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sation sociale, qui lui imposait, partout et toujours, le devoir d'élever l'enfant et de protéger la femme.

Nous pourrions voir de la tyrannie seulement et de l'oppression, dans un ordre de choses permettant à l'homme irresponsable, à l'homme déserteur des charges de la famille, d'accaparer à son profit personnel et égoïste, le travail réservé autrefois exclusivement aux femmes par les lois et les mœurs. Tyrannie et oppression surtout, si la société, consacrant le droit du plus fort, maintenait d'odieuses interdictions contre le sexe faible, qui ne relève que de son abandon.

La liberté de l'industrie a-t-elle dédommagé la femme de l'ancienne répartition que les lois faisaient des occupations de chaque sexe? Evidemment non, puisque sur ce nouveau champ de bataille, où luttent un si grand nombre de concurrents, la victoire est restée au plus instruit, au plus fort; l'ouvrière se trouve écrasée ainsi par la prépondérance de F'ouvrier et par l'immoralité de toutes les classes; la position de la femme du peuple, autrefois semblable à celle de l'homme, quand elle n'était pas relativement meilleure que celle-ci, est aujourd'hui cent fois pire. Si cette concurrence, née de la liberté de l'industrie, lui fait enfanter tous les jours des merveilles, on ne peut nier non plus qu'elle n'ait créé de grands maux, par l'instabilité des salaires et l'absence de tout frein moral, qui a ravalé au-dessous de la brute une portion si nombreuse de nos populations ouvrières.

Or, dans ce mélange de bien et de mal, il est incontestable qu'en vertu des mœurs actuelles, la somme du mal tombe presque tout entière sur la femme, qu'elle accable souvent.

Sans récrimination contre le présent, sans glorification aucune du passé, j'en appelle ici à tous les hommes éclairés et impartiaux.

Qu'inferons-nous donc de là? Proposons-nous de rétablir ces arbitraires, ces vexatoires, ces humiliantes et tyranniqnes corporations, mortes depuis longtemps, au milieu d'un concert de réprobations unanimes?

Qui serait assez insensé pour inviter l'adulte, agité sur sa couche douloureuse, à chercher le calme et la vie en s'efforçant de se rapetisser jusqu'à son premier berceau?

Non, nous pensons qu'ordonner le recul au fleuve des générations humaines, c'est entreprendre de faire rétrograder l'ombre du cadran solaire aussi, quand nous prendrons des jalons sur la route du passé, ce ne sera jamais que pour les planter sur celle de l'avenir, en demandant à notre société moderne des lois et des institutions égales pour tous.

Comme il est établi que le travail de l'homme seul reste plus que suffisant pour les besoins de la consommation générale, il s'ensuit que par là même il est déjà trop peu rétribué pour suffire à l'entretien de

la famille, de sorte que la femme, privée de toute éducation industrielle, inférieure par les forces physiques, se trouve, en raison de notre organisation sociale, condamnée à lutter, non-seulement pour sa subsistance individuelle, mais pour celle de l'enfant, qui tombe presque toujours à sa charge. C'est ainsi qu'en cherchant à pourvoir à leurs besoins les plus pressants, ces êtres faibles que nous ne devrions compter qu'à l'école et au foyer, contribuent à avilir le salaire d'une manière déplorable.

Voilà, si je ne me trompe, une des plus grandes plaies de notre industrie moderne: j'indiquerai le remède que je crois unique, après avoir parcouru les principales phases de l'existence de l'ouvrière.

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Le filage était autrefois l'occupation presque exclusive des femmes : par métonymie, la quenouille désignait même la fille des rois, comme nous l'atteste encore l'ancien proverbe qui résume la loi salique.

Ce travail était si productif en France au temps de Duguesclin, que ce guerrier, fait prisonnier à Auray, ne craignit pas de fixer sa rançon au prix exorbitant de cent mille livres, parce qu'il savait, dit-il, que les Françaises fileraient leur quenouille pour la payer. A l'époque de la prospérité du filage domestique, les fileuses gagnaient de dix à quinze sous par jour, quand les dépenses nécessaires étaient moitié moindres qu'aujourd'hui.

Au XVIIIe siècle encore, d'après Roland de la Platière, les fileuses de laine gagnaient dix sous par jour (4).

Le filage absorbait autrefois si complétement les femmes dans la famille, que Colbert réunit avec peine deux cents ouvrières dans la première manufacture d'or filé qu'il créa à Lyon, pour affranchir la France, alors tributaire de l'étranger: le manque seul de fileuses paralysait la prospérité de l'établissement; l'archevêque de Lyon s'en plaignit même au ministre en disant : « Je fais tous mes efforts pour obliger les religieuses de mon diocèse à s'instruire dans ce métier.

Les travaux paisibles du foyer domestique, auxquels la femme ne pouvait suffire, durent battre en retraite devant l'invasion des métiers, des filatures et des mécaniques. Les premières machines à carder, filer et brosser la laine, furent importées en France de 1802 à 1804. Dès leur apparition, le filage domestique périclita, car un métier à filer, de soixante broches, conduit par un adulte et un enfant, exécute le travail

(1) Les gardeuses de vaches, cousant des bas près de leur troupeau, gagnaient sept sous.

de vingt fileuses à la main, et fabrique un fil beaucoup plus égal pour la finesse, la torsion, que celui de l'ouvrière qu'il a ruinée.

Le filage mécanique du lin et du chanvre, importé chez nous en 4826 seulement, eut une influence aussi promptement désastreuse pour le filage au fuseau et au rouet.

L'Angleterre nous envoya alors une telle quantité de fils (1), que le gouvernement français, s'inspirant des doctrines protectionistes, y vit un danger pour l'agriculture comme pour le commerce. Nos lins et nos chanvres ne trouvant plus de débouchés, une ordonnance royale proscrivit, en 1842, l'importation des fils et des tissus étrangers : le filage domestique n'en continua pas moins à être perdu sans retour.

Les toiles pour voilure étaient encore une des richesses industrielles de la Bretagne; cette contrée luttait victorieusement contre les concurrents étrangers; mais le tissage à la mécanique et l'invasion de la vapeur triomphent tous les jours des efforts impossibles que font les Bretons pour sauver d'une ruine complète cette ancienne occupation nationale qui répandait une grande aisance dans les campagnes surtout, en employant sous le toit domestique les femmes et les enfants au filage et à la confection des toiles.

Le Perche aussi vendait annuellement pour deux cent mille livres de fils.

Que devinrent les fileuses dans cette rapide révolution industrielle? Chaque chiffre nous montre ici une créature humaine qui souffre, végète, languit ou meurt. Les fileuses furent si promptement dépossédées, que, dans les environs de Roanne seulement, plus de vingt-cinq mille femmes qui, en 1835, produisaient près de sept cent mille kilog. de fil, étaient sans occupation en 1840. Dans moins de vingt ans, la mécanique, en Flandre et en Bretagne, fit aussi tomber la quenouille des mains de deux cent mille fileuses de lin et de chanvre.

Cet humble travail du pauvre disparut devant des sociétés puissantes qui, agglomérant les travailleurs les plus rapprochés, laissèrent, en Bretagne surtout, un grand nombre de villages dans la plus affreuse indigence. La faim, chassant de leurs demeures ces paisibles fileuses, les poussa plusieurs fois jusqu'à l'émeute. Un certain nombre d'entre elles, faute d'autres occupations, persistent à gagner cinq centimes par jour (2).

De réduction en réduction, ou plutôt de capitulation en capitulation devant la mécanique, elles sont arrivées à ce minimum de salaire dans certains districts de la Bretagne, du Maine et des Vosges.

(1) Plus de 700,000 kilogr. en 1839.

(2) Audiganne, les Populations ouvrières et les industries de France dans le mouvement social du XIX' siècle. Paris, 1854.

Quelques-unes, plus habiles, parviennent, dans une journée de quatorze heures, à élever leur gain de dix à vingt-cinq centimes. Une fileuse bretonne, qui a obtenu le premier prix pour la perfection de son filage, à l'exposition de 1855, gagnait trente centimes par jour à ce travail. Une demande de secours, alors faite en sa faveur par un membre de l'Institut, n'obtint ni succès ni réponse. Souvent ces femmes nécessiteuses des campagnes, ne trouvant aucune occupation rétribuée, vont, dans les longues et froides soirées d'hiver, tiller du chanvre, sans autre salaire que leur place à l'âtre petillant du laboureur.

En Bretagne, les anciennes fileuses travaillent tant que leur rouet peut marcher sans les réparations qu'elles ne sont point à même de payer; lorsqu'il leur fait défaut, elles sont réduites à la mendicité. La Sarthe, pour remédier à la ruine de l'industrie des fileuses, n'a encore trouvé que la triste et insuffisante ressource de l'assistance privée et publique.

L'enquête générale faite sur le filage domestique, à l'invasion des machines, se résuma ainsi : quatre cent mille femmes dont le salaire est anéanti et dont on ne sait comment utiliser les bras.

Au XVIIIe siècle déjà, la naissance et l'extension rapide d'industries autrefois étrangères à notre pays avait réduit le salaire des fileuses et multiplié le nombre des indigents; dans les écoles de charité, les maisons de refuge, les hospices, etc., on leur distribua de la laine, du lin, du chanvre qu'ils filaient. La révolution conjura la crise commerciale née de nos troubles civils, en faisant une espèce de droit au travail de cette libéralité du XVIIIe siècle. En 1793, une filature des indigents fut fondée à Paris, pour venir en aide aux femmes inoccupées. L'envahissement des métiers a rendu aujourd'hui plus que jamais cet établissement indispensable; aussi, la filature parisienne subsiste encore, sans avoir changé le but de sa fondation; elle reste ouverte à toute femme qui désire du travail; on lui fournit un rouet, un devidoir et une certaine quantité de filasse, qui la mettent à même de gagner 50 à 75 centimes par jour. Cependant, pour assurer ce trop modique salaire, on est contraint à d'énormes sacrifices, qui laissent apprécier la position précaire de la fileuse abandonnée de nos campagnes.

La filature des indigents dépense environ quatre cent cinquante mille francs par an, pour frais de fabrication et blanchiment de toile. Près de cinq mille femmes, en moyenne, y reçoivent des secours; mais la plus ou moins grande activité de l'industrie libre fait augmenter ou diminuer sensiblement le nombre des fileuses qui lui demandent l'emploi de leur temps; les ouvrières sont de trois à six mille, selon la détresse ou la prospérité commerciale.

On se plaint beaucoup de la désertion des campagnes; ne cherchet-on point cependant à la favoriser en concentrant ainsi dans les

grandes villes, et surtout à Paris, les institutions de bienfaisance? Je ne sache pas que la province ait une seule filature de ce genre. Du reste, leur multiplicité deviendrait aussi abusive que leur principe est déplorable; car, comme il est attesté qu'il n'y a pas de lutte possible entre le filage mécanique et le filage domestique, les fileuses subventionnées représentent le combat de don Quichotte contre les moulins à vent. Ne vaudrait-il pas mieux employer les fonds qui entretiennent des fileuses dans la misère, à la protection des femmes les plus abandonnées, pour l'apprentissage d'industries lucratives?

L'industrie du coton était presque nulle aussi avant la révolution. En 1762, les premières toiles furent tissées à Mulhouse, alors république suisse, avec du coton du Levant, filé à la main, dans les vallées des Vosges. Le tissage se faisait au foyer domestique, chez les tisserands disséminés dans les villages.

En France, Amiens fut le berceau de l'industrie cotonnière, qui, par le filage mécanique, s'étendit avec la même rapidité que celle des lins et des chanvres.

Aujourd'hui, presque toutes les filatures, excepté celles de passementerie et de grosse bonneterie, emploient la mécanique.

La filature à la main disparaît même de la Picardie, de la Normandie,. du Nord, etc., où elle avait persisté plus longtemps; il reste encore ici et là quelques fileuses de laine sans autre gagne-pain; il n'est pas besoin de dire que l'envahissement des mécaniques a eu pour elles des résultats semblables à ceux que nous avons énumérés pour le filage du lin et du chanvre, car les Bretonnes, fileuses de laine, gagnent actuellement quinze à vingt-cinq centimes par jour.

Le bobinage mécanique menace aussi de déposséder complétement, à Sainte-Marie et dans les environs, les misérables vieillards, les femmes, les infirmes qu'il laisse vivre encore d'une manière fort précaire.

Dans cette marche impitoyable des machines, l'invention du métier à bas devait tuer aussi une branche importante de travail, gagne-pain de la plus grande partie des femmes, dans presque tous nos départements; car le tricot à la main, comme le filage domestique, ne fut pas en état de soutenir la concurrence des mécaniques.

Les tricoteuses, gagnant autrefois les dix et vingt sous par jour qui en représenteraient aujourd'hui plus de vingt et quarante, ont eu le sort des fileuses; même avec du travail, elles sont nécessiteuses, si ce n'est indigentes. Quand cette vieille génération qui tombe tous les jours, fauchée par la misère plus encore que par les années, sera complétement éteinte, nous connaîtrons les tricoteuses, seulement par la triste célébrité qu'elles acquirent dans nos troubles civils.

A cette époque de leur histoire, leur gain diminuait sensiblement déjà, et leur position devenait précaire; la fondation de la filature des

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