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heureusement c'est cet ordre qui manque le plus fréquemment. Le tribut qu'il paie à ses passions est au moins égal à celui que prélèvent ses besoins; rien n'est plus dispendieux que ses mauvaises habitudes, et en même temps rien n'est plus impérieux. On a vu des ouvriers de Lille refuser d'aller à Roubaix, même avec une augmentation de salaire, et le motif qu'ils donnaient de ce refus, c'est que Roubaix n'a point de théâtre, tandis qu'à Lille ils ont la faculté de choisir. C'est à dix-huit siècles d'intervalle le même cri qu'a longtemps poussé la populace de Rome: Des cirques et du pain!

Mais ces goûts de dissipation n'occupent que le second plan dans les entraînements de l'ouvrier; le premier appartient sans contredit à un vice plus grossier et plus répandu. Je veux parler de l'ivrognerie. Déjà nous l'avons rencontrée ailleurs; ici elle est dans son véritable domaine. Ces populations sont dociles, laborieuses, habiles au plus haut point; un seul défaut dépare ces qualités et en détruit les bons effets: c'est l'ivrognerie. On ne saurait croire jusqu'à quel degré elle est poussée. Ce goût pour les boissons fermentées, qui dans le Midi est presque nul, et tempéré dans la région moyenne, prend dans le Nord un caractère excessif. Quand il est une fois frappé, l'ouvrier ne s'en relève plus; il perd jusqu'à la conscience du mal qu'il se fait et de celui qu'il cause. Ce n'est d'abord qu'une fantaisie; on va où vont les autres, on cède à l'exemple; c'est ensuite une passion qui, de la frénésie conduit à l'apru-* tissement. Pour s'en former une idée, il faut avoir assisté à la sortie des ateliers un jour de paie. Les femmes sont à la porte, seules ou leurs enfants sur les bras, pour surveiller ceux d'entre ces hommes vis-à-vis desquels la défiance est justifiée. Il y va pour ces malheureuses d'un grave intérêt; il s'agit de savoir jusqu'à quel point le pain de la semaine sera ébréché dès le premier jour au profit du marchand de vins. En rejoignant leurs maris dès le seuil de la manufacture, quand ils ont encore leur raison, elles ont l'espoir ou de les détourner du cabaret ou de ne leur en laisser prendre le chemin qu'après une transaction préalable. Ce calcul réussit quelquefois; le plus souvent il est déçu. Les mieux partagées sont celles qui, après un débat, obtiennent que l'ivrogne se dessaisisse de la somme nécessaire aux stricts besoins du ménage. D'autres, moins heureuses dans leurs premiers efforts, finissent par devenir complices des excès contre lesquels elles ont essayé de lutter, et vont s'attabler avec leur maris ou leurs amants autour de brocs de vin ou de pots de bière, donnant ainsi le spectacle de l'ivresse sous sa forme la plus dégradante. D'autres enfin, et ce sont les plus nombreuses, ne

recueillent de ces tentatives que des violences et des brutalités. Elles reviennent pourtant à la charge, ne se laissent rebuter ni par les menaces ni par les sévices, suivant leurs maris jusqu'au cabaret, et quand ses portes se ferment devant elles, on les voit attendre au dehors que l'heure avancée ou l'excès de l'ivresse leur rende un homme presque toujours incapable de se conduire. Ni la pluie ni le froid ne parviennent à chasser ces victimes du devoir, et telle est la pitié qui s'attache à ces scènes, qu'elle a gagné jusqu'aux cabaretiers. Dans plusieurs cantines, fréquentées par des ouvriers, j'ai vu des auvents extérieurs qui sont pour les femmes comme des salles d'attente et où du moins elles sont à l'abri des intempéries. Elles passent là des soirées entières, séparées des buveurs par une simple cloison, le cœur saignant et les yeux pleins de larmes, pendant que ceux-ci dévorent en quelques heures d'orgie, par les cartes ou la boisson, les modiques ressources de la famille.

Voilà la grande, la profonde plaie des classes industrielles, et on conçoit qu'après en avoir sondé la profondeur, des hommes de bien aient cru devoir opposer aux excès du mal l'excès du remède. Ces sociétés de tempérance qui n'ont pas pu prendre racine parmi nous répondent à l'un des besoins les mieux sentis des civilisations populaires. L'abstinence absolue est sans doute un moyen outré; mais c'est la seule forme de combat qui ne prête point à l'équivoque. Avec elle du moins on sait ce qu'on fait et où l'on va. Il faut croire qu'elle n'est incompatible ni avec la vigueur du corps ni avec la rudesse des occupations, puisque des villes et des États tout entiers, comme le Maine, dans l'Amérique du Nord, en ont fait leur régime d'adoption, sans que les services en aient souffert et que la race soit déchue. Probablement, au lieu de déchoir, y a-t-elle gagné, car la liste est longue des désordres que cause dans l'économie des organes l'abus des boissons fermentées, et il suffit de citer les troubles digestifs, les cancers d'estomac, les obstructions du foie et tous les accidents du système nerveux, depuis le tremblement des membres jusqu'à la paralysie et l'hébêtement. Encore si ces boissons n'avaient que leur énergie naturelle, le mal serait moindre; mais on sait à quels mélanges se livrent ceux qui les débitent. Ce sont tantôt des substances corrosives comme certains acides, qui, même à petites doses, conservent leur activité, tantôt des substances excitantes comme le poivre et le piment, qui, amalgamés avec l'eaude-vie de grains, composent une liqueur que les ouvriers ont qualifiée suffisamment en la nommant la cruelle. Comment se dissimuler qu'au

contact de tels poisons, les viscères doivent subir des lésions profondes, les forces se perdre et les facultés s'altérer? L'effet en est d'autant plus prompt que les doses sont sans cesse accrues, et qu'une fois engagée la victime est conduite fatalement jusqu'au bout. Aux forces régulières succède alors une force d'emprunt à laquelle on ne peut renoncer sans être en partie désarmé et qui ne se renouvelle qu'aux dépens même de la vie; c'est comme un rouage qui n'anime les ressorts qu'à la condition de les user. Aussi, qu'il est facile de reconnaître parmi les ouvriers ceux que l'ivrognerie a marqués de son stygmate! Comme leur physionomie les dénonce, même quand leur tête est libre et qu'ils se possèdent le mieux! Ils sont flétris avant que les années les aient touchés. Et au moral, quelle ruine plus grande encore! Chaque jour ils assistent indifférents à la détresse et au désespoir des leurs, prélèvent sur les besoins communs de quoi satisfaire un vice qui les met au-dessous de la brute, et n'ont d'humain qu'une disposition prononcée à parcourir dans son entier la carrière du mal. De tous les vices, en effet, il n'en est point qui cotoie de plus près le crime que l'ivrognerie; quand elle n'en est pas l cause, elle en est presque toujours l'accompagnement.

Il est malheureusement plus facile de juger l'étendue de la plaie que de la guérir. Le droit qu'a l'homme de se gouverner lui-même est si absolu qu'il couvre même l'abus qu'il en fait. On ne saurait y toucher sans l'exposer à déchoir; aucune garantie ne suppléerait la responsabilité personnelle. Aussi n'a-t-on pu combattre le mal qu'au moyen de palliatifs; le moins vain a été dans quelques dispositions des règlements de fabrique. Comme l'intempérance et la dissipation s'aggravent par le chômage des lundis, des entrepreneurs ont fait divers efforts pour extirper ou atténuer cette ruineuse coutume. Dans quelques établissements l'ouvrier est congédié après deux absences volontaires le lundi. Ailleurs on a assigné ce jour-là pour la paie, et l'ouvrier qui manque à l'appel verra la huitaine s'écouler avant de toucher son salaire. Quelques fabricants ne règlent que par quinzaine; d'autres prennent un jour de la semaine assez éloigné du samedi pour causer une diversion dans les habitudes. Ajoutons que ces moyens d'amendement ont en grande partie échoué faute de concert. Il suffit qu'un établissement se montre plus tolérant que les autres, ferme les yeux sur quelques écarts pour qu'à l'instant les préférences des ouvriers lui soient acquises. Beaucoup de fabricants, c'est triste à dire, spéculent sur ce relâchement et frappent ainsi d'impuissance les bonnes intentions du petit nombre. Il se fait alors, par la force des choses, deux parts dans les règlements de fabrique,

2a SÉRIE. T. XXXIV. - 15 avril 1862.

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l'une de discipline intérieure, à laquelle l'entrepreneur tient strictement la main, parce qu'elle intéresse l'établissement; l'autre de discipline extérieure dont il fait bon marché, parce qu'elle n'intéresse que l'ouvrier. Dans le premier cas la peine est sérieuse et l'infraction punie; dans le second cas on y regarde de moins près et les pénalités sont à peu près illusoires. On cite même des fabricants qui se font des vices de l'ouvrier un moyen pour le mieux tenir sous leur dépendance et tirer de ses services un parti plus avantageux. Dans les meilleures combinaisons tout se borne à cette partie du règlement qui est purement décorative, qu'on montre pour l'effet en y ajoutant un peu de mise en scène, mais qui n'agit pas d'une manière bien sensible sur les mœurs et les habitudes des hommes en vue desquels elle a été imaginée.

Là où le patronage privé a échoué ou n'a réussi qu'à moitié, la puissance publique sera-t-elle plus heureuse? Volontiers on s'adresse à elle dans les cas désespérés et on en attend des miracles. Pour les voir s'opérer, il n'est point de sacrifices auxquels on ne souscrive, point d'empiétements auxquels on ne se résigne. Il semble qu'une bonne police suffit pour la réforme des mœurs et que le succès serait certain si cette police était suffisamment armée. De là des conseils et des plans dont le Gouvernement a le bon esprit de se défendre et qui lui imposeraient une lourde tâche pour aboutir à d'insignifiants résultats. Même chez les hommes éclairés le jugement bronche sur ces matières; il s'y mêle tant d'angoisses domestiques qu'on ne peut pas les envisager froidement. Essayons d'en fixer les termes, et voyons de quelle force l'État est investi pour réprimer ce désordre moral et jusqu'où il peut aller sans violer les principes qui protégent l'exercice des industries.

Atteindre l'intempérance directement est une entreprise pleine de difficultés. Comment fixer la limite où elle n'est plus seulement un abus que l'homme fait de lui-même, mais devient un sujet de scandale et quelquefois de dommage pour autrui? Problème délicat qu'on a pourtant essayé de résoudre. Des préfets, des maires ont, dans des arrêtés récents, assimilé l'ivresse à un trouble sur la voie publique, et l'homme ivre à un vagabond, en tirant de cette interprétation la perspective et la menace d'une pénalité. Peut-être y aurait-il quelque chose à dire sur la stricte validité de ces actes. Ils sont dictés par une intention saine, et faute de pouvoir sérieusement châtier, ils intimident; c'est là leur justification. Dans tous les cas ils ne servent qu'à mieux constater l'impuissance où l'on est d'atteindre directement les faits d'intempérance. Ces faits ne constituent pas, ne peuvent pas constituer un délit et ne

tirent ce caractère que des circonstances qui les aggravent. A-t-on plus de chance d'atteindre l'intempérance indirectement? Oui, jusqu'à un certain degré. On rencontre alors une responsabilité réelle, celle du cabaretier. Quelque prix qu'on attache à l'indépendance des professions, il est impossible de méconnaître qu'il y a ici un intérêt supérieur aux considérations purement économiques, et qu'une industrie qui, dans les rangs inférieurs, s'alimente, à n'en pouvoir douter, de la substance des familles est de celles que, tout en les laissant libres, on est fondé et conduit à surveiller. Cette surveillance découle d'ailleurs des conditions particulières dans lesquelles cette industrie s'exerce. C'est la seule, en effet, où un marchand de sang-froid tienne sous sa main des clients qui perdent graduellement le leur. Dès les premiers verres vidés la partie n'est plus égale, et plus elle se prolonge, plus les buveurs sont à la merci du débitant. Qui ne comprend ce qu'il y a d'abusif dans ce contraste des situations? Livrés par leurs penchants, ces malheureux le sont aussi par l'état de leur cerveau; ils n'ont ni la force ni la volonté de se défendre. Le cabaretier s'en fera, à sa guise, un jouet ou une proie, les excitera tantôt en se montrant bon compagnon avec eux, tantôt en se mêlant aux défis qu'ils échangent, jugera d'un coup d'œil ce que leur gousset peut contenir, et ne les jettera à la porte que dépouillés et la plupart du temps endettés. Endetté, c'est là pour l'ouvrier la pire des ruines. Un crédit est un gouffre où s'engloutit non-seulement ce qu'il a, mais ce qu'il aura; le cabaretier peut sans trop de risques le lui ouvrir; il a pour caution le plus impérieux des vices,

Voilà donc l'homme contre lequel il faut agir si l'on veut atteindre' l'intempérance. S'il ne la crée pas, il la réchauffe, l'entretient, la développe avec une cupidité ingénieuse et une habileté sans pitié. S'il sort de chez lui, le soir, quinze ou vingt créatures avinées, qui ont laissé sur ses tables leur raison et leur argent, une part de complicité lui en revient et il en a tout le bénéfice. Ce n'est donc pas se tromper d'adresse que de lui demander compte de ces tristes égarements. Or, quels moyens d'action a-t-on contre une industrie qui n'enrichit ses exploitants qu'en faisant des légions de misérables? Il y a deux manières de peser sur elle administrativement et fiscalement. Au premier de ces modes se rattachent la répression judiciaire pour les mélanges et les fraudes susceptibles d'altérer la nature de la marchandise; puis les servitudes de police qui accompagnent la gestion de ce genre d'établissements. Voilà déjà bien des menaces et des occasions de procès-verbal. Que le cabaret reste ouvert un quart d'heure trop tard, qu'il soit le siége d'une rixe ou

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