hommes distingués et dévoués en même temps à la science et au Journal des Economistes attestent combien cet enseignement est dans les nécessités de notre époque. Nous emploierons tout ce que nous avons de force et de voix à faire que le pays le comprenne, et que de nouvelles chaires publiques viennent répandre ces saines notions de l'économie politique dont une voix puissante proclamait naguère l'indispensable utilité dans les temps de disette, de crise et de révolution !

HENRI BAUDRILLART.

CONDITION MORALE, INTELLECTUELLE ET MATÉRIELLE

DES

OUVRIERS QUI VIVENT DE L'INDUSTRIE DU COTON

(RAPPORT FAIT A L'ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES)

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Pour concentrer mon sujet, je réunis ici dans un même groupe toutes les provinces qui, au nord de Paris, filent, tissent et impriment le coton; si les genres sont variés, le mode d'exécution est à peu près le même; les mœurs, les habitudes ne diffèrent pas sensiblement; le partage du travail entre les campagnes et les villes se fait dans des conditions identiques; les analogies se retrouvent dans la race, dans la tradition, dans l'aspect des lieux, dans tout ce qui dénonce une communauté d'origine.

Ces vastes plaines qui s'appuient d'un côté à la Manche, de l'autre aux Ardennes et qui comprennent l'ancienne Flandre, le Hainaut, la Picardie et l'Artois, ont été, de temps presque immémorial, le siége d'une activité où l'industrie se combinait avec l'agriculture. La matière du travail a pu changer sans que le travail se soit interrompu; ces populations laborieuses savaient se conformer aux goûts et aux besoins de leur époque. Aucune découverte ne les trouva en défaut; elles tissèrent la laine et le lin avant que le coton fût venu prendre place sur leurs métiers. Heureuses si ces révolutions de l'industrie eussent été leur seule épreuve ! La guerre les vouait à de bien autres calamités. Ces provinces ouvertes changeaient de maîtres à chaque siècle; les ducs de Bourgogne, l'Autriche, l'Espagne se les passaient de main en main; l'Angleterre y

(1) Voir les livraisons de janvier, février, avril, octobre et novembre 1861.

opérait des descentes et y Evrait ses grandes batalles; la devastation s'y promenait sous toutes les formes et sons tous les gendaris. Quand on songe à ces désordres et à ces vidiences, aux exactions qui accomjaguaient les changements de regimes, il y a lien de s'esonner qu'un traval réguler alt survécu à tant de causes de desorganisation, et que la patience des hommes ait été plus forte que les vicissitudes Ĉu sort.

Ce serait une curieuse recherche à faire que celle des modis qui ont présidé à la distribution des industries et les ont dévolues par preference à telle ou telle localité, à telle ou telle race. Ce qui frappe d'abord, c'est de voir les plus considérables s'etablir sur des points donnés, avec une variété de circonstances qui ne permet pas de ramener à une loi uniforme le fait de leur établissement. En Angleterre, les contés du nord et les districts tempérés de l'Ecosse ont la melleure part dans ce mouvement; en France, c'est au nord également, àl'est et à l'ouest qu'il se développe avec le plus de suite. Dans certaines provinces il est nul pour ainsi dire; les grands pays à blé comme la Beauce et la Brie, les pays à vignobles comme la Gironde, la Provence et la Bourgogne, ont peu d'industries accessoires. Une sorte d'arbitraire règne dans ces répartitions. On ne peut pas dire qu'elles dépendent d'une manière absolue ni de la position ni du degré d'altitude. Il y a des fabrications comme la soie que l'on rencontre dans la plaine comme dans la montagne; le coton même, qui est plutôt l'hôte des latitudes froides, se retrouve dans les bocages de la Vendée. En poussant l'examen plus loin, on découvre de singuliers contrastes. Telle industrie s'arrête devant un ruisseau, telle autre cesse brusquement sans limites apparentes. Il est des chaines dont elles n'occupent qu'un des versants, d'autres où elles ne se montrent que dans des vallées intérieures. Pour celles qu'animent des chutes d'eau, l'assiette est naturellement déterminée; mais combien d'autres, et c'est le cas pour le tissage à bras, se groupent au hasard et sans règle bien évidente! A étudier les choses en détail, peut-être trouverait-on le mot de ces situations disparates, tantôt dans des convenances de voisinage, tantôt dans des pratiques héréditaires, quelquefois dans la volonté d'un homme qui mène à bien une spéculation. Aucun sujet ne comporte plus de nuances; les saisir serait impossible, et d'ailleurs cela importerait peu. Il suffit de s'assurer si, au-dessus de ces accidents secondaires, il n'existe pas quelques causes générales qui les éclairent et les dominent, et sur lesquelles l'attention puisse être dirigée avec quelque certitude et quelque fruit.

Parmi ces conditions déterminantes, il n'en est point de plus active

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