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paraît à l'ouvrier un privilége oppressif. On sait tout ce qu'a inventé d'utopies cette haine absurde du capital; et qui peut prévoir ce qu'elle nous réserve, si on la laisse persister? Or, rien de plus facile que de la détruire. Les classes ouvrières haïssent et maudissent le capital, tout comme les vieux Romains méprisaient la richesse, faute de l'avoir. En excitant les ouvriers à s'associer, on fait disparaître du premier coup le danger, car toute association suppose un capital, que l'intérêt de tous est d'augmenter le plus possible. Cet intérêt leur ouvre vite les yeux. Chacun prenant un intérêt personnel à la considération et à la prospérité de l'association dont il fait partie, tous exercent sur chacun une surveillance qui, sans gêner la liberté, développe, élève et entretient des qualités et des vertus auxquelles n'atteindra jamais le salarié isolé, sans responsabilité et sans avenir.

Ce fait devient tellement évident, que les patrons intelligents intéressent maintenant leurs ouvriers à la prospérité de leurs affaires en leur donnant une part proportionnelle dans les bénéfices. C'est un commencement de réconciliation entre le capital et l'ouvrier. D'un autre côté, un certain nombre d'associations, fondées courageusement par des ouvriers, malgré des entraves de toutes sortes, commencent à prospérer et serviront de modèles à ceux que, il faut bien l'espérer, tentera l'exemple de leur succès.

XII

Avec la décentralisation, avec la pratique du suffrage universel tel que l'entend M. Mill, avec la diffusion de l'esprit d'association, disparaît la nécessité de ce pouvoir neutre, tant prôné par Benjamin Constant et par les défenseurs contemporains du régime représentatif, et que je suis bien aise de ne pas retrouver dans le livre du publiciste anglais. Il semble vraiment, à entendre certaines personnes, qu'un roi, en montant sur le trône, cesse pour cela d'être un homme, pour n'être plus qu'un ressort politique. Ces fictions font très-bien sur le papier, mais il en est tout autrement dans la pratique. On ne fera jamais, si ce n'est par exception, qu'un homme, entouré de toutes les tentations du pouvoir et de tous les moyens de s'en emparer, renonce volontairement à s'en servir. Ce moyen de résoudre les difficultés entre le pouvoir exécutif et le pouvoir législatif en fera toujours naître beaucoup plus qu'il n'en supprimera. D'ailleurs, si la dissolution du parlement et l'appel à de nouvelles élections peuvent avoir leurs avantages dans le cas particulier d'un conflit accidentel entre l'exécutif et le législatif, ce ne serait qu'un faible secours dans le cas, facile à prévoir, où les classes populaires se mettraient en tête d'opprimer le reste de la nation. En

appeler à de nouvelles élections, ce serait en appeler à la majorité même, dont on voudrait combattre les prétentions.

Un des éléments principaux de tout gouvernement représentatif, c'est la presse. En effet, si un gouvernement despotique doit naturellement la supprimer, puisque, ne se reconnaissant aucune responsabilité visà-vis de ses administrés, il n'a à prendre conseil que de son bon plaisir, il en est tout autrement d'un gouvernement dont la seule raison d'être est la protection des droits individuels et l'administration des intérêts généraux. Celui-là, chargé d'exécuter la pensée commune, ne peut s'en isoler sans danger pour lui-même. Son essence est d'être contrôlé, discuté. Les actes du pouvoir exécutif, les décisions du corps législatif doivent être préparés et appréciés par la presse. La presse est pour ainsi dire la chaîne magnétique qui tient en rapport permanent les mandataires et les commettants. Ce sont ces relations continuelles et la lutte des doctrines qui entretiennent la vie et qui éclairent les intelligences. Mais ces communications ne sont sérieuses et utiles qu'à la condition d'être libres et sincères. Un gouvernement représentatif qui pèserait sur les élections, qui enchaînerait la presse, qui fausserait l'expression de la pensée publique, serait inconséquent à son propre principe. Il pourrait bien faire illusion pendant quelques instants. Mais en se réduisant lui-même à n'avoir plus qu'une apparence de contrôle, il se condamnerait à ignorer la pensée qu'il est censé représenter, et serait fatalement poussé aux erreurs les plus funestes.

Toutes ces idées commencent aujourd'hui à se répandre dans le public; mais elles sont ioin d'être complétement débrouillées. Les hommes ne s'instruisent que par les faits. La généralisation des faits leur donne peu à peu les idées qui servent de principes à leur conduite future. Mais si, dans les applications de ces principes, il en est dont les résultats matériels les blessent, ils recommencent une série d'expériences en sens contraire, qui détruisent une partie du principe, sans toucher au reste de là des contradictions qui paraissent d'abord singulières.

Ainsi, une des plus anciennes formes du gouvernement, et des plus simples en apparence, qui d'ailleurs s'est imposée par la nécessité des faits, a été de laisser la direction des affaires à un seul homme. Celui-ci, peu à peu, a tout ramené à lui-même; et la centralisation a révélé ses excès par les misères qu'elle a produites. De là une réaction contre certaines conséquences de la centralisation, réaction qui, de générations en générations, tend à produire un principe nouveau de gouvernement, la décentralisation.

Mais comme, en même temps, l'idée de l'État centralisateur est par habitude implantée dans nos esprits, les conséquences logiques de cette idée luttent dans nos intelligences contre la formation de l'idéecontraire.

Nous nous accoutumons ainsi à vivre dans la contradiction, et nous laissons s'établir en nous, pour ainsi dire, deux courants d'idées opposées et parallèles, qui passent l'un près de l'autre sans se refouler ni se pénétrer.

De là ce spectacle singulier d'un grand nombre d'esprits partisans à la fois de la centralisation et de la décentralisation; qui, d'un côté, réclament la reconnaissance des droits individuels, la liberté de l'administration communale, et, de l'autre, conservent à l'État l'omnipotence qu'ils viennent de lui enlever.

Cette contradiction tient encore à une confusion de mots. Épouvantés du fantôme de l'anarchie et de la licence, ils veulent un gouvernement fort, et ils ont raison; mais ils placent ce gouvernement au centre, et c'est là leur tort. Il faut que le gouvernement soit fort, en ce sens qu'il faut que les autorités locales aient tout pouvoir pour réprimer toute violence et protéger tous les droits; il faut que le gouvernement soit fort pour que la liberté soit assurée; mais il ne s'ensuit nullement que ce gouvernement doive s'exercer au centre, si ce n'est pour un nombre d'attributions fort restreint. C'est une erreur analogue à celles qui confondent la liberté tantôt avec la licence, tantôt avec la souveraineté. Faute d'avoir creusé assez avant dans ses propres idées et d'avoir rattaché chacune à leur véritable principe, on est toujours exposé à se perdre en un dédale inextricable, et à briser les liens des conclusions et de leurs prémisses. On voit bien que telle ou telle conséquence de la centralisation est mauvaise, et à ce point de vue borné, on la condamne. Mais comme le principe en lui-même persiste dans l'esprit, on se retrouve toujours, en théorie, ramené par le raisonnement à restituer au régime centralisateur tous les effets qu'on voulait lui enlever par le détail et dans la pratique.

Pourquoi? c'est que le régime centralisateur repose lui-même sur un principe philosophique bien plus compréhensif, qui s'étend à tout, et règle encore la marche de nos esprits. Si nous ne le poursuivons pas jusque-là, nous aurons beau l'attaquer dans ses conséquences matérielles, il renaîtra toujours comme de lui-même, parce qu'il sortira du fond même de nos esprits. C'est ce qui explique les réactions politiques et ces retours des choses qui étonnent toujours dans l'histoire, quand on ne comprend pas que la cause des faits est dans les idées, et qu'ils dépendent du degré de développement des intelligences. Toute idée fausse, qui a pour elle la tradition et les habitudes, reparaît nécessairement dans les faits tant que la racine même n'en est pas arrachée.

En 1789, la Constituante soulevée par les conséquences du régime de priviléges qui pesait sur la France, a attaqué l'un après l'autre chacun de ces priviléges; elle a cru détruire la cause en supprimant un certain nombre de ses effets. Dans la plupart des cas, elle n'est pas remontée assez

nettement au principe même du mal, elle n'en a pas recherché avec assez de soin la cause vraiment philosophique, qui était dans les esprits mêmes, grâce à la conception traditionnelle que chacun se faisait de ses droits et de ses devoirs politiques. Par suite, elle n'a pas pu y substituer assez résolument une idée nette et précise de la liberté individuelle, seule garantie réelle de la liberté politique, et dans les cas même où elle est arrivée à la conception du principe réel, elle ne s'est pas suffisamment appliquée à le faire pénétrer dans les intelligences, comme un laboureur qui couperait les mauvaises herbes de son champ, au lieu de les arracher. Il en est résulté une révolution plus grande et plus complète en apparence qu'en réalité. La liberté, reconquise pour un moment, n'a pas tardé à se trouver étouffée sous la végétation de tous les abus et de tous les préjugés dont la racine n'avait pas été détruite.

C'est le sort qui attend toute réforme qui n'aura pas pénétré jusqu'aux principes, et qui ne s'attachera pas à éclairer les esprits en même temps qu'à corriger les institutions. La décentralisation, l'organisation du suffrage universel, la reconnaissance des droits individuels, tout cela a certainement son importance. Mais tant que la doctrine du progrès intellectuel n'aura pas ruiné la métaphysique d'une vérité absolue, tant que les hommes pourront croire qu'ils sont arrivés sur un point quelconque aux dernières limites du vrai, les gouvernants seront toujours tentés d'imposer aux gouvernés, de la meilleure foi du monde et dans l'intérêt même de la nation, les conceptions qui leur paraîtront à euxmêmes les meilleures. Je ne parle pas ici des formes d'administration, parmi lesquelles il faut bien en effet faire un choix, sous peine de ne pas administrer du tout, mais des choses mêmes de la conscience. Pour tout ce qui leur paraîtra à eux-mêmes douteux, ils respecteront sans peine la liberté des intelligences. Mais ils se croiront toujours obligés de protéger dans une certaine mesure les doctrines religieuses ou morales qui leur paraîtront certaines et démontrées, et ils y seront d'autant plus portés, qu'ils trouveront des complices dans tous les préjugés populaires, et qu'ils pourront s'appuyer sur ces vertueuses indignations qui autorisent les persécutions au nom de la morale. Or qu'est-ce que protéger certaines doctrines, si ce n'est opprimer les doctrines contraires? C'est au nom de la vérité, de la morale, de l'intérêt public que MarcAurèle et Julien ont persécuté le christianisme naissant. Possesseurs convaincus de la vérité, ils ont poursuivi avec une noble colère l'erreur et le mensonge. Le préjugé qui les armait contre la liberté de conscience est resté de nos jours tout aussi puissant, tout aussi sacré que de leur temps. Il se passera encore bien des années avant que nous cessions de nous croire le droit de mépriser et de punir les croyances qui ne sont pas les nôtres, ou qui du moins n'ont pas l'autorité respectable du nombre. Car c'est là un des traits qui témoignent le plus vivement de

l'infériorité de nos esprits et du matérialisme de nos intelligences. Tout en proclamant le droit individuel de la conscience, nous n'avons que des mépris pour toute croyance isolée, et les doctrines n'ont droit à notre tolérance que quand, par le nombre de leurs adhérents, elles s'imposent à notre considération. Ce préjugé, si vivace dans nos cœurs, malgré toutes les leçons de l'expérience et de l'histoire, reste suspendu comme une menace contre les progrès de la vraie liberté, et tant qu'il ne sera pas ruiné dans sa base philosophique, tant que la doctrine plus ou moins obscure de la vérité absolue ne sera pas complétement éliminée de nos intelligences, il est contradictoire d'espérer que le pouvoir, en quelques mains qu'il soit remis, résistera toujours à la tentation de s'en faire une arme contre les penseurs audacieux qui oseront lutter contre les croyances générales.

EUGÈNE VERON.

EXAMEN DU SYSTÈME DE M. HETZEL

SUR LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE

M. Hetzel, qui s'est fait le défenseur de la propriété littéraire, joint au mérite d'être un charmant écrivain, celui d'être un habile éditeur. Quoi de plus légitime que son intervention? A quelles vues plus qu'aux siennes doivent s'attacher des préventions favorables?

Laissons de côté les préventions et les titres pour considérer en elle-même la solution qu'il propose et les arguments dont il l'appuie.

Une courte brochure in-8°, une lettre insérée dans le Journal des Débats les 29 mars et 1er avril, voilà ce qui nous fait connaître la pensée de M. Hetzel.

Au point de droit, il n'a guère consacré que les quatre premières pages de sa brochure, et, après avoir présenté quelques considérations d'équité et de sens commun, il finit en ces termes son premier chapitre :

« Non-seulement la propriété littéraire est une propriété, mais seule entre toutes elle constitue deux sortes de propriétés, l'une morale, l'autre matérielle. »

Ici, je fais une première réserve. Je ne crois pas que le droit des auteurs offre seul cette particularité qu'on lui attribue, et je ne crois pas

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