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l'avenir ne sera certainement pas, à cet égard, moins généreux que le passé! Supposons, au contraire, que la rente soit assujettie à un impôt toujours croissant; l'agriculture tomberait rapidement en décadence. En effet, le propriétaire dont le revenu diminue chaque année, resserre proportionnellement ses dépenses; ses économies, s'il est un homme intelligent et énergique, porteront d'abord sur tout le superflu dont la privation ne lui paraîtra pas trop rigoureuse; ainsi, son exploitation ne ressentira, dans le commencement, aucune atteinte de la gêne causée par l'élévation de l'impôt. Mais ces sacrifices eux-mêmes auront un terme, et la rente décroissant toujours, il faudra bien qu'il se résigne à restreindre la portion du revenu qu'il employait jusque-là à des améliorations fructueuses; plus de drainage, plus d'irrigation, plus de clôture ni d'amendements; son exploitation demeurera stationnaire au lieu de progresser; bientôt même, l'impôt foncier augmentant encore, le capital qu'il pourra y consacrer s'atténuera successivement et elle deviendra de moins en moins productive. Nous avons supposé un propriétaire sage et résolu; que sera-ce donc s'il est moins sobre ou moins courageux?

Les oscillations de la taxe territoriale exercent une influence certaine sur l'agriculture, alors même qu'elles se meuvent entre les limites de la rente, et le législateur s'exposerait à de dangereux mécomptes s'il écoutait les conseils de publicistes qui, préoccupés exclusivement de la théorie, affirment que le propriétaire peut être dépossédé complétement de la rente sans aucun dommage pour la production rurale du pays.

Quelques citations tirées des historiens romains ont dépeint l'état misérable dans lequel la culture et la propriété étaient tombées sous les Césars du Bas-Empire, et dans maints endroits de leurs ouvrages, Tacite, Pline, Juvénal ont retracé, sous de vivaces couleurs, la profonde détresse où les campagnes avaient été plongées par les impôts exagérés et les persécutions du fisc. Voilà ce que produit l'élévation de la taxe territoriale.

Veut-on connaître maintenant ce qu'une réduction des charges foncières peut amener de progrès dans la culture et d'accroissement dans la richesse nationale? Qu'on compare la France agricole à un siècle de distance; que produisait-elle en 1760? Que rapporte-t-elle aujourd'hui? Il y a cent ans on n'était pas encore bien éloigné du jour néfaste où un écrivain fameux (1) avait pu, sans être contredit par ses contemporains, parler de ces hommes qu'on voyait errants dans les campagnes, pâles, hâves et décharnés, et, comme les animaux, arrachant à la terre une

(1) La Bruyère.

nourriture insuffisante. Quelques années plus tard, Vauban s'écriait : « Les grands chemins de la campagne et les rues des villes et des faubourgs (sont) pleins de mendiants que la faim et la nécessité chassent de chez eux.... La dixième partie du peuple est réduite à la mendicité et mendie effectivement... Des neuf autres parties, il y en a cinq qui ne sont pas en état de faire l'aumône à celle-là, parce qu'eux-mêmes sont réduits, à très-peu de chose près, à cette malheureuse condition (14). »—« Vos peuples meurent de faim, » écrivait Fénelon en 4695 au roi Louis XIV. En 1766, bien que la détresse fût déjà moins profonde, Turgot disait encore : « La misère des cultivateurs est telle que, dans la plupart des domaines du Limousin et de l'Angoumois, ils n'ont pas, toute déduction faite des charges qu'ils supportent, plus de 25 à 30 livres par an pour chaque personne; souvent ils ont moins (2). »— Aujourd'hui même il ne manque pas d'auteurs pessimistes qui dépeignent par des traits sombres et de tristes images le sort des populations rurales; en est-il un seul cependant qui osât proférer au XIX siècle les plaintes arrachées par la souffrance aux âmes généreuses des Vauban, des La Bruyère et des Turgot? Certes, l'état agricole du pays laisse encore beaucoup à désirer, et une grande distance reste à franchir avant qu'il soit, sous ce rapport, au niveau de l'Angleterre ou de la Belgique; mais, avouons-le cependant, les cent dernières années ont été plus profitables à l'agriculture que tous les siècles précédents. Non-seulement les procédés se sont perfectionnés, mais l'activité, l'ardeur au travail, l'énergie même du cultivateur ont, en redoublant, tiré du sol des moissons plus abondantes; en 1760 le rendement moyen (3) était de 7 hectolitres par hectare; en 1858, il s'élevait déjà à 16 hectolitres 1/2 (4); c'est-à-dire qu'en moins d'un siècle il avait plus que doublé.

D'autres progrès plus importants encore ont été accomplis par la science agricole; la culture des céréales, il y a cent ans, était la seule que les populations voulussent entreprendre, et l'assolement triennal pratiqué sur la surface presque entière du pays laissait en friche ou en jachère un tiers au moins des terres arables; - aujourd'hui, non-seulement la production des céréales a doublé, mais encore d'autres cultures ont été introduites, d'autres récoltes ont été demandées à la terre et sont venues grossir dans une très-forte proportion la richesse foncière; ainsi les prairies artificielles, les racines, le colza étaient pour ainsi dire inconnus aux agriculteurs du XVIIIe siècle; en 1860, il n'y a pas en France

(1) Vauban. Dime royale. Edit., Guillaumin et Cie, p. 34.

(2) OEuvres de Turgot, t. I, p. 548.

(3) Moreau de Jonnès. Statistique de la France.

(4) Maurice Block. Statistique de la France.

un seul département où des milliers d'hectares ne leur soient consacrés, triplant et quadruplant ainsi leur rendement habituel. En outre, l'assolement triennal, compagnon nécessaire d'une agriculture naissante et pauvre, recule chaque jour devant les progrès de la science et de la richesse publique; la fraction du sol arable restée encore en jachère tous les ans diminue sans cesse et l'on peut déjà prédire le jour où la France, comme l'Angleterre du XIXe siècle, n'aura plus un coin de terrain qui n'apporte à la production agricole son contingent annuel. - La valeur capitale des immeubles a suivi nécessairement les augmentations du revenu ; nous avons déjà parlé (1) d'une ferme dont le prix de location de 1801 à 1857 s'était élevé de 7,000 à 32,000 fr.; voici ce que dans une biographie de Pothier (2) nous lisons le contrat d'acquisition d'un domaine dans le Dunois acheté par le jurisconsulte orléanais au prix de 17,000 livres en 1733, et vendu, il y a quelques années, pour 100,000 fr. C'est à un siècle de distance une valeur sextuplée.

Si l'adoucissement des rigueurs fiscales de l'ancien régime joue le rôle principal dans cette plus-value de la propriété, une large part doit en être attribuée aussi aux conditions économiques et sociales qui ont inauguré pour celle-ci une ère nouvelle. En 1789 la propriété et la culture asservies jusque-là dans le réseau inextricable des droits féo- . daux ont été affranchies, et la liberté fut rendue aux transactions multiples dont la terre est l'objet; un aussi grand bienfait devait exercer une action salutaire et féconde sur la richesse agricole du pays; toutefois, dans cette augmentation considérable de la production nationale, l'allégement des taxes sur le revenu foncier a le droit incontestable de revendiquer la plus grande part. L'Assemblée nationale, par son décret du 17 mars 1791, avait fixé à 240 millions la somme à fournir par l'impôt foncier, et la répartition en fut opérée d'après les bases qui avaient servi à l'assiette des taxes foncières de toute nature sous l'ancien régime; on calculait alors que ce chiffre de 240 millions représentait environ le sixième du produit net agricole de la France entière, ainsi évalué à 1,440 millions; mais des plaintes s'élevèrent bientôt contre un impôt aussi lourd, et surtout contre l'inégalité proportionnelle qui en avait signalé la répartition entre les départements, eu égard à la force contributive de chacun d'eux. C'est afin de remédier à ce double défaut que le législateur, à partir de l'an vi, abaissa successivement et par des degrés modérés le chiffre de la contribution foncière jusqu'à la somme de 154,681,561 fr.; à laquelle le principal est resté invariablement fixé depuis 1821 jusqu'en 1835, et nous pour

(1) Voir suprà.

(2) Recherches sur Pothier, par M. A. Fremont.

rions même dire jusqu'à nos jours, au moins en ce qui regarde l'impôt supporté par la terre. Toutefois ces dégrèvements ne furent pas accordés à tous les départements en masse au prorata du montant de leur contingent, mais le bénéfice en fut dévolu tout entier à ceux des départements dont la taxe foncière semblait atteindre le revenu dans une plus forte proportion. C'est ainsi qu'en 1819 (loi du 16 juillet) 35 départements partagèrent entre eux la diminution de 3,991,704 fr. accordée sur le principal de la contribution foncière, et qu'en 1820 une nouvelle réduction de 6,764,561 fr. fut répartie entre 52 départements. Par ce système de dégrèvement partiel, le législateur trouvait le double avantage de laisser toute sa force à la taxe territoriale dans les contrées dont la fécondité naturelle et la richesse permettaient aux populations d'en souffrir impunément la perception et de soulager, aux seuls dépens du trésor, les pays plus pauvres ou trop obérés; l'impôt foncier, véritablement onéreux à son origine, a donc été en moins de 30 années considérablement réduit, puisque de 1794 à 1822, la somme totale de tous les dégrèvements réunis n'est pas inférieure à 85 millions; c'est-à-dire que la diminution dépasse 35 0/0 sur le chiffre du principal de la contribution foncière.

Cependant, malgré tous les soins pris par le législateur, malgré les réductions successives consenties en faveur des départements les plus frappés, et à raison même de leur surcharge, on n'est pas encore parvenu à établir entre le montant de l'impôt et la production de chacun d'eux une quotité uniforme.

En 1847, un auteur, dans une brochure alors fort répandue, a montré que sur les 85 départements de la France continentale

15 paient à l'impôt foncier 1/9 de leur revenu net.

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Ces chiffres font ressortir une inégalité flagrante dans la répartition de l'impôt; combien elle était plus criante encore avant que le législateur ne fut entré dans la voie des dégrèvements partiels! Que devaitelle être surtout avant 1789, alors que sous l'ancienne monarchie la variété la plus capricieuse existait en matière fiscale parmi les différentes provinces du royaume!

Voici, du reste, le tableau du principal de la contribution foncière et de ses dégrèvements depuis 1791 jusqu'à 1822 (2).

(1) Coffinières. Études sur le Budget, p. 273.

(2) Id., ibid., p. 217.

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Depuis 1822 le principal de l'impôt n'a plus subi aucun changement, et il est resté invariable au chiffre de 154,681,561 jusqu'en 1835. A cette époque une innovation assez grave fut introduite dans la contribution foncière et en modifia même quelques-uns des caractères distinctifs.

D'après les lois des 1er novembre 1790 et 3 frimaire an VII, le montant de la taxe territoriale décrété annuellement par le pouvoir législatif était de même réparti par lui entre les divers départements du royaume; le contingent départemental était à son tour distribué par les conseils généraux entre les arrondissements, puis par les conseils d'arrondissement entre les communes; enfin dans chaque commune les opérations cadastrales ayant permis d'évaluer le revenu net de chaque propriété, le chiffre de la contribution totale mise à la charge de la commune était ainsi divisé entre tous les immeubles. On ne faisait aucune distinction pour les propiétés bâties ou non bâties; toutes sans exception prenaient dans la somme de la redevance communale une part proportionnelle à leur revenu net. Sous l'empire de ces lois, la contribution foncière était vraiment un impôt de répartition, puisque le produit définitif en était déterminé à l'avance et inscrit au budget pour un chiffre invariable.

Mais en 1835 il fut décidé par la loi du 17 août (art. 2) que les maisons ou usines nouvellement construites seraient taxées comme les propriétés de même nature situées dans la commune, et (c'est en ce point même que consiste l'innovation) que le produit de leur cotisation, au lieu de venir pour une somme égale à la décharge de la commune, accroîtrait au contraire le contingent communal; par compensation, il fut aussi convenu que les propriétés bâties, détruites ou démolies feraient l'objet d'un dégrèvement dans la part contributive afférente aux

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