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mesure sur les premiers mois de son exécution, que le flot qui s'était précipité au moment où on avait ouvert la porte ne tarderait pas à se ralentir et à se régulariser, et qu'en somme l'importation annuelle serait fort peu de chose. Quant aux souffrances de certaines industries, on les a niées ou attribuées à d'autres causes. Est-ce là un langage économique? La question n'est-elle pas prise au rebours des vrais principes?

Suivant M. Dupuit, il aurait fallu dire aux protectionistes de mauvaise humeur : Vous vous trompez dans vos calculs. La marchandise qui entre en France, c'est le profit: la marchandise qui sort, c'est la perte. En conséquence, vous ne sauriez faire un plus bel éloge du traité de commerce qu'en disant que son résultat a été de faire entrer beaucoup de marchandises étrangères et sortir peu de marchandises françaises. Malheureusement la science apprend que cela ne peut durer et que l'importation et l'exportation se compensent toujours. Ainsi il est certain que nous donnerons aux étrangers l'équivalent de ce que nous cn avons reçu. Mais cet échange doit entraîner l'amoindrissement, la destruction même de quelques industries et le développement et même la création d'autres industries. Or cette transformation, avantageuse à certaines catégories de capitalistes et d'ouvriers, ne peut s'accomplir sans causer des pertes et des souffrances à d'autres catégories de capitalistes et d'ouvriers, et on peut même dire que plus ces souffrances seront douloureuses, plus l'avantage définitif sera considérable. Il est évident, par exemple, que le fer étranger ne pourrait éteindre tous nos hauts-fourneaux qu'à la condition de se vendre à vil prix. Or le fer à vil prix aurait une influence énorme sur la prospérité publique. Aux yeux de M. Dupuit, les arguments de la presse n'ont guère été meilleurs : il faut en excepter cependant un excellent article du dernier N° de la Revue des Deux-Mondes, où M. Forcade a tenu un langage net, précis et conforme aux principes de la science (1).

Quelques MEMBRES font remarquer que, dans la réalité, les choses ne se passent pas tout à fait comme M. Dupuit les présente, et qu'on a grandement raison de ne pas argumenter sur les pertes des capitalistes et les

(1) M. Dupuit fait allusion au passage suivant: « Apparemment, si l'on a fait ce traité, c'est pour qu'il entre en France des marchandises anglaises, et qu'il en entre le plus possible, car il n'en entrera jamais plus que la consommation française n'en pourra supporter, plus que la France, en définitive, n'en pourra payer directement ou indirectement avec les produits de son industrie et de son agriculture. Il ne faut donc pas se justifier des résultats de l'importation anglaise comme d'un malheur, dont on voudrait repousser la responsabilité; il faut au contraire s'en applaudir comme d'un fait que l'on s'était proposé spécialement de réaliser dans l'intérêt des consommateurs. (Note du rédacteur.)

souffrances des ouvriers que l'on ne peut pas actuellement attribuer à un libre-échange qui n'existe pas, (puisque les prohibitions ont été remplacées par des droits élevés), et qui seraient fort atténuées dans le cas d'une réforme radicale et immédiate, cas purement théorique. On fait aussi observer à l'honorable préopinant que les raisonnements dans les corps politiques ne peuvent avoir la même rigueur de langage et de principe que dans une société scientifique.

Un MEMBRE émet des doutes sur l'opportunité de cette appréciation respective des débats parlementaires.

M. LAME FLEURY, ingénieur des mines, ne partage pas cette opinion. Il lui paraît, au contraire, que la mission, essentiellement militante, des économistes leur fait un devoir de s'enorgueillir du succès des doctrines à la propagation desquelles ils se sont voués, et leur donne le droit de signaler les erreurs commises dans l'appréciation générale de ces doctrines. D'ailleurs, le compte-rendu des réunions de la Société d'économie politique est mensuellement publié et, le passé permettant de supposer qu'il est lu (1), quelques membres peuvent croire qu'une observation juste, faite hic et nunc, portera des fruits dans le présent et dans l'avenir.

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En ce qui concerne la séance du Sénat, M. Lamé Fleury pense qu'il est regrettable d'entendre dire à un jurisconsulte particulièrement éminent, non que l'économie politique est une fort belle chose comme étude, mais que la loi du rapport de l'offre à la demande n'est pas exacte pour la monnaie, ou de lui entendre faire (cette fois avec approbation de la haute Assemblée) un rapprochement entre la taxe du pain et l'interdiction de l'usure!

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Relativement au traité de commerce, M. Lamé Fleury fait observer combien il est prématuré de chercher à en apprécier les conséquences, sur lesquelles vient influer, sans qu'on puisse dire dans quelle proportion pour chacune des perturbations, la série des crises diverses qui a marqué la période récemment écoulée. En outre, cette appréciation en elle-même n'est quelquefois pas facile à faire immédiatement avec exactitude. Par exemple, s'il est vrai que la quantité des produits de l'industrie du fer a augmenté, il ne faut pas se håter d'en conclure que cette industrie est très-prospère, car les prix ont sensiblement baissé (2).

(1) Se reporter notamment à la séance du Corps législatif du 14 juillet

1860.

(2) A l'appui de son assertion, qui n'avait pu naturellement être que pure et simple, M. Lamé Fleury nous a envoyé, le lendemain de la réunion, le tableau suivant, extrait de l'Exposé de la situation de l'empire présenté au

Ainsi le producteur, voulant donner une forme réellement pratique à ses doléances intéressées, devrait loyalement dire: Avant je gagnais annuellement 1,000,000 fr., après je ne gagne plus que 800,000 fr., et encore je me donne beaucoup plus de peine! Et le consommateur lui répondrait infailliblement: Tant mieux.- Si donc, au Corps législatif, le traité de commerce franco-anglais a été aussi logiquement (au point de vue protectioniste) que vigoureusement attaqué, la défense ne mérite pas précisément les mêmes éloges. M. Gladstone est seul dans le vrai, pour tous les économistes sans distinction, quand il assigne comme but au traité de commerce l'obtention d'un état de choses tel que la nature l'a voulu.

Sénat et au Corps législatif en janvier dernier. Ce tableau complète, d'ailleurs, autant que possible, celui inséré par cet ingénieur dans la première livraison de l'année courante (p. 98 et 99), à laquelle le lecteur pourra se reporter. (Note du rédacteur.)

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La réunion s'occupe d'une des questions les plus anciennes sur son ordre du jour, relative à l'impôt de mutation, proposée par M. Dupuit. Nous publierons cette discussion dans un autre numéro.

Suite de la réunion du 5 mars 1862.

Caractère (économique ou socialiste?) de l'émancipation des Serfs.

La question était ainsi formulée au programme par M. Jules Duval, qui est invité à prendre la parole le premier :

« L'empereur de Russie, en émancipant de sa propre autorité les serfs de l'empire, ne fait-il pas du socialisme? Comment une intervention aussi directe du gouvernement dans la constitution et le régime de la propriété territoriale se concilie-t-elle avec la doctrine économique de la liberté? »

M. JULES DUVAL, rédacteur en chef de l'Economiste français, dit qu'en recherchant les limites précises qui séparent l'Économie politique du Socialisme, il se trouve embarrassé devant certains faits, tels que l'émancipation des serfs russes, suivi du règlement des intérêts respectifs des affranchis et de leurs anciens maîtres. Entre les sens multiples que l'usage a donné au mot de socialisme, les économistes ont fait prévaloir celui qui exprime l'intervention directe de l'État dans le règlement des intérêts privés. Cette doctrine, imputée plus ou moins exactement à diverses écoles, a été frappée d'une réprobation unanime et sévère dans l'école économique. Les particuliers, a-t-elle toujours proclamé, ont seuls le droit de régler entre eux leurs affaires de propriété, de travail, de salaire.

A ce point de vue, M. Jules Duval demande si la méthode d'émancipation employée par le gouvernement russe est bien véritablement une méthode que la science économique sanctionne.

Premièrement, l'empereur seul décrète l'émancipation. S'il prend l'avis de la noblesse, il n'en tient pas compte. Quant aux serfs, ils n'ont pas d'organes de leurs vœux, non plus qu'aucune autre classe de la population. Le czar tranche donc, de son autorité personnelle, le principe de la liberté pour tout ce qui concerne la personne des 40 millions de serfs de l'empire russe, et par cet acte d'omnipotence, il intervient très-directement dans les affaires et les fortunes privées; car en affranchissant les serfs, il appauvrit et ruine plus ou moins les maitres.

Jusque-là pourtant, on pourrait dire qu'il fait acte de législateur et de souverain; mais ce qui entre plus au vif dans le domaine purement

économique, c'est le règlement, développé dans des douzaines de statuts et des milliers d'articles, de la pratique du nouveau régime. Habitations, jardins, terres de labour, prestations de journées, prélèvements territoriaux de la commune, tout cela est tellement fixé d'avance, par voie officielle, qu'on peut dire qu'une discipline a succédé à une autre discipline. Est-ce là un procédé scientifique? N'est-ce pas plutôt un emprunt au socialisme? Lorsqu'en France et en Angleterre l'émancipation des esclaves a été prononcée, la loi s'est bornée à proclamer la liberté et à la régler par des lois de police; anciens maîtres et anciens esclaves ont été mis en présence les uns des autres, libres de régler à leur gré leurs intérêts respectifs. Si l'on eût procédé à la façon de l'empereur de Russie, surtout en 1848, l'économie politique n'eût pas manqué de crier au socialisme. Parce qu'il s'agit de l'Orient, la science doit-elle avoir un autre poids et une autre mesure? C'est la question que M. Jules Duval soumet à ses collègues, en les priant de remarquer qu'elle n'implique pas le moindre doute sur son entière adhésion à l'émancipation des serfs comme à celle des esclaves. Il ne soulève qu'un débat scientifique.

M. le prince PIERRE DOLGOROUKOw prend la parole après M. Jules Duval. Il ne sait si l'empire de Russie a fait du socialisme; en tout cas, il n'en a pas fait à la manière des utopies qu'on a essayé de faire prévaloir en 1848, mais à la manière de la révolution de 1789. Partant de ce principe qu'un homme ne doit jamais appartenir à un autre homme, il a affranchi vingt millions de serfs appartenant à d'autres hommes, et vingt millions de serfs appartenant à l'État, c'est-à-dire les deux tiers de la population de l'empire. Cet acte ne saurait être trop loué, et M. Dolgoroukow dit qu'il est d'autant plus à son aise pour approuver la conduite de l'empereur Alexandre à cette occasion, que, le matin même, il vient de lire dans les journaux russes que, pour avoir refusé de retourner en Russie, il est condamné par l'Empereur à la privation des droits civiques, du titre de prince, et au bannissement perpétuel. (Rires et assentiment.)

M. Dolgoroukow ne donne pas la même approbation au procédé d'affranchissement, selon lui défectueux, maladroit et incomplet. Mais l'empereur de Russie a-t-il eu raison de profiter de son pouvoir absolu pour trancher Ja question de propriété et donner de la terre aux paysans? Cela ne fait aucun doute pour lui: l'empereur a eu raison. M. Dolgoroukow n'est pas un défenseur du pouvoir absolu, il abhorre le despotisme, et il est en ce moment proscrit de son pays, parce qu'il demande l'introduction, en Russie, du régime constitutionnel. Mais ce régime constitutionnel, ses amis et lui, ne le considérent comme possible en Russie que depuis l'abolition du servage. Si l'on avait commencé par réunir, en Russie, les

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