Images de page
PDF
ePub

de faire déposer à chaque électeur une liste de votes, contenant plusieurs noms, outre celui de son candidat préféré. Le vote d'un électeur ne servirait qu'à un candidat; mais si l'objet de son premier vote échouait dans sa candidature, faute d'avoir obtenu la quotité voulue, le second serait peut-être plus heureux.

« L'électeur pourrait porter sur sa liste un plus grand nombre de noms, dans l'ordre de sa préférence, de façon à ce que si les noms qui sont en tête de sa liste n'obtiennent pas la quotité, ou l'obtiennent sans son vote, le vote puisse néanmoins être employé au profit de quelque autre dont la nomination en sera aidée. Afin d'obtenir le nombre de membres voulu pour compléter la chambre, et aussi afin d'empêcher les candidats très-populaires d'absorber presque tous les suffrages, quelque nombre de voix qu'un candidat pût obtenir, on ne lui en compterait pas plus que la quotité voulue pour sa nomination. Les autres électeurs qui auraient voté pour lui verraient compter leurs votes à la première personne qui, sur leurs listes respectives, en auraient besoin, et qui pourrait, avec ce secours, compléter la quotité. Pour déterminer entre tous les votes obtenus par un candidat lesquels seraient employés à sa nomination, et lesquels seraient donnés à d'autres, on a proposé plusieurs méthodes, dont nous ne parlerons pas ici. Naturellement, chaque candidat garderait les votes de tous ceux qui ne voudraient pas être représentés par un autre; pour le reste, tirer aut sort serait un expédient très-passable, à défaut de mieux. Les listes de votes seraient remises à un bureau central où les votes seraient comptés, puis cotés, hiérarchisés par premier, deuxième, troisième, etc.; la quotité serait allouée à tout candidat qui pourrait la parfaire, jusqu'à ce que la chambre fût complète, les premiers votes étant préférés aux seconds, les seconds aux troisièmes, et ainsi de suite. Les listes de votes et tous les éléments du calcul seraient placés dans des dépôts publics et accessibles à tous les intéressés; et si quelqu'un, ayant obtenu la quotité voulue, n'avait pas été nommé, comme c'était son droit, il lui serait aisé de prouver la chose. >>

Je ne puis ici m'engager à la suite de M. Mill dans la discussion de détails, par laquelle il s'applique et réussit fort bien, à mon avis, à démontrer l'excellence de ce plan et à réfuter les objections qui y ont été faites.

Outre l'avantage immense d'assurer le droit de représentation aux. minorités, qui constitueut presque toujours le véritable élément du progrès, il en a un autre qui n'est guère moins considérable, celui d'ouvrir l'accès du parlement à tous les hommes distingués par un mérite quelconque. De cette manière, la supériorité intellectuelle devient un titre réel à la surveillance des intérêts de la nation, l'on met à néant ce reproche trop souvent mérité par les démocraties

d'avoir une secrète préférence pour les médiocrités, et, du même coup, on fait disparaître en partie le danger des gouvernements de classe.

Cependant, il n'est pas complétement supprimé. Comme la grande majorité des votants dans la plupart des pays se composerait de travailleurs manuels, le double danger d'un niveau trop bas d'intelligence politique et celui d'une législation de classe continuerait d'exister.

Pour y obvier, M. Mill propose une nouvelle combinaison qui pourra paraître singulière dans notre pays, mais dont il y a des exemples en Angleterre. L'intelligence étant, selon lui, la condition essentielle du droit de contrôler les actes d'un gouvernement (et le parlement ne pouvant, par nature, avoir d'autre attribution que celle de contrôler), il voudrait que la mesure du droit électoral fût déterminée par celle même du développement intellectuel. Tout homme, pour avoir une voix, devrait au moins savoir lire, écrire et compter. Mais tous ceux qui exerceraient des professions libérales, qui auraient donné des marques d'intelligence, qui auraient rempli certaines charges délicates ou importantes, auraient droit à avoir chacun un certain nombre de voix proportionnel aux qualités intellectuelles dont ils auraient fait preuve, mais sans jamais cependant que ce nombre puisse devenir tel, qu'au lieu de faire simplement contrepoids à la majorité numérique des classes populaires, il transporte à une autre catégorie d'individus la prépondérance qui constitue précisément le danger à éviter.

Du reste, il ne se dissimule nullement les difficultés d'application que peut présenter à première vue la combinaison qu'il propose. Mais il est convaincu, et je le suis comme lui, que les difficultés réelles ne sont pas dans la chose elle-même, mais dans les préjugés contraires, qui ne manquent jamais d'entraver toutes les mesures auxquelles les esprits ne sont pas suffisamment préparés. La plupart de toutes ces prétendues impossibilités, que les esprits étroits opposent régulièrement à toute tentative de réformes et de progrès, tiennent surtout aux habitudes matérialistes de nos esprits, qui nous font toujours transporter à ce que, par un terme aussi vide que commode, nous appelons la nature des choses, les difficultés que nous nous créons à plaisir, et qui ne sont presque toujours que des conséquences logiques des principes de notre éducation, et que par conséquent une éducation contraire ferait disparaître comme par enchantement. C'est ainsi que nous sommes habitués à trouver parfaitement ridicule une idée qui cependant est parfaitement raisonnable, fondée en justice, et qui commence à attirer l'attention des esprits éclairés, celle de donner aux femmes les mêmes droits politiques qu'aux hommes, puisqu'on leur reconnaît bien le droit de supporter les mêmes charges. M. Mill profite très-habilement de la situation présente de l'Angleterre, gouvernée par une femme, pour protester contre le

préjugé qui lui refuserait, si elle n'était pas reine, l'intelligence nécessaire pour voter à côté du plus épais de ses tenanciers.

VI

Le rôle de l'assemblée ne peut être ni de gouverner, ni d'administrer, parce que la première condition de tout gouvernement et de toute administration, c'est la responsabilité de ceux qui gouvernent et qui administrent. Or, une responsabilité partagée entre tous les membres d'un parlement devient nécessairement illusoire, ou pour mieux dire elle n'existe pas. En effet, le parlement étant la représentation de la nation entière, arrive nécessairement, s'il ne sent hors de lui-même aucun pouvoir constitué, à se confondre bientôt avec la nation même, au nom de la souveraineté du peuple. Il en résulte qu'il finit par ne plus connaître d'autre responsabilité que celle de chacun envers luimême, ce qui, dans l'état présent, constitue un très-médiocre frein aux entraînements de passion et de parti. Le parlement, avec la presse, représente donc la surveillance exercée par la nation sur le gouvernement; il est l'organe principal de l'opinion publique, le juge de l'administration, c'est lui qui par son contrôle rend effective la responsabilité du pouvoir exécutif. Par tous ces caractères, il est contradictoire qu'il puisse lui-même prendre une part active et directe à la gestion des affaires, puisqu'il ne pourrait le faire sans se rendre incompétent, sans détruire la responsabilité même dont il est l'instrument, sans se constituer à la fois juge et partie.

La responsabilité est si bien l'élément essentiel de tout gouvernement et de tout ce qui y prend une part quelconque, que, loin de la supprimer en concentrant tous les pouvoirs dans une assemblée unique, M. Mill, comme presque tous les publicistes sérieux, cherche le moyen d'établir, à côté du parlement, une autre assemblée qui, sans avoir de pouvoirs supérieurs à ceux des représentants élus de la nation, les préserve par sa seule présence de l'influence corruptrice d'un pouvoir qu'ils s'habitueraient facilement à considérer comme absolu. Il voudrait que le contrôle exercé par le parlement sur les actes du pouvoir exécutif pût être à son tour contrôlé par une assemblée. Il pense qu'il n'y a pas d'autre moyen de tenir éveillé chez les représentants le sentiment de la responsabilité, qui ne tarderait pas à s'affaiblir s'ils n'avaient pas à se préoccuper du jugement d'une autre autorité.

Dans les pays où, comme l'Angleterre, il existe encore une aristocratie, cette seconde assemblée se composera tout naturellement des principaux membres de cette aristocratie. Dans les autres, elle pourra se composer, suivant certaines règles, des hommes qui auront occupé les principales fonctions publiques. De cette manière on arrive en quelque

sorte à une échelle de responsabilités étagées les unes au-dessus des autres, le parlement contrôlant l'administration, et le parlement à son tour contrôlé par la seconde chambre; le tout placé, par une publicité sans limites, sous le contrôle incessant de la presse, organe naturel et nécessaire de l'opinion publique.

Cependant il ne prétend nullement revêtir la chambre des hommes d'État, comme il l'appelle, d'un pouvoir réellement supérieur à celui du parlement. Il reconnaît parfaitement que cette fameuse pondération, tant prônée par les équilibristes politiques, n'est qu'une fantaisie métaphysique sans réalité! Une constitution ne peut se maintenir sans révolution qu'à la condition de laisser la prédominance réelle à l'élément qui prédomine réellement dans le pays. Par conséquent, l'élément populaire qui domine chez la plupart des nations de l'Europe doit avoir la première place dans la constitution, et le parlement qui le représente plus spécialement ne saurait sans danger être soumis à aucune autre puissance. La seconde chambre n'est donc pas en réalité un pouvoir dirigeant, mais une simple précaution contre les entraînements possibles des partis et un rappel constant à la modération et à la réflexion, parfois illusoire, mais souvent utile.

C'est surtout dans la constitution du pouvoir exécutif que le principe de la responsabilité personnelle doit avoir tout son effet. M. Mill insiste pour que chaque branche de l'administration soit bien déterminée, et que le fonctionnaire qui en est chargé ne puisse trouver aucun subterfuge pour échapper à la responsabilité de ses actes. A cette responsabilité du chef, il serait bon d'ajouter, comme le demandait Benjamin Constant, celle de tous les fonctionnaires à tous les degrés. Le recours contre le ministre dirigeant à beau être possible d'après la constitution, ce recours est nécessairement entouré de tant de difficultés, quand il s'agit pour un particulier de poursuivre son droit contre le chef d'une administration, que les effets de la responsabilité dans bien des cas demeurent illusoires. Ce n'est pas trop exiger que les fonctionnaires subalternes soient astreints à concilier avec l'obéissance qu'ils doivent à leurs supérieurs, celle qu'ils doivent surtout aux lois du pays. Il n'est ni juste ni raisonnable que l'administration soit seule investie du droit de réprimer ses propres excès et de juger dans sa propre cause. Cette anomalie constitue une violation flagrante des principes les plus élémentaires de la justice. Cette simple réforme, en complétant le système de responsabilité présenté par M. Mill constituerait à elle seule dans plus d'un pays un progrès très-considérable.

Quant au chef du pouvoir exécutif, c'est naturellement le roi dans les pays monarchiques. Cependant M. Mill observe que dans les gouvernements constitutionnels le pouvoir exécutif appartient réellement aux ministres, qui, malgré la nomination officielle émanant du roi, tiennent

en définitive leur mandat de la volonté du parlement. C'est lui en effet qui, par ses votes, les désigne au choix de la couronne, et qui, en leur ôtant sa confiance, leur enlève les fonctions dont il les a fait revêtir. M. Mill en conclut très-logiquement que, dans un gouvernement républicain, le chef du pouvoir exécutif doit également être nommé par l'assemblée des représentants. Cependant, pour éviter les changements de politique trop fréquents, il ne voit pas d'inconvénients à ce que la puissance exécutive lui soit remise pour un temps déterminé, pendant lequel il resterait indépendant du vote de l'assemblée. Mais comme cette combinaison, en cas de conflit, pourrait créer une situation sans issue, il propose de donner au président le droit qui appartient de fait dans les monarchies au premier ministre, celui d'en appeler au pays par de nouvelles élections.

Il ne se dissimule pas cependant le danger qui peut résulter de ce système pour la liberté et pour la constitution même. Il est possible en effet que le chef du pouvoir exécutif abuse dans un intérêt d'ambition personnelle de la puissance que lui donnerait l'approbation hautement déclarée du peuple. Il ne voit à cela qu'un remède, c'est que, dans les pays où il est possible que ce danger se produise, le parlement soit investi du droit de faire rentrer par un seul vote, dans la vie privée, l'homme qui pourrait inspirer de semblables inquiétudes. Dans ce cas même, dit-il, cette prérogative du parlement, si énorme qu'elle paraisse, n'est qu'une faible sûreté! Ce qui revient à dire que la liberté ne peut trouver de sécurité réelle que dans les pays où de longues traditions de gouvernement despotique n'ont pas énervé les âmes et ne les ont pas habituées à se désintéresser du soin de maintenir leur dignité et de défendre leurs droits.

VII

J'ai cru qu'il était nécessaire de présenter avant tout une sorte de résumé des idées principales contenues dans ce livre. En somme, c'est ce qui importe surtout au lecteur, bien plus que l'appréciation et l'opinion personnelle du critique. Quand il s'agit d'une œuvre de la valeur de celle-ci, le meilleur moyen de lui attirer l'attention des esprits sérieux, c'est d'en faire entrevoir quelques parties. D'ailleurs, la méthode contraire, trop souvent employée, donne au critique tous les avantages du monologue, auprès des lecteurs qui ne connaissent pas encore l'œuvre critiquée. Elle a en même temps l'inconvénient de donner au blâme l'apparence de la calomnie, à l'éloge celle de la complaisance; mais surtout de condamner les observations du critique à être peu comprises. C'est le reproche que je ferai à l'introduction de M. DupontWhite. Elle devient très-claire quand on a fini de lire le volume; mais

« PrécédentContinuer »