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les mauvais jours; le seul placement connu du cultivateur c'est l'amélioration de son domaine, la seule réserve qu'il puisse sagement méditer, c'est d'accroître la fécondité naturelle de ses terres, de combattre et d'annihiler les obstacles opposés à son développement.

Aux époques d'abondance, la contribution foncière, quoiqu'elle apparaisse avec un moins lugubre cortége, ne laisse point cependant que d'être fort préjudiciable aux intérêts de la propriété. Admettons que, par une faveur malheureusement impossible à prévoir (car l'État ne saurait subsister sans impôt, et au rang des plus équitables figure l'impôt territorial), admettons que d'un trait de plume la contribution foncière est supprimée: chaque propriétaire reste en possession de la somme qui lui était enlevée annuellement pour les besoins publics; à quel usage l'emploiera-t-il donc ? N'en doutons pas, elle sera consacrée tout entière à des améliorations urgentes et à des travaux utiles; il y aura quelques exceptions cependant, et certains propriétaires dissipateurs dépenseront hors de propos ce bénéfice inattendu; mais ce fàcheux exemple ne suscitera qu'un petit nombre d'imitateurs, et la richesse publique profitera largement de la renonciation consentie par l'État.

D'ailleurs, quel que soit l'emploi de l'argent laissé entre les mains des propriétaires, il n'en est pas moins évident que même pendant les meilleures années l'impôt est un fardeau toujours pesant, et quoi qu'en dise M. Passy, toujours sensible à ceux qui le portent. La réserve du capital, dont les intérêts en représentent le chiffre, ne réussit pas à le faire disparaître, car au bout de quelques années une identification si complète s'est opérée entre le sol et son possesseur, que, malgré toutes les retenues calculées à l'époque de l'aliénation, celui-ci ne s'en considère pas moins comme le seul maitre, eût-il accepté les charges ou les servitudes les plus intolérables. Sous l'ancien régime la plupart des devoirs féodaux n'étaient pas autre chose que des conditions contractuelles mises à l'acquisition d'un domaine; parce que l'origine de ces conditions remontait à des temps reculés, grevaient-elles moins lourdement les détenteurs des biens inféodés? et parce que trois ou quatre siècles avaient consacré l'exercice d'une servitude, le possesseur actuel ne devait-il plus en ressentir les inconvénients? Si l'on en doute, qu'on relise les cahiers si expressifs et si éloquents dans leurs plaintes des députés du Tiers État à l'Assemblée constituante. Si nous nous trompons, quelle injustice ont donc commise les législateurs qui, dans la nuit. historique du 4 août, aux applaudissements de la nation entière, abolirent les priviléges féodaux! - Ainsi nous nous écartons de l'opinion de M. Passy, et au lieu de penser comme lui qu'avec le temps l'impôt foncier finit par n'être plus véritablement onéreux, il nous semble au contraire que si, dans les premières années de son entrée en jouissance,

l'acquéreur d'un domaine supporte aisément la taxe foncière, grâce à la retenue du capital correspondant, chaque année qui s'écoule, en éloignant ce capital de sa destination originaire, alourdit le poids de l'impôt qui bientôt retombe en entier sur le détenteur actuel. Une goutte d'eau est un bien faible instrument, et cependant son action continuellement répétée creuse les roches mêmes avec plus de force que les meilleurs outils.

Dans la thèse soutenue par M. Passy, une autre maxime a été posée, incidemment, il est vrai, mais qui présente par le nombre, l'autorité de ses défenseurs et aussi les effets de ses applications une importance des plus considérables; - « sur chaque fraction du sol, a écrit M. Passy, pèse, par l'effet de l'impôt, une rente réservée à l'État. >>

Si cette théorie était admise, la définition de l'impôt serait tout autre que celle dont la science économique moderne a placé les principes au rang des axiômes. L'impôt, d'après l'opinion généralement adoptée, est un prélèvement effectué sur la fortune particulière au profit de l'État, afin de subvenir aux dépenses nécessaires à son existence; mais aux seuls besoins de l'État doit être mesuré le sacrifice réclamé à chacun des citoyens (1), et toute portion de l'impôt qui dépasse cette limite est une injuste aggravation des charges publiques. Quels sont maintenant les besoins réels de l'État? A quel moment convient-il de suspendre son action pour laisser la place à l'initiative particulière? Les routes, les canaux, les chemins de fer, par exemple, seront-ils construits par le gouvernement ou abandonnés à l'industrie privée? L'instruction publique sera-t-elle mieux répandue au moyen d'établissements entretenus aux frais et sous la surveillance de l'administration, ou dans des écoles libres et ouvertes à l'enseignement particulier? En un mot jusqu'où s'étendra avec fruit l'action gouvernementale? A quelles bornes convient-il de l'arrêter? Voilà, au milieu de tant d'autres, des questions toujours agitées et dont la solution, il est à craindre, ne rencontrera jamais une acceptation unanime. - Mais quelle que soit la mesure des besoins au nom desquels l'impôt est perçu, toujours est-il que celui-ci ne doit pas passer au delà; car il ne serait plus alors en réalité (pour employer l'expression même d'un économiste) qu'une spoliation, une atteinte à la propriété des citoyens.

L'intérêt soulevé par la question débattue en ce moment n'est point purement doctrinal; si la science proclamait que l'impôt foncier est en résumé l'expression du droit de co-propriété de l'État, on verrait prochainement apparaître dans notre législation financière de singulières

(1) Voy. supra, citation du rapport de La Rochefoucauld à l'Assemblée constituante.

applications de ces principes. Des publicistes demanderaient bientôt à la propriété territoriale un sacrifice nouveau; en effet, diraient-ils (et comment leurs arguments seraient-ils réfutés?), puisque les sommes payées jusqu'à présent par les détenteurs du sol sous le nom de contribution foncière, ne sont pas, à vrai dire, un impôt, mais constituent seulement la part afférente à l'État dans la production agricole, à titre de co-propriétaire, il est juste, il est rationnel que la terre, comme la propriété mobilière atteinte par l'impôt au moyen de la patente, des contributions indirectes, des droits de douane, etc., soit à son tour grevée d'une contribution qui forme l'équivalent des charges imposées aux autres parties de la fortune publique. On ne saurait découvrir aucun motif légitime d'exemption en faveur de la propriété foncière, et si un dixième, un quart, un vingtième de leur revenu est enlevé par le fisc aux détenteurs de la richesse mobilière, pareille fraction doit être exigée des propriétaires terriens, même après la déduction de la rente réservée à l'État. Que pourrait-on, en bonne logique, répondre à cette argumentation?

Il faudrait donc frapper le revenu foncier d'une taxe nouvelle; mais comment pourrait-il la supporter alors qu'il plie sous le fardeau de celles qui le grèvent aujourd'hui? Que deviendrait, sous l'empire d'un tel système fiscal, l'agriculture du pays qui déjà fait retentir de ses récriminations et de ses doléances ses échos habituels et les enceintes législatives?

Avoir exposé les conséquences de cette doctrine, c'est presque en démontrer l'erreur; mais comme elle a trouvé accès auprès des publicistes rangés parmi les plus célèbres, examinons sur quels arguments elle repose.

« L'impôt foncier qui malheureusement dans ce pays (l'Angleterre) est extrêmement faible, ne devrait pas être considéré comme une taxe, mais comme une condition mise à la charge du revenu foncier et stipulée en faveur du public, comme une rente réservée dès l'origine par l'État et qui n'ayant jamais appartenu aux propriétaires, ni formé partie de leur revenu, ne devrait pas leur être compté comme leur quote part dans les dépenses publiques et les exempter à ce titre de toute autre taxe. Aussi bien pourrait-on considérer la dime comme une taxe sur la propriété; aussi bien dans le Bengale, où l'État, quoique ayant droit à l'intégralité de la rente foncière, en a abandonné un dixième, retenant pour lui les neuf autres dixièmes, pourrait-on regarder ces neuf dixièmes comme une taxe injuste et inégale sur les donataires du dixième. ... Dans l'origine, la terre était soumise à des charges féodales dont l'impôt actuel est un bien mince équivalent et dont le rachat aurait coûté un prix beaucoup plus élevé. Tous les acquéreurs d'immeubles depuis que la taxe foncière existe, les ont achetés soumis à cette taxe.

2 SÉRIE. T. XXXIV. - 15 juin 1862.

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Il n'y a donc aucune raison pour soutenir que celle-ci est un sacrifice imposé à la génération actuelle des propriétaires (4). »

Cette longue citation, tirée d'un des ouvrages les plus accrédités parmi les livres de l'économie politique en Angleterre, reproduit en les résumant tous les arguments qui militent en faveur de la co-propriété de l'État. Résistent-ils à un examen approfondi?

Où trouve-t-on d'abord que l'État, à aucune époque et dans aucun pays, ait jamais stipulé le paiement de l'impôt foncier comme une dérivation d'un droit quelconque de co-propriété? En Angleterre, c'est d'un acte de l'année 1692 que datent l'établissement et la répartition de la contribution à laquelle sont soumises encore aujourd'hui les propriétés foncières; cette loi porte-t-elle seulement trace que le législateur ait envisagé la «< land tax » comme la traduction, le résumé d'un droit quelconque de co-propriété ? En France, c'est la loi du 23 novembre 1790, c'est la déclaration du 24 juin 1791 qui forment en matière de contribution territoriale le droit public; l'impôt foncier y est-il directement ou indirectement présenté comme une rente réservée au public, comme la quote part de l'État à titre de co-propriétaire dans le revenu foncier? Le rapporteur du comité de l'imposition, M. de La Rochefoucault, s'exprimait ainsi à l'Assemblée constituante dans la séance du 44 septembre 1790: « Le comité a pensé que les besoins de l'État doivent être la seule mesure des contributions..., que les propriétaires, quand ils se sont soumis à fournir à ces besoins, ne se sont pas démis d'une partie de leurs propriétés (1). »

Mill avance encore une assertion qui n'est pas mieux fondée. « Dans l'origine, a-t-il dit, les terres étaient soumises à des charges féodales, dont l'impôt actuel est un bien mince équivalent et dont le rachat aurait coûté un prix beaucoup plus élevé (2). » En Angleterre moins encore que dans tout autre royaume, on serait autorisé à soutenir que l'impôt foncier a succédé aux charges féodales. Lorsque Guillaume le Conquérant eut envahi et soumis l'Angleterre (car il faut remonter aussi haut pour se faire une juste idée de la constitution actuelle de ce pays), il partagea entre ses compagnons d'armes les terres des Saxons vaincus et il exigea de chacun des bénéficiaires une contribution en argent proportionnée à l'importance de la concession. Le grand registre si fameux sous le nom de Domesday book, que Guillaume fit alors établir, n'est réellement autre chose que le cadastre destiné à l'évaluation du revenu

(1) J. Stuart Mill. Principles of political economy, vol. II, liv. v, ch. 1, § 6, p. 383.

(2) Moniteur, t. III, p. 1058.

(3) Voy. J.-St. Mill, vol. II, p. 383, note de la page.

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foncier et à l'assiette de la contribution. « Afin d'assurer sur une base fixe ses demandes de contributions ou de services d'argent, pour parler le langage du siècle, Guillaume fit faire une grande enquête territoriale et dresser un registre universel de toutes les mutations de propriété opérées en Angleterre par la conquête (1). »

Il n'est là question, comme on le voit, que d'argent, que de redevances pécuniaires; quant aux services, quant aux devoirs féodaux, bien loin d'avoir été convertis en prélèvements royaux sur le revenu des terres, ils ne furent jamais plus nombreux, ni plus rigoureusement exigés ou remplis qu'à cette époque, et s'ils ont disparu du droit anglais, ce n'est point, comme Mill l'affirme au hasard, qu'ils aient été remplacés par la contribution foncière, car celle-ci a pris naissance dans les mêmes principes et est issue des mêmes sources; mais, c'est que les barons anglais, devenus puissants, ont prétendu à l'indépendance et petit à petit ont arraché à la faiblesse des rois l'abandon des priviléges féodaux. En Angleterre, le « Domesday-Book, » est le point de départ de la « land-tax; » mais pour trouver dans l'histoire le premier acte de l'émancipation des fiefs, il faut aller plus loin; il s'appelle la Grande Charte et date de 1215.

Les paroles prononcées en 1790 par M. de la Rochefoucault, au nom du comité de l'imposition, seraient en elles-mêmes un suffisant témoignage de l'origine que le législateur français à son tour a assignée à la contribution foncière; mais l'historique de son établissement et des lois ou décrets qui procédèrent à son installation réfute plus énergiquement encore l'idée dont M. Passy s'est récemment constitué le défenseur. C'est la loi du 15 septembre 4807 (titre X) qui, en définissant la base et la nature des opérations cadastrales, est devenue l'acte fondamental de la matière. Lorsqu'elle fut présentée au Corps législatif, le ministre des finances, après avoir exposé les avantages que la nation retirerait de l'institution du cadastre au point de vue de l'égale répartition de l'impôt, s'exprimait ainsi : « La contribution foncière reprendra le double caractère d'impôt proportionnel et d'impôt de quotité que l'assemblée constituante avait voulu lui donner, mais dont elle n'était pas susceptible tant que la matière imposable n'était pas connue. Cette base une fois connue la loi dira: La contribution foncière sera du neuvième, par exemple, des revenus nets constatés par les matrices cadastrales des diverses communes de chaque département. I résultera de cette disposition générale que le gouvernement aura certainement telle somme à sa disposition et qu'en même temps aucun propriétaire ne pourra être imposé au delà du neuvième de son

(1) Augustin Thierry. Conquête de l'Angleterre, t. II, liv. vr, p. 244.

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