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à composer des livres d'hébreu et, au dire du patron, s'en tirant trèsconvenablement. Les compagnies de chemins de fer se sont bien trouvées (indépendamment de la diminution de leurs frais de personnel, qui était leur but) d'avoir employé des femmes pour la distribution des billets et même pour la garde des barrières de passages à niveau, ce qui pouvait présenter des inconvénients en fait et en droit. En fait, on devait craindre qu'une femme ne pût pas faire respecter une consigne; en droit, elle ne pouvait être assermentée et dresser un procès-verbal de contravention; quoi qu'il en soit, il n'apparaît pas que des inconvénients sérieux et multipliés se soient révélés dans la pratique. Ainsi que le lui dit à l'oreille un des voisins de M. Lamé Fleury, la manœuvre du télégraphe électrique peut encore être utilement confiée à des femmes et concourir à la solution d'un problème qui intéresse à un si haut degré la civilisation.

Faisant allusion à l'appel que M. Jules Simon a fait à la pudeur du chef d'atelier, M. Lamé Fleury déclare que, dans sa manière de voir, une considération de cette nature ne peut-être théoriquement invoquée en matière d'industrie ou de commerce'; elle sort complétement du domaine matériel de l'économie politique pour entrer dans le domaine élevé de la morale. L'expérience est malheureusement là pour prouver la vérité de cette assertion, à laquelle quelques faits navrants, révélés par l'enquête sur l'industrie de Paris, que poursuit en ce moment la chambre de commerce, donnent encore de la valeur. M. Jules Simon a parlé des femmes dans les mines de Belgique, où elles sont occupées au transport intérieur de la houille. Eh bien ! cet usage, qui n'a jamais existé en France, n'est tombé, depuis une vingtaine d'années en Angleterre (où parfois, dans certaines mines métalliques, les hommes et les femmes se trouvaient ensemble dans un état de nudité complète), que sous la réprobation universelle et par suite d'un acte législatif (1). Évidemment, un tel emploi industriel de la femme, affligeant pour le moraliste, même ce dernier, détail mis à part, trouvait grâce devant l'économiste pratique!

Il n'y a donc, en somme, jamais lieu, dans un sens ou dans l'autre, à conclure en faveur d'une nouvelle intervention réglementaire de l'autorité dans l'industrie de l'imprimerie. Le juriste n'a rien à voir dans la liberté que réclame l'économiste et dont le moraliste ne pourrait déplorer que l'abus.

M. DUPUIT, inspecteur général des ponts et chaussées, signale la cor

(1) 10 août 1842. An act to prohibit the employment of women and girls in mines, etc. La traduction se trouve dans les Annales des mines (5a série, t. III, partie administrative, p. 103).

rélation qu'il y a entre la question du travail des femmes et celle du tarif. Les conventions ou prix faits entre patrons et ouvriers pour tarifer d'une manière invariable certains travaux sont contraires aux principes économiques. Les salaires, les mains-d'œuvre, comme les prix de toutes choses sont déterminés par la loi économique de l'offre et de la demande, et il ne dépend ni des patrons ni des ouvriers de s'y soustraire. On veut porter à 0 fr. 60 c., ce qui n'est payé aujourd'hui que 0 fr. 50 c.; on fait valoir que le tarif est ancien, qu'il remonte à une époque où tout était moins cher qu'aujourd'hui, et que de même qu'on a augmenté le salaire des fonctionnaires de certaines administrations, on doit augmenter celui des ouvriers imprimeurs. Cependant, on avoue qu'il y a dans cette industrie de nombreux chômages et que si l'ouvrier gagne 5 fr. par jour quand il est occupé, il ne gagne cependant que 3 fr. 50 en moyenne, parce qu'il ne l'est pas toujours; on fait même de cette circonstance un argument nouveau en faveur de l'élévation du tarif. On ne réfléchit pas qu'en faisant droit aux réclamations des ouvriers, on n'élèverait pas en fait le taux moyen du salaire, on ne ferait qu'augmenter la durée des chômages au grand détriment de la production. En effet, si, comme les ouvriers l'espèrent, l'élévation du tarif augmentait le salaire annuel, elle aurait pour résultat d'appeler dans cette profession un plus grand nombre d'ouvriers. Au lieu de 3,000 ouvriers imprimeurs à Paris, on en aurait 3,500, par exemple, lesquels, n'ayant tout au plus que la même quantité de travail à se partager, chômeraient nécessairement plus souvent.

On peut encore se rendre compte de l'inanité de ces tentatives d'augmentation des salaires, en transformant le salaire en subsistances. Les ouvriers imprimeurs ne veulent, en définitive, qu'être mieux logés, mieux vêtus, mieux nourris, et comme leur demande ne fait pas augmenter la production, il s'ensuit qu'elle ne pourrait avoir d'autre résultat que de réduire à leur profit la part des ouvriers des autres professions. Or, cela est évidemment impossible, car cette part, fixée aussi par la concurrence, est ce qu'elle doit être. Quand elle est relativement trop forte, la profession se recrute de nouveaux ouvriers qui font baisser le salaire; quand elle est relativement trop faible, les ouvriers l'abandonnent jusqu'à ce que l'équilibre soit rétabli.

Ainsi, dans la question spéciale des ouvriers imprimeurs, il n'y a pas autre chose à faire qu'à supprimer le tarif. On paiera les ouvriers comme dans les autres professions, tantôt plus, tantôt moins, suivant que l'ouvrage ira bien ou mal, pour emprunter leur langage. Quant à une augmentation réelle de salaire, elle ne peut résulter que de la diminution relative de l'offre des bras. On donne peu à chacun, parce qu'ils sont nombreux. On ne leur donnera davantage que quand ils le seront moins. Qu'ils écoutent donc les sages conseils de Malthus, qu'ils ne deviennent

pères que quand ils seront sûrs de pouvoir bien élever leurs enfants physiquement et moralement; qu'il s'imposent à cet égard les mêmes privations, la même contrainte, la même prévoyance que les classes riches en général, et alors, par la seule force des choses, la société ira au-devant de leurs vœux, elle leur offrira ce qu'elle leur refuse aujourd'hui, non par insensibilité ou par dureté de cœur, mais parce qu'elle ne peut donner plus qu'elle ne produit.

Quant à la légitimité de l'introduction des femmes dans les imprimeries, M. Dupuit pense qu'elle ne saurait faire question dans la Société d'économie politique. Qu'elle s'agite parmi les ouvriers imprimeurs, il le comprend parfaitement, car dans toutes les professions, les ouvriers cherchent à s'exclure les uns les autres. Le maçon de Paris trouve odieux que l'Auvergnat vienne lui faire concurrence; en province, le Parisien n'est pas mieux reçu; les sociétés de compagnonage s'y partagent les travaux, et l'admission d'un étranger donne souvent lieu à des rixes sanglantes. Et par étranger il faut entendre, non pas celui qui n'est pas Français, mais celui qui n'est pas de la même province ou du même compagnonage. Pourquoi, en effet, les ouvriers seraient-ils plus éclairés que leurs patrons, qui ne veulent pas de la concurrence des marchandises étrangères? Mais, dans la Société d'économie politique, on ne peut, en vérité, discuter la question de savoir si on peut admettre les femmes dans les ateliers d'imprimerie. Comment leur fermerait-on ces ateliers, où elles sont à l'abri des intempéries des saisons, occupées à un travail peu pénible, sans inconvénient pour leur santé, quand on les voit dans nos départements du Midi pêle-mêle avec les hommes sur les chantiers de terrassement, enfoncer la bêche avec leurs pieds nus dans le terrain durci par le soleil, porter sur leurs têtes d'énormes fardeaux, servir les maçons et les couvreurs jusque sur les toits, enfin tirer péniblement la charrue que l'homme se contente de diriger?

L'introduction de la femme dans l'imprimerie est donc légitime, mais elle paraît regrettable à M. Dupuit. C'est un pas fait dans cette voie fatale qui l'éloigne du foyer domestique, où, comme fille, épouse ou mère, elle doit rester, et où elle resterait si elle n'en était chassée par la misère qu'engendre l'imprévoyance du prolétaire, imprévoyance qui l'oblige à descendre successivement tous les échelons de la société et finit par la réduire au métier de bête de somme.

M. JOSEPH GARNIER croit aussi que la place de la femme est au sein du foyer domestique; mais comme il y aura toujours un certain nombre de femmes obligés de vivre de leur travail et de soutenir la famille, et comme il y en a un très-grand nombre aujourd'hui dans cette situation, il est juste, légitime et utile que toutes les carrières leurs soient ouvertes, afin qu'elles se classent selon leurs aptitudes, dans leur intérêt d'abord,

dans l'intérêt social ensuite. Il est évident que le travail de la composition d'imprimerie est, par sa nature, un de ceux qui leur conviennent le plus, et qu'elles n'en ont été éloignées que par le défaut d'instruction et l'habitude. C'est là une transformation inévitable qui se fera par l'extinction successive des ouvriers actuels et par la diminution des apprentis du sexe masculin. Aux raisons et aux faits signalés par MM. Jules Simon et Lamé Fleury, il serait facile d'en ajouter d'autres. Il est certainement fàcheux qu'il en soit ainsi pour une catégorie d'ouvriers d'élite, dont la concurrence des femmes tend à faire baisser le salaire; mais la réglementation qu'ils invoquent ne pourra rien empêcher.

L'établissement du tarif des salaires fixes a été une des fautes économiques commises après 1830, sur la demande des ouvriers, avec le concours de la presse, avec l'appui de l'administration toujours disposée à voir des solutions dans les règlements. Il n'a pas empêché la concurrence des ouvriers entre eux, il a été plus favorable aux ouvriers niédiocres qu'aux ouvriers habiles, il a accru la proportion des chômages, il a amené la concurrence des imprimeries départementales, il a suscité la concurrence des femmes, les illusions des ouvriers, leur animosité contre les patrons.

Il n'y a pas d'autre solution que la suppression de ce tarif avec celle des brevets d'imprimeur et la liberté de coalition pour les ouvriers; que si on maintient le régime et la réglementation qui produira de plus en plus les effets dont nous venons de parler, il est rationnel qu'on modifie le tarif, il est logique que les ouvriers demandent la limitation du nombre des apprentis (1) et même l'exclusion des femmes.

M. JULES SIMON déclare qu'il a entendu dans la discussion trois arguments qui exigent une réponse.

M. Dupuit s'est élevé contre le tarif, et il a prétendu qu'il fallait renoncer au tarif, et qu'une fois le tarif écarté, il ne faudrait pas à la légère introduire les femmes, dont la concurrence aurait pour résultat infaillible l'avilissement des salaires.

A cela, M. Jules Simon répond que personne n'est plus que lui ennemi des tarifs et de tout ce qui limite la liberté des transactions; qu'il ne faut pas oublier cependant que les chefs d'imprimerie exercent un monopole; que le tarif est une des conséquences, et des conséquences fâcheuses du privilége, et qu'il souhaite très-passionnément l'abolition du privilége pour les patrons et du tarif pour les ouvriers. Il ne nie pas que la concurrence des femmes ne doive à la longue amener l'abaisse

(1) La loi de 1810, qui fixe la condition des imprimeries, limite le nombre des apprentis.

ment des salaires; mais il pense qu'en général, l'abaissement des salaires peut avoir lieu dans deux conditions différentes : ou par un nouveau sacrifice imposé aux anciens ouvriers, ou par l'introduction d'ouvriers nouveaux qui peuvent accepter des salaires inférieurs sans souffrir davantage. Selon lui, la dépréciation du prix de main-d'œuvre est un malheur dans le premier cas, et une réforme dans le second. Il est bon que le travail soit exécuté par l'ouvrier qui coûte moins cher, et que l'ouvrier le plus fort s'adresse à une industrie où sa force sera rétribué parce qu'elle sera nécessaire.

M. Lamé Fleury a insisté sur l'immoralité des ateliers mixtes. M. Jules Simon est d'accord avec lui sur ce point; il tend, comme M. Lamé Fleury, au travail à domicile; mais il ne croit pas que la présence d'un ou deux hommes de peine dans un atelier ouvert, composé de quinze ou vingt femmes, constitue ce qu'on peut appeler un atelier mixte.

Enfin, M. Renouard a paru effrayé d'entendre M. Jules Simon déclarer qu'il est d'autant plus nécessaire de donner du travail aux femmes, qu'un grand nombre d'entre elles tombent dans la débauche faute de travail, et pourraient par conséquent accuser la société de leur chute. M. Jules Simon comprend et honore le scrupule de M. Renouard; il s'y associe; mais ses paroles n'ont pas été bien entendues. Il n'a pas fait le procès à l'ordre social, qu'il respecte, mais à nos mœurs, qui ne respectent suffisamment ni la pudeur des femmes ni le droit de travailler, qui leur appartient comme à nous. Il faut reprocher le crime de la prostitution, dit-il, d'abord à ceux qui en usent, ensuite aux malheureuses qui s'y livrent, et enfin à tous ceux qui, pouvant procurer aux femmes un travail lucratif, les laissent dans l'abandon et dans le besoin, sous prétexte d'une protection de famille qui leur est souvent refusée. On ne doit pas oublier que nous avons 500,000 soldats; que le mariage devient de plus en plus rare, et le cas d'abandon au milieu d'une première grossesse de plus en plus fréquent. Parmi les femmes qui s'inscrivent à la police, on en a compté plusieurs qui n'avaient pas mangé depuis trois jours. Il y a donc là un grand intérêt moral à sauvegarder, et par conséquent un grand intérêt économique; car le vice est tout à la fois la conséquence et la cause de l'oisiveté.

M. HORN croit aussi que la loi générale de l'offre et de la demande n'est guère applicable dans toute sa rigidité à une industrie si peu libre que l'est en France l'imprimerie. Il faut un brevet pour s'établir imprimeur, et l'autorité n'est pas large, bien s'en faut, dans la distribution de ces brevets. La position de l'ouvrier compositeur est donc de beaucoup inférieure à celle de n'importe quel autre ouvrier; celui-ci peut choisir librement entre un nombre, pour ainsi dire, infini d'ateliers ou

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