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états-généraux et par leur confier le soin de résoudre la question du servage, l'affranchissement aurait bien couru risque d'être remis à longue échéance; et dans tous les cas, il est à croire que les paysans n'auraient point reçu de dotation territoriale. Or, transformer en prolétaires quarante millions d'hommes, les deux tiers de la population de l'empire, c'eût été conduire la Russie aux abîmes. Ces quarante millions d'hommes gémissaient sous le joug du servage, mais au moins ils n'étaient point exposés à mourir de faim, et en leur donnant la liberté, il aurait été aussi injuste qu'impolitique de les exposer à cette terrible extrémité. despotisme est un régime odieux, mais la sagesse divine fait souvent éclore le bien du mal. Là où le despotisme existe, il est bon de s'en servir pour but à la fois utile et noble, comme l'a fait l'empereur Alexandre pour l'émancipation des serfs. Maintenant le despotisme a accompli en Russie son œuvre, et la force des choses amènera, d'ici à peu d'années, un régime libéral.

- Le

M. JOSEPH GARNIER estime qu'en décrétant l'émancipation des serfs, l'empereur Alexandre II a fait acte de législateur économiste, et que cette mesure se concilie parfaitement avec les principes de l'économie politique qui n'a cessé de la conseiller. L'économie politique pose en principe la propriété de la personne par la personne et la liberté du travail; or, qu'à fait l'empereur Alexandre?-Considérant que la propriété et la liberté de quarante millions de ses sujets a été violée jusqu'ici avec la permission des autocrates ses prédécesseurs; - considérant que la législation et le gouvernement ont pour suprême mission de garantir la propriété et la liberté;-considérant qu'il réunit en sa personne le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, il a décidé que ce monstrueux abus cesserait.-Considérant que les droits des seigneurs à la possession exclusive du sol est fort contestable, il a décidé qu'une portion de ce sol serait donnée aux paysans, qui auraient bien droit à quelques dommages et intérêts! En tout cela le czar réformateur est intervenu légitimement, au nom des principes économiques de la propriété personnelle, assurément la plus sacrée des propriétés et au nom de la liberté du travail.

Maintenant l'empereur a-t-il fait acte de socialisme? Oui, si l'on prend le mot dans le sens de Progrès, de Libéralisme, de Réforme sociale, comme on le fait quelquefois.- Non, si on le prend dans le sens d'organisation du travail opposée à la propriété et à la liberté, comme l'ont fait les écoles socialistes, aboutissant par leurs combinaisons au servage. et à la spoliation par le moyen d'un pouvoir ultra-réglementaire et interventioniste, despotique et communiste. En d'autres termes, l'expression socialisme est scientifiquement la dénomination commune des plans excentriques pour réorganiser la société en dehors du principe de liberté et de propriété, dénomination acceptée par les partisans de ces théories

Dès lors, il est facile de répondre à la question de M. Duval. L'empereur Alexandre n'a pas fait acte de législateur socialiste, mais de législateur économiste. Ce qu'il a fait, il ne pouvait pas le faire sous peine de continuer à être, encore plus, autocrate socialiste.

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Ce qui ne veut pas dire que le gouvernement russe, czar en tête, n'a pas fait du socialisme, à beaucoup d'égards, c'est-à-dire violé la propriété et la liberté, en imposant une réglementation irrationnelle aux travailleurs agricoles émancipés.

M. DE FONTENAY croit qu'il faut mettre hors de cause l'économie politique dans la question du mode d'émancipation des serfs russes. L'économie politique reconnaît partout, à côté du principe de liberté, le principe nécessaire de l'autorité. Seulement elle constate, avec l'histoire, que le rôle de l'État, immense chez les nations peu avancées, tend à diminuer d'importance à mesure que les peuples progressent. Elle approuve et justifie cette tendance. Raisonnant surtout au point de vue de la pratique actuelle, et pour les nations majeures, elle dit que lorsque les diverses classes d'un pays sont libres et en possession de droits politiques qui permettent la représentation et la défense de tous les intérêts, il est inutile et mauvais (au moins dans les choses de l'ordre écono mique) que l'Etat fasse aux lieu et place des citoyens ce que les citoyens peuvent faire d'eux-mêmes et sans lui. La prémisse essentielle de ce principe, c'est donc la liberté, l'autonomie, la représentation, le pouvoir des intéressés. La condition préalable nécessaire, c'est l'émancipation. Qu'elle arrive comme elle pourra, c'est une question de politique, de justice, d'humanité... En admettant que la liberté soit le moyen habituel et préféré de l'économie politique, encore faut-il que ce moyen existe pour qu'elle soit tenue de s'en servir. La classe esclave n'a pas d'existence politique ni économique; lui demander une action politique ou économique sur son émancipation, c'est un cercle vicieux dans lequel la science ne peut pas tomber.

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L'affranchissement immédiat de toute une caste esclave ne peut être qu'un fait violent: fait interne et révolutionnaire, si c'est cette caste elle-même qui affirme sa liberté : - fait extérieur et autoritaire, si cette liberté lui est octroyée ou reconnue par n'importe qui. Mais les inconvénients et les périls de la mesure sont plutôt du ressort de la politique.

L'économie politique, comme la loi civile, reconnaît des mineurs et des incapables, dont la tutelle incombe à l'État. C'est au pouvoir, représentant et tuteur naturel des classes mineures qu'on appelle serfs, qu'il appartient de soutenir leurs intérêts et de faire reconnaître leurs droits. En approuvant l'émancipation faite en Russie par le seul être moral qui pouvait le faire, l'économie politique ne tombe en aucune façon sous le

reproche singulier de contradiction que lui adresse M. J. Duval. L'économie politique dit que là où coexistent la liberté et l'autorité, l'autorité ne doit pas faire ce que peut faire la liberté; mais elle dit aussi que l'autorité doit faire ce que la liberté ne peut pas faire. Et quand l'autorité seule existe et que la liberte n'existe pas, il est plus clair que le jour que l'action ne peut appartenir qu'à l'autorité. L'émancipation ne pouvait donc venir, en Russie, que de l'autorité (elle aurait été faite par les seigneurs qu'elle n'en aurait pas moins émané, par rapport aux serfs, d'un principe autoritaire). Quand à ce qui concerne les conditions et clauses du rachat et de l'indemnité, l'émancipation une fois décrétée et irrévocable, ce sont là des arrangements secondaires sur lesquels il est bon que les intéressés, en y comprenant les serfs libérés, aient (sous la protection du gouvernement) voix consultative. Et c'est ce qui paraît se faire en Russie.

M. Auguste PICARD (d'Avignon), invité, ayant fait plusieurs voyages et d'assez longs séjours en Russie, rappelle que quand le servage fut institué en Russie, à la fin du xvIe siècle à une époque où la féodalité était en pleine décadence dans le reste de l'Europe), cette mesure fut prise par un simple oukase, ou décret autocratique du tzar Boris Godounoff. C'est pourquoi l'empereur Alexandre II, voulant supprimer cette odieuse institution, a cru pouvoir procéder de la même manière, c'est-à-dire par oukase impérial, ce qui, du reste, a été jusqu'ici la forme législative en Russie. Cependant, cet oukase a été précédé d'une mesure préparatoire, l'empereur ayant d'abord consulté la noblesse, en l'invitant à se réunir dans chaque gouvernement ou province de l'empire et à délibérer sur l'opportunité des détails réglementaires de l'émancipation, conçue dans le double but du plus grand avantage des serfs affranchis et du moindre dommage des seigneurs dépossédés.

Or, en 1572, l'usurpateur Boris Godounoff n'avait eu en vue que de se ménager l'adhésion et l'appui des nobles, seuls propriétaires du sol, et qui, chaque année (à la Saint-Georges), se voyaient menacés de la désertion de leurs travailleurs ruraux, libres jusqu'alors, ou du moins ne s'engageant que pour un an aux travaux des champs, et pouvant s'éloigner après ce temps, en cas de mécontentement ou par l'espoir d'un meilleur salaire dans une autre province. L'empereur actuel devait donc songer aux moyens d'éviter, au lendemain de la libération des paysans, le retour de cette cause d'inquiétude périodique.

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C'est afin de parer à ce grave inconvénient, que le monarque a d'abord proposé, et enfin décrété le 19 février 3 mars 1861, que chaque famille de paysans affranchis restera en possession de la maison rustique qu'elle occupe et de la cour et jardin y annexé, sous l'obligation,

envers le seigneur qui les lui abandonnera, de lui en payer le prix par annuités dans l'espace de 12 ou 14 ans.

L'orateur pense que c'était là le meilleur, peut-être l'unique moyen de fixer les serfs émancipés, respectivement dans la région et sur le domaine qu'ils cultivaient jusqu'à présent par corvée, et qu'ils auront à cultiver désormais moyennant salaire.

Donc, si l'empereur, en décrétant ces mesures, est intervenu dans l'exercice des droits des propriétaires, il faut reconnaître que c'est au moins autant dans l'intérêt de ceux-ci, que dans celui des paysans affranchis. Cette immixtion, loin d'attenter au droit de propriété, a pour but et aura pour effet de le consolider; car le serf se trouvant ainsi immédiatement transformé lui-même en propriétaire, si faible que soit la parcelle attribuée à chaque famille, éprouvera bientôt pour son coin de terre et sa chaumière cet amour naturel qui lui fera comprendre et respecter les droits du propriétaire d'un château et d'un grand domaine, dont lui ou les siens pourront un jour acquérir, par les fruits de leur travail, des portions plus ou moins étendues, sinon la totalité. Cet espoir, ou cette ambition, était impossible avant l'établissement du servage; car si jusque-là le paysan russe n'avait pas été esclave, toujours il avait été exclu du droit d'acquérir et de posséder la moindre portion de terre ! C'était le prolétariat constitué.

Ainsi, l'oukase d'affranchissement rendu par l'empereur Alexandre II prouve non seulement la noblesse de ses sentiments, mais aussi la parfaite intelligence, chez ce prince et chez ceux qui l'ont conseillé, des conditions les plus propres à faire réussir cette grande mesure, au plus grand profit de tous. Il ne pouvait faire un meilleur usage de son pouvoir autocratique, et il serait injuste de taxer de socialisme, ou d'attentat au droit de propriété, une réforme qui en affranchit le principe et l'étend à tous, en même temps qu'elle libère le travailleur jusque-là asservi.

M. RENOUARD, membre de l'Institut, est aussi d'avis que la question en discussion tient uniquement aux sens donnés au mot Socialisme. Assurément, ce mot pris pour désigner l'ensemble des problèmes de l'économie sociale serait parfaitement inoffensif; mais il y a grand danger à détourner les mots de l'acception convenue, car on fomente ainsi des erreurs à l'aide de malentendus. Le sens qui a prévalu, c'est que le socialisme est l'expression des doctrines qui nient les droits de l'individu; or, sous ce rapport, l'abolition du servage n'est pas un acte de Socialisme.

M. DU PUYNODE parle dans le sens de MM. J. Garnier, Renouard et de Fontenay.

L'économie politique repose tout entière sur ces deux principes: le droit de propriété et la liberté du travail. Le socialisme, quelque forme qu'il affecte, nie au contraire le droit de propriété et place le travail sous la réglementation du bon plaisir du pouvoir. Il n'y a pas là différence seulement, il y a opposition radicale. D'un côté c'est la liberté, de l'autre c'est l'arbitraire.

Le czar a seul décrété l'émancipation des serfs, parce que seul il décide toutes choses. C'est la question du despotisme et de l'indépendance; c'est une question politique. Seulement, en remplaçant le travail servile par le travail libre, le czar s'est soumis à l'enseignement de l'économie politique qui démontre que le travail libre est non-seulement conforme à la justice, mais donne toujours et partout des résultats trèssupérieurs au travail esclave. L'émancipation des serfs russes est un triomphe économique.

A l'occasion de la question sur laquelle roule l'entretien qui précède, il s'en est produit une autre, celle de savoir quelle est le meilleur mode pour les pouvoirs publics de procéder aux Réformes. Nous la donnerons dans un autre numéro.

BIBLIOGRAPHIE

L'OYAPOC ET L'AMAZONE : QUESTION BRÉSILIENNE ET FRANÇAISE, par JOACHIM GAETANO DA SILVA, membre honoraire de l'Institut historique et géographique du Brésil, membre de la Société géographique de Paris. Dentu. 2 vol. gr. in-8°.

L'espace compris entre l'Oyapoc et l'Amazone, et borné à l'ouest par le Rio Negro, est certainement la partie la plus précieuse de toute la Guyane. Plus grand que le royaume de Portugal, parfaitement situé le long d'une côte importante, riche en toutes sortes de productions précieuses, baigné par le plus grand cours d'eau qui existe, ce territoire, aujourd'hui encore presque désert, est destiné néanmoins sans aucun doute à jouer bientôt un rôle important dans les travaux de la statistique du Nouveau-Monde.

La France et le Portugal ont cherché, de tout temps, à s'assurer la possession de cette belle contrée, voisine de Cayenne et du Para. Le traité d'Utrecht eut la pensée évidente de fixer les limites et les prétentions des deux puissances à ce sujet; mais le texte même du traité a soulevé de nombreuses interprétations de part et d'autre, et la question n'est pas encore tranchée, bien qu'elle semble l'avoir été à cette époque. A cette dernière prétention, dans laquelle le Brésil a succédé au Portugal, il est résulté un grand nombre de négociations, de pourparlers, et même de traités. Naguère encore, ont eu lieu à ce sujet, à Paris, quinze longues conférences entre un Français

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