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nant néanmoins l'une l'autre, agissant perpétuellement l'une sur l'autre, et ne pouvant se manifester que l'une par l'autre, tout en luttant l'une contre l'autre; après, dis-je, tant d'efforts stériles, que reste-t-il vraiment debout du dogmatisme des substances? Rien. Déjà la théorie des forces de Leibnitz lui avait porté un coup décisif; le criticisme de Kant l'a achevé, et ce n'est certainement pas l'éclectisme qui le restaurera. En vérité, lorsque j'entends raisonner spiritualisme et matérialisme, et parler des luttes de l'esprit contre la matière, il me prend envie de rire et je me demande si les champions de cette vieille logomachie ne rient pas eux-mêmes intérieurement de la naïveté de leurs auditeurs. Doit-on croire que les gens qui perdent leur temps à de semblables discussions fassent exprès de fermer les yeux à l'évidence ou bien que ce soient des docteurs d'un autre âge, revenus tout à coup dans le nôtre, sans rien connaître de ce qui s'est dit et fait depuis deux ou trois cents ans?

Eh quoi il nous faut opter encore entre Descartes et Condillac, entre l'esprit et la matière, absolument comme si les sciences de tout ordre aussi bien que la dialectique n'avaient convaincu d'impuissance et d'inanité l'une des deux écoles ou l'un des deux termes aussi bien que l'autre!

Qu'on daigne donc nous expliquer, au moins une bonne fois, ce que c'est que c'est que l'esprit et ce que c'est que la matière, et qu'on nous montre clairement où chacun commence et finit! « La matière, disaiton, est ce qui tombe sous les sens. » Mais est-ce que les fluides impondérables, est-ce que les forces générales, telles que l'attraction, est-ce que les instincts, les sentiments et les facultés intellectuelles de l'animal tombent sous nos sens? « La matière est inerte ou du moins n'a pas en elle le principe de son mouvement, » ajoutait-on.-Est-ce qu'il existe au contraire une seule molécule dans l'immense univers qui nous apparaisse dépourvue de cette énergie intime et pour ainsi dire personnelle en vertu de laquelle tout consent et conspire proprio motu aux lois de l'ordre général? « La matière ne pense pas. »>-Est-ce que les animaux sont dénués du pouvoir de penser? Est-ce qu'ils ne se souviennent pas? Est-ce qu'ils ne comprennent pas? Est-ce qu'ils ne combinent pas leurs impressions et ne se déterminent pas d'après un jugement intérieur? Est-ce qu'ils n'aiment pas? L'unité et l'identité du moi ne sont-elles pas aussi indéniables en eux qu'en nous-mêmes, quoiqu'ils n'en aient point une conscience aussi claire? Il n'est aucun naturaliste qui ne l'affirme et ne le démontre. Les animaux ont donc un esprit et ne sont pas de simples automates, comme le voulait Descartes, poussé à l'absurde par la logique de son système.

Chez l'homme les facultés pensantes sont incomparablement plus fortes que chez l'animal; qui le nie? Mais sont-elles autres comme

substance?... L'homme possède seul ou paraît seul posséder le sens intime, la conscience de sa propre pensée; mais n'est-ce point l'attribut subséquent de sa supériorité intellectuelle, de même que l'unité du moi dans l'animal provient simplement de sa supériorité d'organisation sur les êtres inférieurs à lui? Ainsi conçu, l'esprit humain ne me semble rien perdre de sa dignité. Il forme le degré le plus haut de la hiérarchie des êtres sur notre globe. N'est-ce point assez pour sa gloire et pour sa destinée? L'hypothèse dualiste, en rompant la chaîne, en détruisant l'unité d'essence et de construction de la vie universelle, ne fait que rendre plus insoluble le problème de notre nature.

VII

Je vois surgir ici un nouvel écueil: si l'on ne sépare plus l'homme de l'univers, si la liberté morale n'est qu'un attribut indépendant de la question de substance, il faut refaire toute la théologie naturelle. L'action providentielle et la responsabilité humaine changent de face. L'une perd le caractère supra-naturaliste, l'autre le caractère illimité que leur attribuait le dogme de l'antinomie des substances. J'en conviens et loin d'y découvrir un affaiblissement de notre personnalité morale, je pense qu'elle ne s'en trouvera par là que mieux assurée.

Ce n'est pas toutefois sans répugnance que j'aborde ce genre de considérations, qui n'offre que dangers à l'économiste, sans lui donner aucun fruit. Mais la discussion où je me suis engagé ressemble à une roue d'engrenage: dès qu'on y a mis le doigt, tout le corps y passe. On ne devra du moins imputer qu'à l'imprudence de ceux qui veulent souder l'économie politique à un système plutôt théologique au fond que rationnel, la nécessité où je me trouve de les suivre sur ce terrain, et s'il m'arrive d'opposer système à système, c'est une affaire de tactique. Je ne combats que pour le salut de notre foyer, pro aris et focis.

L'une des illusions principales du spiritualisme a toujours été de croire qu'en faisant de l'àme humaine une essence à part, sans analogie de nature avec le reste de l'univers créé, il la dotait d'une liberté aussi absolue que celle de Dieu, et lui octroyait le redoutable privilége d'une responsabilité aussi illimitée que si l'homme ne procédait que de lui

même.

Une telle prétention peut plaire aux théologiens, parce qu'elle sert de justification et de support à leur effroyable dogme des châtiments éternels, mais le bon sens la repousse invinciblement.

Dieu ayant tiré tout ce qui existe du néant à un certain moment du temps, - c'est le point de départ de la théologie spiritualiste, - que l'homme soit composé d'une ou de plusieurs substances, il n'est et ne peut être que le produit de la divine volonté. Ses rapports avec le Créa

teur restent ceux de cause à effet. Et à moins de supposer que le sublime ouvrier a agi sans discernement et sans but, il faut admettre que les facultés morales et physiques de l'homme, tous ses mobiles d'action, toutes ses forces ont été mesurées, dosées et combinées par l'intelligence suprême et que, par conséquent, ses actes bons ou mauvais ne sont que les résultats nécessaires et prévus du jeu des éléments qui le forment et des conditions extérieures au sein desquelles il est forcé de vivre. Je ne vois aucune place dans cet étroit mécanisme pour une liberté morale qui donnerait à la créature le pouvoir de prévaloir temporaiment contre son créateur. On prétendra vainement que Dieu nous a octroyé, en sus des organes, des passions et même de l'intelligence, le libre arbitre. Séparé de tous nos motifs de détermination internes et externes, ce libre arbitre est une pure abstraction, un mot vide de sens, et la perpétration du mal par l'homme n'en tire aucune explication soutenable, vu qu'on ne fait pas le mal parce qu'on a le libre arbitre, mais bien parce qu'on cède à un penchant ou à un préjugé qui en est parfaitement distinct. Libre arbitre veut dire simplement que l'homme a reçu le gouvernement de lui-même; or, l'homme étant un composé providentiel, le gouvernement de l'homme se réduit à une question de prédominance ou d'équilibre entre les éléments qui le constituent. Voilà pourquoi les théologiens du déisme n'ont jamais su concilier l'existence du mal avec la prescience, la toute-puissance, la sagesse et la bonté divines.

Partons au contraire de l'idée d'unité dans l'homme, dans l'univers, dans la création et en Dieu. Chaque molécule, chaque individualité de quelque ordre que ce soit, est dès lors une manifestation et à la fois un des modes de virtualité de la vie universelle. Chaque être particulier est donc AUTONOME, c'est-à-dire représente et possède une part d'énergie propre et intime, dans les limites de laquelle l'indépendance de l'atome est aussi absolue comme essence que celle de l'astre immense, l'autonomie de l'insecte aussi complète que celle de l'homme. C'est ce qui fait bien comprendre la portée philosophique de l'axiome baconien : naturæ nisi parendo non imperatur. « On ne peut dominer la nature qu'en lui obéissant, » parce qu'en effet, tout être portant sa loi en lui, on ne peut avoir prise sur cet être si l'on ne connaît et ne respecte pas cette loi. Il n'y aurait plus de science possible si les choses étaient autrement.

Cependant la virtualité propre de l'être, tout absolue qu'elle soit dans son essence, n'est que relative dans son développement, dans sa puissance d'expansion et de vie, parce que l'être particulier est fini, borné, transitoire et parce que sans cesse il subit l'influence des autres virtualités qui l'enveloppent et dont il est lui-même un des facteurs. Cela revient à dire que la liberté de chaque être est adéquate de son

rôle dans le mouvement général. Pour l'homme, le plus complexe des êtres, la liberté a, entre autres attributs, celui de la moralité qui consiste à pouvoir agir sous l'impulsion de l'amour du bien en opposition ou en accord avec d'autres impulsions, inhérentes comme celle-là à notre personnalité.

Voilà les données essentielles de la conception unitaire dans ses rapports avec notre personnalité morale. Je ne dis pas que cette conception résolve ipso facto tous les problèmes de la théologie naturelle et de l'ontologie; je ne prétends pas que le passage de l'infini au fini ne contienne plus rien d'obscur et d'insondable pour qui adopte cette analyse. Mais j'estime que la liberté humaine y puise plus d'ampleur et de solidité, précisément parce que sa nature et ses limites en sont plus logiquement établies. Le bien et le mal deviennent des termes relatifs, correspondant l'un à l'autre et à notre destinée et dont la faible portée ne trouble en rien l'immuable sérénité de l'Etre infini.

Au demeurant, qu'ai-je voulu prouver ? Que la théorie de l'unité de substance doit être acceptée par l'économie politique comme expression des rapports de cette science avec la philosophie ? Point du tout. Je me suis servi de l'unité de substance pour combattre le spiritualisme et non pour la lui substituer dans nos préférences. Passons, si vous le voulez, condamnation sur l'un et l'autre système, ou plutôt laissons aux hommes spéciaux la tâche aussi difficile qu'honorable de conduire à bonne fin le débat, et, en attendant, restons chez nous. Mais faut-il absolument que la science des richesses fasse son choix entre eux, ce que je ne crois nullement on est en droit d'examiner si le spiritualisme, malgré son titre de philosophie officielle et sa vénérable vétusté, peut donner aux sciences issues du mouvement philosophique moderne plus d'appui que ce mouvement lui-même.

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Ce qu'il y a de certain, en tous cas, c'est que le spiritualisme ne figure point en tête du progrès des idées philosophiques au XIXe siècle. On a beau faire du dédain ou donner les signes d'une pieuse horreur à l'endroit de la philosophie d'outre-Rhin; la vie intellectuelle, la puissance métaphysique se manifeste de ce côté avec une tout autre grandeur que dans notre sage et petit éclectisme. De Kant à Hégel, la trace est haute et lumineuse. On peut bien ne pas suivre cette trace, mais il est ridicule de la nier ou d'agir comme si on ne s'apercevait point de son éclat.

Or remarquez ce qui se passe aujourd'hui. Pendant que la France s'initie à l'œuvre des penseurs allemands et travaille à la vulgariser en y ajoutant la clarté, la grâce et ce parfum de bon sens qui sont les attributs de son propre génie, l'Allemagne elle-même, fatiguée de spéculation et d'idéalisme transcendantaux, se concentre dans l'analyse du sensible et creuse l'étude de la phénoménalité. Elle reconnaît enfin que

la connaissance positive ne saurait se subordonner aux à priori métaphysiques, si grandioses ou si raffinés qu'ils soient, et qu'il faut donner la synthèse idéelle pour couronnement à l'édifice et non pour base.

Notre spiritualisme indigène s'inquiète peu de tout cela. Il prétend régénérer et mettre d'accord la philosophie, la religion, la politique, la morale, voire l'économie politique en rajustant les débris du passé dans un système semi-rationaliste et semi-théologique, en amalgamant Platon, Saint-Thomas, Descartes, Bossuet et Read. En vérité, l'entreprise est méritoire, et notre génération a bien tort de ne prendre aucun intérêt à ce vertueux passe-temps !

Au XVIIIe siècle tout le monde philosophait en France; au XIX, personne ou à peu près. D'où cela vient-il? - Amour du changement, caprice de la mode, répondra-t-on. Soit. Remarquons toutefois, à titre de circonstances atténuantes en faveur de son caractère national, qu'au XVIIIe siècle la philosophie portait la bannière du progrès, tandis qu'au xixe, elle porte la bannière de l'immobilisme. Malheureusement on a continué d'aimer le progrès en France.

VIII

Pourtant la philosophie française a fait sa petite évolution dans notre siècle. Elle s'appelle maintenant éclectisme. En politique elle donne la main aux doctrinaires, et en théologie aux chrétiens modérés en même temps qu'aux partisans de la religion naturelle.

L'éclectisme, comme son nom l'indique, est un choix d'éléments pris dans tous les systèmes de philosophie antérieurs. Voici comment on raisonne à cet égard : « Chaque philosophie passée avait du bon, mais était incomplète et péchait par l'exagération ou par l'exclusivisme de son principe. Compléter toutes ces philosophies les unes par les autres et les harmoniser dans un plan général et à l'aide d'un principe supérieur, tel est le but, tel est l'esprit de l'éclectisme. >>

De prime abord rien ne semble plus raisonnable et plus large qu'un semblable procédé; rien, au contraire, en y regardant de près, n'est plus éloigné du véritable esprit philosophique et des conditions du progrès.

Toute la valeur du programme éclectique dépend d'une chose, de la possession de ce « principe supérieur » qui doit faire choisir avec sûreté parmi les éléments présents ou passés et fournir leur mode de classement et d'union. L'éclectisme possède-t-il ce principe ?... L'idée même de choisir ne saurait être acceptée comme principe de synthèse, apparemment, car cette idée n'exprime pas ce qui déterminera le choix. « Le sens commun nous sert de guide, » disent les éclectiques. Le sens commun est à coup sûr une belle faculté; seulement qu'est-ce

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