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menacée par la tourmente révolutionnaire, des philosophes, des légistes, des hommes d'État tels que MM. Cousin, Troplong, Thiers, etc., des économistes tels que Bastiat, Louis Leclerc et d'autres, entreprirent de la défendre, en montrant qu'elle avait son origine dans l'homme luimême, qui s'appartient et dont le travail n'est qu'une émanation qui ne cesse pas de lui appartenir quand il la sépare de lui, enfin que le sol ne constitue pas la propriété par lui-même, mais qu'il est seulement le réceptacle de la propriété engendrée par le travail. (Voir, pour la démonstration et les développements de cette thèse, les ouvrages des auteurs cités ci-dessus et de leurs continuateurs.) Ce sont cependant les bayonnettes, la mitraille et les déportations qui, en 1848, ont réduit au silence les adversaires de la propriété, bien plus que les arguments de ses défenseurs; cependant, depuis lors, ceux-ci ont gagné du terrain et si, ce qu'à Dieu ne plaise, les luttes fratricides de 1848 devaient recommencer, les ennemis de la propriété trouveraient des adversaires plus nombreux et surtout plus convaincus qu'à cette époque.

Cependant, parmi ces partisans si nombreux, si dévoués et si convaincus de la propriété, il en est beaucoup encore pour qui cette propriété est inséparable de l'idée de matérialité, comme si le travail, source unique de toute propriété, pouvait engendrer de la matière! Aussi a-t-on vu la propriété intellectuelle condamnée au Congrès tenu à Bruxelles en 1858, par une majorité qui se composait sans doute de partisans de l'appropriation du sol et du capital matériel, mais qui ne reconnaissaient au travail intellectuel d'autre droit que celui d'une récompense pour le service par lui rendu à la société; récompense consistant en la possession temporaire de la chose créée par ce travail.

Quoique le Congrès de la propriété littéraire soit de fraiche date, nous croyons que peu de vainqueurs d'alors soient encore fiers aujourd'hui de leur victoire si péniblement achetée, et que les plus éclairés d'entre eux, mettant de côté les suggestions de l'intérêt personnel et de l'amour-propre, voteraient autrement aujourd'hui, qu'ils ne l'ont fait, il y a quatre ans.

La même divergence d'opinions qui existe entre certains partisans de la propriété matérielle et ceux de la propriété intellectuelle, se manifeste aussi entre ces derniers et les défenseurs de la propriété des inventions, et avec aussi peu de raison, selon nous, puisque toute œuvre de l'intelligence, scientifique, artistique ou littéraire, consiste en une invention qui, de même que la découverte industrielle, a besoin d'être appropriée pour que son auteur puisse jouir pleinement des fruits de son travail.

Si la propriété des inventions, comme simple théorie, rencontre encore des adversaires assez nombreux, même parmi les économistes

les plus distingués de notre époque, elle en compte bien davantage encore, et des plus acharnés, parmi les industriels, qui l'envisagent au point de vue pratique. Il semble que cette vive répulsion, que ceux-ci éprouvent contre le droit à la propriété des inventions, soit chez eux le résultat de l'expérience qu'ils ont faite des inconvénients résultant de la mise en pratique de ce droit; mais, en y regardant bien, on s'aperçoit que son application n'a jamais existé dans sa plénitude, et qu'au contraire, les inconvénients considérés comme inhérents à ce plein et libre exercice sont précisément dûs, au moins pour la plus grande partie, aux entraves et aux restrictions sans nombre auxquelles il a été soumis partout et toujours, de même que beaucoup de commerçants et d'industriels, par suite d'une étude peu approfondie des faits, attribuent à la concurrence libre et illimitée tous les inconvénients dûs aux monopoles et aux restrictions qui l'enchaînent et la limitent et lui enlèvent, par conséquent, son action éminemment progressive et bienfaisante.

Nous devons l'avouer, la persistance et la presque unanimité que nous rencontrions chez les industriels belges et français à repousser la légitimité du principe de la propriété des inventions, nous avait d'abord impressionné plus vivement que les meilleurs arguments de ses adversaires théoriciens.

Un principe dont les conséquences sont déclarées si funestes par les hommes les plus compétents à les apprécier, nous semblait difficile à justifier, jusqu'à ce que nous eussions vu combien les lois par lesquelles on prétend protéger l'inventeur, lui suscitent d'entraves et d'obstacles et combien, d'un autre côté, l'inepte application faite de ces lois par des tribunaux d'une compétence morale douteuse, permettait souvent à l'inventeur de greffer sur son monopole naturel, fruit légitime du travail, selon nous, un monopole artificiel, résultant de l'appropriation indue et illégitime de quelque procédé ou de quelque organe de machine déjà connu avant lui. Il en était donc de la prévention des industriels contre les brevets d'invention, comme de celle du peuple anglais, avant 1846, contre les propriétaires du sol, qui, eux aussi, avaient greffé sur ce monopole naturel, bienfaisant et légitime, le monopole artificiel et spoliateur, résultant de cette législation de l'échelle mobile, si justement qualifiée de « loi de famine. » Dans l'un, comme dans l'autre cas, on attribue à la propriété la faute commise par la spoliation.

Il y a quelques années, les économistes étaient trop occupés à défendre la propriété en général contre le communisme et la spoliation légale, la concurrence contre les priviléges et les monopoles, pour étudier de près les distinctions assez subtiles établies entre la propriété matérielle et la propriété intellectuelle, entre la propriété littéraire et la propriété des inventions; il régnait donc entre eux beaucoup d'incertitude et de diversité d'opinions, et nous-même, nous nous souvenons avoir, dans

le même journal et dans les mêmes articles, défendu la propriété en général contre les attaques des socialistes, et attaqué la propriété des inventions défendue par Jobard avec des arguments auxquels il mélait force déclamations contre la concurrence, qu'il ne manquait jamais de qualifier « d'anarchique » ou de « subversive. » A la vérité, notre conscience et notre logique se trouvaient assez mal à l'aise dans cette discussion, l'une n'y apercevant pas une idée bien nette du juste, l'autre n'y reconnaissant que difficilement les traces du vrai; mais il fallait bien, pour atteindre le partisan des restrictions douanières, frapper le défenseur de la propriété des inventions, derrière lequel il s'embusquait.

Essayons maintenant d'esquisser à grands traits l'état de l'opinion générale à l'égard du principe de la propriété des inventions, peu d'années après la révolution de 1848, et la défaite politique du socialisme.

Comme on vient de le voir plus haut, les économistes n'avaient pas eu, jusque-là, le loisir de s'occuper de cette question, préoccupés qu'ils étaient d'intérêts sinon plus graves, du moins plus imminents. (Voir à cet égard, une lettre de Bastiat adressée à Jobard le 22 janvier 1848, et insérée dans l'Economiste Belge du 1er septembre 1860.) Le public partageait jusqu'à un certain point l'idée dominante, il était plutôt hostile que favorable à ce genre de propriété. Sa fraction la plus éclairée, ne comprenant rien à la question, témoignait pour elle de la plus complète indifférence; les industriels confondaient dans une même réprobation et l'usage sensé du principe, qu'ils ne pouvaient encore apprécier puisqu'il n'avait jamais été essayé, et l'abus que l'on en fait, en son nom, au moyen de l'absurde et inique loi sur les brevets d'invention qui, sans sauvegarder efficacement aucun intérêt réel, entrave le libre exercice du droit de propriété et facilite les fraudes et les spoliations. Enfin, les inventeurs eux-mêmes, les inventeurs de bonne foi, bien entendu, eussent préféré l'absence de toute loi à une législa→ tion qui les entravait plus qu'elle ne les protégeait.

En somme, si l'on avait recours à une espèce de suffrage universel pour décider la question de la propriété des inventions, la très-grande majorité voterait en faveur de la négation complète de ce droit, un petit nombre seulement opinerait en faveur de quelques réformes à opérer dans les lois existantes sur les brevets d'invention, sans s'accorder sur la nature et la portée de ces réformes; enfin, une imperceptible minorité seulement formulerait un vou en faveur de la reconnaissance entière de la propriété des inventions, avec toutes ses conséquences, ou, en d'autres termes, en faveur de l'assimilation complète de la propriété des inventions à la propriété en général. Tel est, croyons-nous, l'expression assez fidèle de l'état présent de l'opinion publique en matière de droit à la propriété des inventions, et telle demeurerait-elle

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toujours si personne ne cherchait à l'éclairer et par conséquent à la faire progresser.

Mais il est impossible que certains esprits judicieux et observateurs ne s'aperçoivent pas qu'il doit y avoir, à laisser collective la propriété des inventions, les mêmes inconvénients qui résultent de la possession collective du sol, inconvénients qui se résument en ce que les 999 millièmes au moins de ses forces productives seraient perdues pour tout le monde, sans avantage pour personne, autre que celui de n'être pas obligé à changer de moyens de vivre. Il est assez naturel de penser que malgré cela les peuples chasseurs et pasteurs crièrent à l'iniquité et à la spoliation sur les premiers et téméraires novateurs, qui osèrent proposer l'appropriation individuelle du sol, en prétendant que cette transformation ferait pousser des épis de blé, là où jusqu'alors il n'avait végété que ronces et chardons. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que l'on oppose les mêmes clameurs et la même force d'inertie à ceux qui veulent mettre en culture le vaste champ des forces productives naturelles que les inventions peuvent faire découvrir, au lieu de glaner péniblement, comme cela se fait aujourd'hui, les fruits maigres et rares, que cette invention fait éclore par hasard, ou ceux bien plus rares encore que des inventeurs riches, éclairés et généreux, font mûrir par pure philanthropie, pour les abandonner ensuite à tout le monde. Combien comptet-on de ces Lavoisier dans un siècle? et encore, combien de fois la reconnaissance de l'humanité, au lieu de leur élever des statues pour en encourager d'autres, se manifestera-t-elle en les faisant périr sur l'échafaud?

Bien des gens, il est vrai, prétendent que, sous le régime communautaire appliqué aux inventions, le progrès marche déjà bien assez vite, et ils citent à l'appui de leur opinion les nombreuses et brillantes découvertes réalisées pendant le dernier demi-siècle; mais peut-on dire que le progrès marche assez vite, tant qu'il reste au monde des esclaves, ou, ce qui ne vaut guère mieux, des gens manquant de pain, de vêtements et d'instruction?

Au début de ce travail, nous nous étions proposé de faire un exposé impartial de l'état des opinions sur la question du droit à la propriété des inventions, et voilà, qu'emporté par notre zèle de partie intéressée dans le débat, nous commençons un plaidoyer en faveur de notre cause en anticipant ainsi sur le jugement qui en sera porté par le public; nous en demandons pardon à nos lecteurs, et nous tâcherons de continuer la revue historique des opinions exprimées au sujet de la propriété des inventions, sans les juger nous-mêmes.

Feu Jobard, dont nous déplorons la perte toute récente, fut, à notre connaissance, le premier promoteur des idées favorables à la propriété des inventions; doué d'un génie observateur et subtil, il avait beau

coup inventé lui-même, avait pris de nombreux brevets et eut ainsi maille à partir avec des concurrents déloyaux, contre lesquels la législation en vigueur ne lui offrait qu'une protection illusoire. Il étudia alors cette législation avec soin, en découvrit et en signala les défauts qui, selon lui, ne consistaient pas dans l'application vicieuse faite d'un principe juste, mais dans la fausseté du principe lui-même, qui considérait le brevet plutôt comme une faveur accordée à l'inventeur que comme une juste rémunération du service rendu par celui-ci à la société. Il exprima cette idée dans une innombrable multitude d'articles de journaux, de pamphlets, de brochures qu'il répandit partout et dans les livres suivants :

Projet de loi sur les brevets d'invention (1832). De la propriété de la pensée (1837). Création de la propriété industrielle (1843). Nouvelle économie sociale ou monautopole industriel, artistique, commercial et littéraire, fondé sur la pérennité des brevets d'invention, dessins, modèles et marques de fabrique (1844). Les nouvelles inventions (1857).

Il sollicita, mais presque toujours en vain, des réponses de tous les jurisconsultes ou économistes, qui en raison de leurs études spéciales, pouvaient discuter avec lui en connaissance de cause. Nous croyons que l'on peut attribuer le peu de succès de ses tentatives pour obtenir une discussion publique de ses idées, et même la lecture de ses écrits, à ce qu'il mêlait d'acerbe à l'égard de ses contradicteurs, parmi lesquels il combattait principalement deux honorables jurisconsultes: M. Renouard en France et M. Tielemans en Belgique, et aussi à ses incessantes récriminations contre la concurrence, qui, comme nous l'avons dit plus haut, lui attirèrent dans l'origine notre propre opposition. Aujourd'hui que la postérité commence pour lui, il faut espérer qu'elle sera plus impartiale à son égard que ne l'ont été ses contemporains, et aussi que l'un des partisans de son opinion reprendra ses œuvres pour séparer les idées réellement soutenables au point de vue du juste et de l'utile, de la quantité de digressions, d'accusations et d'idées fausses ou exagérées dont il les entremêlait. Ainsi réduites, ses œuvres qui se distinguent par un grand mérite de style, pourront être plus sainement appréciées par le monde savant, et servir, par conséquent, à jeter beaucoup de lumière sur l'importante question qui nous occupe.

Le Journal des Économistes n'est pas resté étranger à la discussion soulevée par la propriété des inventions, il y a pris, au contraire, une large part. Pour la rappeler à nos lecteurs, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire une note du récent ouvrage de M. G. de Molinari, intitulé Questions d'économie politique et de droit public. Tome II section IV, De la propriété intellectuelle, page 339.

Cette discussion a été ouverte par une remarquable lettre de M. Frédéric Passy, adressée à M. Michel Chevalier, sur la question des

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