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jusque-là elle reste assez obscure. M. Dupont-White, tout plein du souvenir de l'écrivain qu'il vient de traduire, s'entretient, sans souci du lecteur, avec cet interlocuteur invisible; en ouvrant le livre, l'on se trouve du premier coup dans la situation d'un honnête provincial, habitué à dire clairement les choses et à les nommer carrément par leur nom, qui tomberait d'un coup de baguette au milieu du jargon élégant et raffiné d'un salon parisien. Il entend bien les mots, la plupart du temps; les phrases lui paraissent suffisamment construites; mais il ne peut réussir à savoir de quoi l'on parle, et chaque fois qu'il se croit près de saisir le fil, l'allure sautillante de la conversation le lui fait perdre. C'est ce qu'on appelle causer à Paris. Le seul moyen, à mon avis, de rendre au travail de M. Dupont-White toute sa valeur, ce sera, à la prochaine édition, de mettre l'introduction à la fin du volumc.

Cependant elle n'est pas tellement obscure, même à la place qu'elle occupe, qu'on n'y puisse découvrir sans aucune peine un esprit généreux et fermement convaincu que les sociétés ne peuvent vivre d'une manière honnête que par la liberté. Son style, souvent hasardeux, sautillant, violenté à la façon de Michelet, sait aussi parfois modérer ses excès de manière à les transformer en qualités. Je ne puis mieux faire pour terminer que d'en citer une page : « Jusqu'à la fin du XVII siècle, tout s'était balancé entre les deux pays, richesses, colonies, manufactures, grandeur militaire et navale; on peut même dire qu'à ce dernier égard l'avantage était du côté de la France. Mais à partir de cette époque, la fortune des deux peuples fut comme leur liberté ! La Grande-Bretagne, purgée des Stuarts, ne cesse de grandir; mais la France, visiblement maléficiće, semble perdue de langueur et d'épuisement, condamnée à subir l'aggravation de sa monarchie et la ruine totale des libertés qui n'étaient pas étrangères à sa tradition. Tandis que la GrandeBretagne, restituée à elle-même, se redressait dans ses proportions naturelles, la France, identifiée à ses rois, n'eut désormais que leur taille, celle de Louis XIV sur ses fins, du régent, de Louis XV. Laissons là leurs vices qui leur ont été reprochés de reste. Ce n'est pas que leur cynisme, outre leur immoralité, ne soit infiniment répréhensible; il me semble qu'ils auraient bien pu faire quelques façons avec les apparences qui veulent être sauvées, avec le monde, qui veut être trompé, comme dit le cardinal de Retz. Mais après tout, un polygame tel que Salomon, un veuf comme Henri VIII peuvent être de grands rois, bâtir des temples, changer la religion, laisser un renom de sagesse et non moins de proverbes que Michel Cervantès. Tout autres furent les souverains auxquels on faisait allusion en premier lieu d'affreux égoïstes, de vrais mérovingiens, de purs Orientaux pour la fainéantise et le fatalisme; de telle façon qu'au lieu du Titan qui eût été nécessaire pour porter le poids de la monarchie, alors qu'elle se faisait absolue, la France eut sim

plement un reste de grand roi et la fin des Bourbons, aussi défaillants, aussi propres à tout perdre que l'étaient les Valois deux siècles auparavant. »

VIII

Dans l'exposition de la doctrine de M. Mill; j'ai cru pouvoir, sans m'exposer au reproche d'infidélité, changer quelque chose à l'ordre dans lequel il a disposé ses idées.

En effet, il commence par chercher théoriquement quelles sont les conditions essentielles d'un bon gouvernement, ce qui l'amène à conclure que le meilleur de tous est le gouvernement représentatif. Puis il entre aussitôt dans la discussion de tous les éléments qui le constituent, et réserve pour la fin l'exposition de ses idées sur la décentralisation, soit qu'il la considère comme le couronnement et l'effet nécessaire de l'application des mesures précédemment exposées, soit que la publication antérieure du livre de la Liberté, où les principes généraux relatifs à cet objet sont énoncés, lui ait paru être une introduction suffisante à cet égard.

Un autre point non moins important me paraît n'avoir pas reçu dans le livre de M. Mill tous les développements nécessaires : c'est celui des limites du pouvoir gouvernemental. Si je fais à l'auteur cette objection, ce n'est pas que j'aie sur sa vraie pensée le moindre doute. Elle éclate à chaque page pour qui sait lire, et surtout pour qui connaît le livre de la Liberté. Mais malheureusement tout le monde ne l'a pas lu; bien des gens ne voient dans un livre que ce qui y est formellement exprimé; et, il faut bien le dire, c'est surtout à cette catégorie d'esprits qu'il faut songer quand on croit écrire quelque chose d'utile. Ce sont eux, en effet, qui constituent la majorité. Les sous-entendus ne sont intelligibles qu'aux esprits très-cultivés, que l'éducation a mis d'avance en communion d'idées avec l'écrivain dont ils lisent les œuvres. Sont-ce bien ceux-là qu'il s'agit d'éclairer? Nos habitudes littéraires ont je ne sais quoi d'aristocratique qui explique peut-être en partie le peu de diffusion des idées. Un homme accoutumé, comme M. Mill, à vivre au milieu d'un certain courant d'idées libérales, nettes et précises, fruit de longues réflexions, arrive naturellement à considérer comme vulgaires un grand nombre de principes qui, pour sembler élémentaires aux esprits réfléchis, n'en sont pas moins fort obscurs, ou même complétement inconnus aux autres.

Sans nous occuper de ce qu'a pu être l'État dans les temps passés, il me paraît clair que, désormais, il ne saurait plus être qu'une association d'intérêts, et que la première règle de toute association de cette nature est de n'associer que les intérêts auxquels ne suffit pas la

garantie individuelle, c'est-à-dire que l'État ne doit faire que ce qu'il peut faire mieux que les particuliers. Le contraire serait un véritable contre-sens. Quel est l'individu qui voudrait remettre à l'État l'administration de sa fortune privée? Ce serait le communisme. L'État représente la nation, et, par cette raison, il ne peut administrer que les intérêts purement nationaux. Les intérêts exclusivement privés, aussi bien que ceux qui se rapportent uniquement à la commune, au canton, au département, doivent rester en dehors de l'administration générale.

Or les intérêts généraux sont en fort petit nombre. Tout se borne à peu près à la défense du territoire national, à la protection du commerce maritime, c'est-à-dire aux relations de chaque nation avec les nations étrangères. Par conséquent, la marine, l'armée, la diplomatie, voilà où s'exerce naturellement et nécessairement l'action de l'État, sous le contrôle du parlement.

L'armée elle-même, tout en restant soumise au pouvoir exécutif, pourrait être décentralisée. Quel inconvénient y aurait-il à ce que les contingents des diverses régions ou provinces fussent répartis dans les villes de ces mêmes régions et n'en pussent sortir que sur l'ordre du pouvoir exécutif, approuvé par la chambre élective? De cette manière, on éviterait ces formidables concentrations de troupes, dont la présence, sur certains points, ne s'accorde pas toujours avec les intérêts de la liberté. En cas de guerre probable, le parlement n'hésiterait jamais à approuver les mesures nécessaires à la défense du territoire. C'est ce que les Romains avaient parfaitement compris. Ils avaient défendu qu'aucune armée pût approcher de Rome au delà d'un rayon déterminé. Cette loi n'a été violée qu'après que les armées romaines, presque entièrement composées d'étrangers, et habituées par de longues guerres à ne connaître plus que leurs chefs, ne furent plus entre leurs mains que des instruments contre la liberté de leurs concitoyens. Dans les temps modernes, avec le principe de non-intervention, qui tend à dominer les relations internationales, avec l'affaiblissement de l'esprit de conquêtes, avec la constitution des armées nationales, presque exclusivement composées de citoyens, une pareille loi aurait le double avantage de refréner les ambitions particulières et de prémunir les provinces contre la nécessité qui, jusqu'à présent, les a contraintes d'accepter sans examen toutes les modifications du régime central.

D'ailleurs, il est bien évident que les intérêts de toutes les nations, en se confondant sur une foule de points par la liberté du commerce, par la nécessité des échanges, par les rapports de plus en plus fréquents, par la multiplication des chemins de fer, diminueront de plus en plus la nécessité des armées permanentes. On finira par comprendre que, depuis qu'on ne pille plus les pays conquis, toute conquête est une

duperie, et on le sentira d'autant plus quand les habitudes de décentralisation laisseront à chaque groupe le soin de se gouverner lui-même. Quel intérêt pourra-t-on avoir dès lors à forcer un peuple à se dire français plutôt qu'allemand, si ce n'est la mince satisfaction de transformer les cartes de géographie? Si les préjugés aveugles d'orgueil national, si l'ambition inconsidérée des souverains, si les conséquences mauvaises de l'organisation présente des nations, fondée en plus d'un pays sur la contrainte, rend encore chimérique pour un temps plus ou moins long l'espérance de voir disparaître toute possibilité de lutte armée, il n'en est pas moins vrai que les chances sérieuses de guerres tendent chaque jour à diminuer, et que l'on peut prévoir un temps où le régime de la liberté et la reconnaissance forcée du droit qu'ont les nations de se gouverner à leur guise permettront à chacune de ne plus se préoccuper des agitations voisines.

Un des meilleurs moyens pour arriver à ce résultat, c'est la réduction des armées permanentes. Ces innombrables armées, dont l'entretien épuise doublement le pays, par l'accroissement formidable des dépenses et par la diminution des forces productives, sont entre les mains des souverains une tentation incessante. Instituées contre la guerre, elles en sont devenues la cause la plus fréquente. Quand un mot suffit pour mettre en mouvement cinq cent mille hommes, il suffit d'un moment de dépit ou de colère pour que le mot échappe. D'ailleurs, elles constituent dans la nation une sorte de nation armée, dont les intérêts sont différents et peuvent devenir contraires.

Le besoin d'activité, le désir d'avancer, l'espérance de la gloire, l'esprit militaire, la permanence des haines, la lutte des vanités nationales, tout incline l'esprit des chefs et souvent des soldats à l'amour de la guerre. Elle se perpétue par les moyens mêmes qu'on a imaginés pour la rendre impossible. Sauf des cas extrêmement rares, les seules guerres légitimes auxquelles les nations doivent se tenir préparées sont les guerres d'indépendance. Il faut que chacune soit prête à repousser vigoureusement l'ennemi qui tenterait d'envahir son territoire. Il suffirait que l'exemple fût donné pour que toutes s'empressassent de le suivre. Dès lors, la guerre serait à peu près impossible.

En tout cas, quoi de plus facile que de conserver les cadres, en réduisant le nombre des soldats? Pourquoi n'y aurait-il pas des officiers chargés d'exercer dans les diverses localités les soldats renvoyés dans leurs foyers? Les questions d'organisation ne seraient pas difficiles à résoudre, du moment qu'on aurait accepté le principe, et les conséquences ne tarderaient pas à s'en faire sentir.

IX

Il est bien clair que le pouvoir exécutif, dans ce système, ne devrait avoir entre les mains qu'une faible partie du budget qui s'accumule aujourd'hui dans les caisses de l'État. N'ayant à subvenir qu'aux dépenses absolument générales, il n'aurait plus besoin des sommes énormes qui lui sont nécessaires pour faire face à tous les détails d'un gouvernement centralisé.

Le même système de décentralisation s'appliquerait sans grande difficulté à tout le reste de l'administration. Le ministère des travaux publics serait réduit à des attributions fort restreintes, puisque chaque commune, chaque département, chaque région seraient chargés de la construction et de l'entretien des travaux dont ils recueilleraient les avantages, et que l'État n'aurait à y intervenir que dans le cas où les administrations locales seraient dans l'impossibilité manifeste de subvenir à la totalité des dépenses. Dans ce cas, le parlement pourrait autoriser le pouvoir exécutif à leur prêter son concours.

La justice, rendue par le jury dans les affaires criminelles, par les chambres de commerce dans les affaires commerciales, par les juges de paix et les tribunaux de canton dans les affaires civiles, pourrait être complétement indépendante de l'État. Les chambres d'appel, la cour de cassation se rattacheraient à un ministère spécial, chargé des nominations supérieures, sous sa responsabilité, et dont le chef, institué par le parlement, n'aurait à répondre que devant lui. Quant aux fonctionnaires inférieurs, il y aurait, je crois, avantage à ce qu'ils fussent choisis par les conseils locaux. Le point principal serait que l'administration de la justice fùt complétement en dehors de toute passion politique; le second, que les tribunaux fussent assez nombreux pour éviter l'accumulation des affaires et les longueurs qu'elle entraîne.

Quant à l'inamovibilité du juge, sauf le cas où il tomberait lui-même sous le coup de la loi répressive, je la considère, avec M. Mill, comme une des nécessités de sa position. Je conçois bien que cette inamovibilité peut parfois avoir ses inconvénients, et que la garantie qu'elle présente n'est pas absolue, puisqu'il reste toujours au ministre la faculté de donner un avancement plus rapide à ceux des fonctionnaires, placés sous ses ordres, qu'il préfère.

Mais on n'a pas encore trouvé de combinaison qui concilie toutes les difficultés. Si c'est un inconvénient de ne pouvoir changer un fonctionnaire qui ne s'acquitte pas de ses fonctions avec tout le zèle désirable, c'en serait un plus grand encore de laisser à la discrétion d'un ministre la destitution d'un magistrat qui a besoin souvent d'être complétement indépendant, et qu'il pourrait être imprudent de placer dans

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