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M. Mill. Aucun n'a pénétré avec une égale puissance au fond même de la question, et n'a su en démêler avec une égale lucidité les éléments.

Au siècle dernier, c'était la France qui donnait à la pensée moderne la direction et l'impulsion. C'était elle qui, par ses écrivains et par son exemple, prêchait la liberté aux nations de l'Europe, et qui, en éclairant l'opinion, créait une puissance redoutable à toutes les tyrannies. Depuis elle a cherché, dans la domination et dans la force des armes, une supériorité moins enviable et moins humaine. Mais si elle ne produit plus de Montesquieu, j'espère pour sa gloire qu'elle tiendra à honneur de ne pas attendre trop longtemps pour reconnaître que l'Angleterre est plus heureuse, et qu'elle ne croira pas sa vanité nationale intéressée à remettre à l'avenir le soin de proclamer le mérite d'une œuvre qui, pour n'être pas française, peut n'être pas moins utile à la France qu'aux autres nations. Il ne suffit pas de fermer les yeux pour éteindre la lumière. La seule revanche honorable que nous puissions prendre de l'Angleterre, c'est de profiter plus vite qu'elle-même des enseignements qu'elle nous envoie, et de mettre en pratique la parole de cet ancien : « Ce qu'a dit celui-ci, je le ferai. »

α

Je le souhaite à vrai dire plus que je ne l'espère, et M. Mill lui-même me fournit les raisons de cette défiance: « Un peuple, dit-il, peut préférer un gouvernement libre; mais si par indolence, ou par insouciance, ou par poltronnerie, ou par manque d'esprit public, il est incapable de faire les efforts nécessaires pour le garder; s'il ne veut pas se battre pour son gouvernement, quand celui-ci est directement attaqué; s'il peut être la dupe des artifices mis en œuvre pour l'en dépouiller; si, dans un moment de découragement, ou dans une panique temporaire, ou dans un accès d'enthousiasme pour un nom, il peut être amené à déposer ses libertés aux pieds d'un homme, ou bien à lui confier des pouvoirs qui le rendent capable de renverser les institutions, dans tous ces cas-là, ce peuple est plus ou moins impropre à la liberté, et quoique de l'avoir possédée puisse lui avoir fait du bien, il tardera extraordinairement à en jouir. »

Ces derniers mots sont durs et je les crois exagérés. M. DupontWhite, dans son introduction, s'élève avec une fierté patriotique contre cette sentence. Il réclame au nom de la France contre l'opinion si répandue qui la condamne à n'aimer que l'égalité aux dépens même de la liberté, et à se croire suffisamment libre à condition que la servitude soit égale pour tous. Oui, la France aime la liberté, mais il faut reconnaître qu'elle ne l'aime pas de cet amour opiniâtre et inflexible qui seul est digne d'elle et qui seul la conserve. Oui, elle aime la liberté tant qu'elle en est privée; mais dès qu'elle la possède, elle en a peur; elle l'aime sans la comprendre, sans en vouloir accepter les vraies conditions; chacun l'aime pour soi et la hait chez les autres. C'est cette

manière d'aimer la liberté qui a toujours fondé les despotismes. M. Mill dit quelque part: « Les lieux communs de la morale et les sympathies générales de l'humanité sont en faveur du type passif. On peut admirer les caractères énergiques, mais les caractères tranquilles et soumis sont ceux que la plupart des hommes préfèrent personnellement. Ce qu'il y a de passif chez nos voisins accroît notre sentiment de sécurité, et joue pour ainsi dire le jeu de ce qu'il y a chez nous d'impérieux. Les caractères passifs, si nous ne venons pas à avoir besoin de leur activité, semblent un obstacle de moins sur notre chemin. Un caractère satisfait n'est pas un rival dangereux... Chez les Français, la double éducation du catholicisme et du despotisme a fait de la soumission et de la résignation le caractère ordinaire du peuple, en dépit de leur vivacité naturelle, et le type le plus généralement reçu de sagesse et d'excellence. »>

N'est-ce pas là en effet notre histoire, et qu'avons-nous fait depuis un siècle si ce n'est de demander à grands cris la liberté et de la jeter au vent dès que nous l'avons possédée? Mais de là à conclure que nous ne devions jamais la ravoir et la garder, il y a loin. La sévérité de M. Mill ne va pas jusqu'à cette rigueur, et il croit trop aux enseignements de l'histoire et à la force native de toute intelligence replacée dans ses véritables conditions de développement pour penser que nous soyons à jamais incapables de mettre à profit nos propres expériences.

II

Le principe fondamental de la théorie représentative de M. Mill est que l'intelligence est la plus puissante des forces sociales. « Un homme, dit-il, qui a une croyance est une force sociale égale à quatre-vingt-dixneuf personnes qui n'ont que des intérêts. Ceux qui ont réussi à persuader au public que certaine forme de gouvernement mérite d'être préférée, ceux-là ont presque fait la plus grande chose qu'on puisse faire pour gagner à cette forme de gouvernement les pouvoirs de la société. Le jour où le premier martyr fut lapidé à Jérusalem, tandis que celui qui devait être l'apôtre des Gentils assistait au supplice, « consentant à sa mort, » quelqu'un aurait-il supposé que le parti de cet homme lapidé était alors et là le pouvoir le plus considérable dans la société?... Le même élément fit d'un moine de Wittemberg, à la diète de Worms, une force sociale plus puissante que l'empereur Charles-Quint et que tous les princes réunis en ce lieu... Le pouvoir physique et économique est loin d'être le pouvoir social tout entier... C'est ce que les hommes pensent qui détermine leur manière d'agir; et quoique les opinions de la moyenne des hommes soient déterminées par leur position personnelle plutôt que par la raison, ce n'est pas peu de chose que le pouvoir exercé sur eux par les convictions des hommes d'une classe

différente et de plus par l'autorité unanime des gens éclairés. Aussi lorsque la plupart des gens éclairés peuvent être amenés à reconnaître un arrangement social ou une institution politique pour salutaire et une autre pour mauvaise, l'une pour désirable, l'autre pour condamnable, on a fait beaucoup pour donner à l'une et retirer à l'autre cette prépondérance de force sociale qui la fait vivre. »

Si l'intelligence est la force sociale par excellence, la première condition d'un bon gouvernement est de tendre au développement intellectuel de tous les membres de la communauté, et la mesure dans laquelle il y réussit doit être regardée comme le plus sûr criterium de sa valeur réelle. En un mot, l'intelligence individuelle des gouvernés peut être considérée comme la force motrice qui fait marcher la machine. Reste alors, comme autre élément constitutif du mérite d'un gouvernement, la qualité du mécanisme lui-même, c'est-à-dire la mesure dans laquelle ce mécanisme est combiné de manière à tirer parti de la somme d'intelligence existante, et à s'en servir pour un but utile et pour l'accroissement de la puissance intellectuelle qui lui sert de levier.

L'ordre, dans le sens où on le prend habituellement, c'est-à-dire l'obéissance, la soumission à la loi, n'est qu'une condition du gouvernement et n'en saurait être le but. Il est bien évident qu'un pouvoir qui ne sait pas se faire obéir ne gouverne pas, et par là même n'existe pas. Mais il n'est pas moins clair qu'un pouvoir qui exige une obéissance sans limites, et sans autre but que l'obéissance même, n'est qu'un pur despotisme, ce qui est la négation même de l'idée de gouvernement, telle qu'elle a été définie plus haut.

Cependant quelques publicistes ont cru que l'idéal du gouvernement serait celui d'un homme de génie dont la volonté éclairée réglerait toutes choses pour le plus grand avantage de ses administrés; qui, en les débarrassant du soin de chercher eux-mêmes leur direction, leur assurerait la plus grande somme possible de bien-être. Cet idéal, qui est celui de la théocratie, tant ecclésiastique que civile, présente un certain nombre d'inconvénients dans l'application. Outre que les hommes sont assez disposés à se croire du génie quand ils sont les maîtres et qu'ils voient tout plier sous leur volonté, il ne manque pas de gens autour d'eux pour les rassurer, si par hasard ils éprouvaient quelque scrupule à cet égard. Mais enfin supposons que le bon despote réunisse toutes les qualités possibles et impossibles; qu'il donne à ses sujets la somme la plus considérable qui se puisse imaginer de bien-être et de gloire, croyez-vous que pour cela cet homme doive mériter la reconnaissance de l'humanité?

Loin de là, il aura donné au monde l'exemple le plus fécond en conséquences funestes; ce souvenir sera comme une séduction jetée à tous

les instincts de lâcheté et de matérialisme, ce sera le germe d'une corruption rapide que rien ne pourra corriger que son excès même. C'est le châtiment du despotisme de ne pouvoir faire que du mal, même avec la volonté de faire le bien, et d'avoir à lutter vainement, non-seulement contre sa propre corruption, mais contre son impuissance. Tous les despotes ont fait leurs efforts pour développer sous leur règne le bienêtre matériel, sachant bien que la foule ignorante et grossière est toujours prête à sacrifier sa liberté à ses appétits, qu'elle ne songe à ses droits que quand elle a faim, et que le meilleur moyen de tenir les oreilles fermées à toutes les prédications libérales, c'est de tenir les ventres bien remplis; tous ont échoué, et la misère publique a toujours fait justice de leurs illusions. Pourquoi? Parce que le propre du despotisme est de ne savoir pas se borner, et que l'exagération des dépenses en tarit nécessairement la source; parce que surtout un gouvernement qui prétend tout faire pour ses sujets les habitue nécessairement à ne rien faire; il diminue en eux l'activité, l'intelligence, source de tous les progrès. En les désintéressant de toutes les nobles et généreuses émotions, de la passion de la vérité, de la science, de la liberté, de la vie publique, il les condamne nécessairement à la recherche des émotions ignobles et égoïstes; il allume en eux toutes les fureurs du plaisir, par lesquelles ils essaient d'échapper au marasme intellectuel dans lequel il les fait croupir. L'expérience de tous les despotimes, comme de tous les gouvernements libéraux nous ramène donc également à la même conclusion, que tout repose en définitive sur la valeur individuelle des hommes dont la réunion constitue les sociétés, et que la meilleure forme d'administration est celle qui est combinée de manière à donner à chaque élément la possibilité du plus grand développement possible.

III

Mais si ce développement n'est possible que par l'initiative individuelle, il est évident que la première condition d'un bon gouvernement doit être de favoriser par tous les moyens et en s'effaçant le plus possible, l'accroissement de l'initiative et de l'activité intellectuelle de chacun, de même que le caractère d'un mauvais gouvernement est de comprimer et d'étouffer partout les manifestations de l'activité individuelle et de tenir la société en tutelle. Ce qui revient à dire que les pires gouvernements sont les gouvernements centralisateurs, et que les meilleurs seraient ceux qui ne retiendraient entre leurs mains que l'administration des intérêts absolument généraux. La centralisation administrative est la marque distinctive des gouvernements despotiques, de même que la décentralisation est la première nécessité de tout gouvernement libéral. Toute autre réforme est vaine avant celle-là. Avec la centralisa

tion, les républiques les plus démocratiques ne seront jamais que des despotismes déguisés. C'est un mécanisme essentiellement monarchique, et qui nécessairement, quoi qu'on fasse, ramènera toujours la monarchie. Il faut que les communes administrent tout ce qu'elles peuvent administrer, c'est-à-dire les intérêts exclusivement locaux, exactement par la même raison que les particuliers administrent leurs propres intérêts; il faut que les intérêts de canton, de département, de région enfin puissent être administrés par ceux qu'ils touchent, et que les conseils municipaux ou leurs délégués puissent se réunir où ils voudront et quand ils voudront pour s'entendre sur leurs intérêts communs, sans que l'État doive avoir sur ces délibérations d'autre contrôle que d'intervenir, s'il est nécessaire, pour en assurer les effets légaux.

On a beaucoup déclamé contre cet abandon des affaires locales aux conseils locaux. On a mis en avant l'ignorance des paysans, l'indifférence de chacun aux intérêts qui ne sont pas exclusivement les siens, sans s'apercevoir que ces arguments prouvent justement contre la thèse qu'on veut soutenir. Cette ignorance des affaires, cette indifférence égoïste sont précisément les effets et par conséquent la plus formelle condamnation du régime qu'on prétend défendre. Il importe, dit M. Mill, que les citoyens soient appelés de temps en temps à exercer quelques fonctions sociales. On ne considère pas assez combien il y a peu de choses dans la vie ordinaire de la plupart des hommes qui puisse donner quelque grandeur, soit à leurs conceptions, soit à leurs sentiments. Leur besogne est une routine, une œuvre d'égoïsme sous la forme la plus élémentaire, la satisfaction des besoins journaliers. Ni la chose qu'ils font, ni la manière dont ils la font n'éveillent chez eux une idée ou un sentiment qui les répandent hors d'eux-mêmes. Si des livres instructifs sont à leur portée, rien ne les pousse à les lire, et la plupart du temps l'individu n'a aucun accès auprès des personnes d'une culture bien supérieure à la sienne. Lui donner quelque chose à faire pour le public, supplée jusqu'à un certain point à toutes ces lacunes. Si les circonstances permettent que la somme de devoir public qui lui est confiée soit considérable, il en résulte pour lui une éducation. >>

D'ailleurs, on ne songe pas assez que si les arguments qu'on oppose à l'administration locale ont une valeur, ils l'ont surtout contre le suffrage universel, qui en définitive remet au caprice des gens les moins éclairés la décision des affaires les plus compliquées et des intérêts les plus généraux, et par là même les moins accessibles à l'intelligence du vulgaire.

«Si les autorités locales et le public local sont inférieurs aux autorités centrales et au public central, pour la science des principes d'administration, ils ont cet avantage, qui compense tout, d'être plus directement intéressés au résultat. Les voisins d'un homme, le proprié

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