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la nécessité de choisir entre sa conscience et sa place. S'il est mauvais que son avancement dépende du ministère, il pourrait l'être encore plus qu'il dépendit du suffrage de ses justiciables. S'en remettre uniquement à l'ancienneté serait certainement le meilleur moyen d'assurer l'impartialité du juge, mais ce pourrait être un encouragement à la paresse et à la négligence, qui parfois ne sont pas moins préjudicables que la partialité même.

Un point important serait de rendre la responsabilité de chacun, et celle du juge lui-même, aussi effective que possible. Je voudrais que tout jugement réformé en appel donnât à la partie injustement condamnée le droit de poursuivre le premier juge, de manière à ce qu'il pût être ou obligé à payer des dommages-intérêts ou même destitué, dans le cas où les débats révèleraient de sa part négligence ou partialité; je voudrais que, même dans le cas où cette poursuite n'aurait pas lieu, la cour de cassation fit une enquête toutes les fois qu'un jugement serait réformé en appel; enquête qui, du reste, serait facile à faire, puisque toutes les pièces et tous les débats devraient être publics et publiés.

Ceux que ne satisferaient pas encore ces garanties ne doivent pas oublier que je suppose un pays où chacun aurait le droit d'exprimer son opinion sur toutes choses, de discuter tout ce qui lui paraîtrait discutable; où l'État, ne se faisant juge d'aucune doctrine, n'aurait à s'inquiéter que des actes; où la presse pourrait tout dire, à la seule condition de n'en appeler jamais à la force et de ne jamais attaquer les personnes hors de leurs actes publics; où, enfin, la seule mission des tribunaux serait de décider les contestations civiles et de garantir contre toute violence les droits et la liberté de chacun. Considérée à ce point de vue, l'organisation de la justice devient la condition essentielle de la liberté, et je m'étonne que M. Mill n'y ait pas insisté un peu plus.

Il y a là, en effet, un préjugé singulier à détruire. Beaucoup de gens s'imaginent assez volontiers que la liberté et la licence sont deux sœurs qui se donnent la main, et que l'une ne peut se montrer sans amener l'autre à sa suite. La vérité est que ce sont les deux plus irréconciliables ennemies, qu'elles forment entre elles la contradiction la plus absolue, et que le premier soin de toute institution libérale doit être d'abord de se prémunir contre la licence. La liberté consiste essentiellement dans le respect réciproque de tous les droits individuels; la première règle pour chaque homme qui tient vraiment à sa liberté est de reconnaître à chacun de ceux qui l'entourent exactement les mêmes droits qu'il veut qu'on lui reconnaisse à lui-même. La licence n'est au contraire que l'usurpation de chacun sur les droits des autres; c'est la négation de l'égalité en même temps que de la liberté; c'est

la conséquence immédiate de cette fausse et funeste doctrine qui, depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours, s'entête à confondre la souveraineté avec la liberté, et qui substitue régulièrement au despotisme d'un seul le despotisme d'une classe. Or, comme le despotisme populaire, en raison même de l'ignorance de ceux qui l'exercent, est mille fois plus tyrannique que ne peut l'être celui d'un souverain unique, il en résulte nécessairement que toute tentative de gouvernement populaire a toujours ramené fatalement au gouvernement d'un seul. C'est ainsi que toute l'histoire du passé n'est que la démonstration prolongée de l'influence des idées sur la société.

Or, du moment que les tribunaux n'ont plus à protéger que les droits individuels, et qu'ils cessent de se poser en protecteurs de telle ou telle doctrine religieuse, morale ou politique, il est bien évident que les dangers de partialité sont diminués dans une proportion considérable, et que les précautions contre les entraînements possibles des juges cessent également d'être nécessaires.

M. Mill ne parle pas du ministère de l'instruction publique et des cultes, parce que ces deux objets, relevant de la conscience individuelle, ne rentrent pas dans la sphère naturelle d'action des pouvoirs législatif et exécutif. La seule restriction qu'il apporte sur ce point à la liberté individuelle, c'est l'obligation qu'il impose aux parents de donner à leurs enfants l'instruction élémentaire. Rien de plus juste en effet. L'enfant n'est pas simplement la propriété du père. A côté des droits de la famille, il y a le droit de l'enfant. Il doit être mis en état de se servir de son intelligence tout comme de ses bras. Il faut que les parents lui fassent apprendre à lire, à écrire et à compter, par la même raison qu'ils doivent subvenir à ses besoins physiques.

X

L'organisation sociale, ainsi conçue, a nécessairement pour base le suffrage universel. Au premier degré seraient les conseils municipaux, nommés par tous les habitants de la commune et qui, par réunion ou par délégation, constitueraient les conseils cantonaux et départementaux, lesquels à leur tour pourraient constituer de la même manière les assemblées extraordinaires que pourrait rendre nécessaires la délibération sur des intérêts communs à plusieurs cantons ou à plusieurs départements. Mais si le suffrage à deux degrés peut suffire pour les assemblées cantonales, départementales ou provinciales, il faudrait nécessairement, pour le choix des représentants de la nation, revenir au suffrage universel, en le faisant fonctionner d'après le mode exposé dans le livre de M. Mill.

La pratique sincère du suffrage universel est en effet un des meil

leurs moyens d'éviter dans l'avenir les révolutions dont les bouleversements ont eu leur cause dans les tendances despotiques de chacune des classes qui ont eu successivement le pouvoir. En 1789, c'est le tiers état qui se soulève contre l'oppression des nobles et du clergé; en 1848, ce sont les classes populaires, exclues du gouvernement, qui se soulèvent contre les prétentions de l'aristocratie financière à représenter seule le pays. Désormais nobles et roturiers, prêtres et laïques, riches et pauvres, tous ont également droit à la vie politique. Aucune classe ne trouve devant elle ces barrières que la force seule pouvait briser. Avec le système de M. Mill, il n'y a plus de minorité qui ne puisse se faire représenter si elle le veut bien. Les partis, admis tous à la discussion de leurs principes et de leurs intérêts, n'ont plus de raison ni de prétexte pour en appeler à la force; ils sont privés de cette puissance secrète que les dénis de justice communiquent aux plus faibles minorités. Du moment que tous ont la parole et le moyen de travailler pacifiquement au triomphe de leurs idées, ils échappent à la tentation trop commune de suppléer au nombre par la violence, et la discussion remplace les barricades, les conspirations et les guerres civiles. Un autre avantage non moins considérable pour la liberté publique, c'est que la présence dans le parlement des représentants de toutes les minorités sert de contre-poids et de digue aux emportements des majorités, et les préserve elles-mêmes de l'illusion funeste à laquelle, jusqu'à présent, elles ont été trop exposées, de se considérer comme représentant le pays tout entier, et de se laisser aller à substituer progressivement les intérêts et les préjugés d'une classe aux droits de la nation.

Cependant il serait puéril de se faire illusion sur les dangers de l'avenir. M. Mill se préoccupe avec grande raison du moment où les classes populaires prendront conscience de leur force. Jusqu'à présent le suffrage universel ne semble pas bien redoutable. Il se laisse conduire et manier avec une docilité que beaucoup de gens n'attendaient pas. Le manque de pratique, l'ignorance, l'habitude d'obéir, l'indifférence pour la chose publique, résultat d'une longue exclusion des affaires, mille préjugés de circonstance plient tous les esprits au joug de l'autorité. Mais dans quelques années, vienne une circonstance qui allume une passion dans toutes ces têtes si dociles, qu'un intérêt sérieux et compris de la foule soit en jeu, on verra alors ce que peut produire le suffrage universel. Les classes ouvrières, armées du nombre et du préjugé de la souveraineté populaire, peuvent en un instant briser toutes les digues, fouler aux pieds toutes les libertés et nous ramener au pire de tous les despotismes.

Le grand danger, comme je l'ai dit précédemment, est précisément dans cette idée de souveraineté partout substituée à celle de la liberté; c'est elle qui nous a valu les orgies sanglantes de la convention, et qui

nous les ramènera peut-être, si l'on n'y prend garde. C'est là l'erreur qu'il importe surtout de combattre et de détruire, car tout le reste n'en est qu'une conséquence nécessaire. La majorité peut légitimement refuser de sacrifier ses droits aux prétentions des minorités; mais la minorité est exactement dans la même situation vis-à-vis de la majorité. C'est précisément pour cela que tout ce qui relève de la conscience individuelle, la religion, la pensée, échappe par nature à toute réglementation. L'administration seule des intérêts matériels peut être soumise au suffrage. En effet, la société n'est qu'une association de garantie mutuelle, par laquelle chacun s'engage à subvenir pour une part proportionnelle aux dépenses qu'exige la protection des intérêts de chacun. Voilà pourquoi chacun doit payer un impôt, pourquoi l'armée, la flotte, la police, la justice, doivent être entre les mains des autorités soit locales, soit centrales. Tout se réduit à une combinaison, qui doit être la plus équitable possible entre les intérêts individuels et les intérêts généraux. Quand la balance penche trop d'un côté ou de l'autre, la société est également en péril. Les nécessités de la garantie mutuelle sont la seule mesure du droit social. Mais comme naturellement cette mesure est un fait d'appréciation, elle ne peut être déterminée que par l'opinion. C'est le fondement des gouvernements représentatifs et l'unique base du droit des majorités. Chaque fois qu'une question est soumise au vote, les minorités, par cela qu'elles y prennent part, s'engagent d'avance à en accepter la décision, sans quoi il n'y aurait de décision possible que la guerre civile ou l'émigration de ceux qui, en se refusant aux nécessités de l'association, par le fait même renonceraient à ses bénéfices. Or c'est précisément ce qui arrive lorsqu'il se trouve en présence dans une société deux intérêts absolument contradictoires et inconciliables, comme nous l'avons vu chez nous en 93, comme nous le voyons en ce moment en Amérique.

Mais si la société n'est qu'une association d'intérêts, il ne saurait y avoir souveraineté. Le mot est mal imaginé; c'est un reste des doctrines anti-libérales de toute l'antiquité. Pour moi, je vois des associés qui discutent et qui votent; je ne vois pas de souverain. Ainsi compris, le droit des majorités est une nécessité qui n'a plus rien de réellement oppressif, puisque tous les droits individuels échappent à son action. Le mal, c'est que nous sommes habitués à considérer les gouvernements comme investis naturellement d'une omnipotence absolue; d'où résulte que toute majorité qui arrive au pouvoir se croit naïvement le droit de tout régenter à sa guise. Naturellement cette erreur est surtout celle des classes ignorantes qui peuvent, d'un moment à l'autre, devenir maîtresses du pouvoir. Grâce à cette ignorance, grâce à leur préjugé de souveraineté populaire, elles seraient amenées nécessairement à faire revivre toutes les lois oppressives des anciennes monar

chies. Comme le dit M. Dupont-White dans son introduction, le nombre a cela de terrible qu'il peut se prendre avec une certaine bonne foi pour la justice même; d'où résulte qu'il est toujours tenté d'ériger sa tyrannie en principe. Dans les lettres que publiait dernièrement un journal, à propos de la souscription pour les ouvriers de Lyon et de Saint-Étienne, on voit éclater naïvement la haine de la concurrence, et il n'y a pas de doute que si ceux qui les écrivaient devenaient les maîtres, ils commenceraient par supprimer la liberté de l'industrie, et que les autres libertés ne tarderaient pas à suivre celle-là.

M. Mill dit quelque part : « Nous savons tous quelles roueries on peut imaginer à l'appui de tout acte injuste, proposé cependant pour le bien imaginaire de la masse. Nous savons combien d'hommes, qui ne sont pas autrement sots et mauvais, ont cru la banqueroute de l'État justifiable. Nous savons combien il y en a qui ne sont nullement dénués de talent ni d'une grande influence populaire, et qui trouvent juste de réserver tout le fardeau de l'impôt aux épargnes réalisées sous le nom de propriété foncière, permettant à ceux qui, ainsi que leurs pères, ont toujours dépensé tout ce qu'ils recevaient, de demeurer, en récompense d'une conduite aussi exemplaire, libres de toute charge. Ces dangers et bien d'autres semblables sont à craindre si jamais le suffrage universel donnait la majorité à des hommes que la misère, l'ignorance, les préjugés pousseraient nécessairement à considérer leur triomphe comme l'avènement du despotisme populaire. Si jamais cela doit se produire, la majorité, imbue de l'idée de souveraineté et la considérant comme un droit, serait naturellement amenée à donner au suffrage universel l'organisation la plus favorable à sa prédominance. La combinaison proposée par M. Mill, tout ingénieuse qu'elle soit, serait donc une faible garantie pour la liberté.

XI

Pour conjurer ces dangers, que pour ma part je crois très-réels, je ne vois que deux moyens. L'un, qui serait le meilleur s'il était employé résolûment, serait d'éclairer les classes ouvrières sur la valeur de cette souveraineté populaire dont on les berce, en faisant pénétrer en elles les vrais principes de liberté, qu'elles ne comprennent pas. L'autre, qui serait peut-être d'une application plus facile et plus immédiate, serait d'encourager et de favoriser parmi les ouvriers l'esprit d'association.

Ce qui fait de l'ouvrier l'ennemi du patron, c'est l'opposition apparente des intérêts. L'ouvrier se figure toujours qu'il est exploité, et ne voit dans les bourgeois que des millionnaires qui s'enrichissent de son travail. L'avantage que donne au patron la possession d'un capital 15 juin 1862.

2a SÉRIE. T. XXXIV.

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