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non plus que ces expressions - propriété morale et propriété matérielle-soient parfaitement claires et justes. L'auteur, lorsqu'il travaille, a deux aspirations, toutes deux légitimes et toutes deux morales : l'honneur et le gain. Si son œuvre peut lui procurer l'un et l'autre, il n'est tenu de renoncer ni à l'un ni à l'autre. Il n'est d'ailleurs pas seul dans ce cas. Celui qui dessèche un marais, qui joint deux mers par un canal, ou qui jette un pont sur un abîme, peut aussi prétendre au lucre et à la renommée.

Dans le chapitre II de la brochure, intitulé: Position de la question, ce n'est plus guère du droit, il le juge sans doute suffisamment démontré, c'est seulement des intérêts que M. Hetzel s'occupe.

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Ce chapitre commence ainsi :

« Quand une œuvre de l'esprit a été livrée au public, qu'arrive-t-il en effet ? Deux intérêts se trouvent subitement en présence: — l'intérêt du public, à qui l'auteur a offert son œuvre avec l'intention manifeste de la lui divulguer, et, par conséquent, de lui en abandonner le profit moral; l'intérêt de l'auteur, lequel consiste à tirer un profit personnel de ce qui, dans son œuvre, constitue une propriété matérielle. » Est-ce qu'on n'en peut pas dire autant de l'œuvre d'un défricheur? Quand un champ a été défriché, qu'arrive-t-il en effet ? Deux intérêts se trouvent subitement en présence: — l'intérêt du public à qui le défricheur destine, par voie d'échange, au moins une partie des fruits de son œuvre, des ressources alimentaires qu'elle va produire; - l'intérêt du défricheur, lequel consiste à tirer profit de son travail et de la propriété que ce travail a créée. Le public a un intérêt immense à ce que le propriétaire d'un champ le cultive, et le propriétaire aussi a un immense intérêt à cultiver son champ à son profit. Or, pour donner pleine satisfaction à ces deux intérêts perpétuellement en présence, aucun écrivain n'ayant eu besoin. d'inventer un système, l'analogie me conduit à soupçonner dès à présent que M. Hetzel se donne une tâche superflue.

Il poursuit en ces termes :

-

« Si l'intérêt public devait seul être consulté, l'on dirait : L'auteur mort n'a plus de besoins matériels à satisfaire; plus son œuvre sera reproduite, plus grandira sa gloire posthume, seul tribut que puisse lui offrir la postérité; que son œuvre tombe donc et gratis dans le domaine public.

« Si au contraire l'intérêt de la famille était seul pris en considération, on dirait: La famille représente le défunt; elle doit avoir les mêmes droits que lui, le droit non-seulement de tirer profit de la publication de l'œuvre, mais encore le droit de modifier, de tronquer et même d'anéantir celle-ci, comme aurait pu le faire l'auteur luimême.

« Voilà deux solutions extrêmes auxquelles il faut absolument échapper, en conciliant les deux intérêts d'une manière équitable. Deux intérêts également sacrés ne sauraient être incompatibles. »

Ici je ne puis taire ma surprise de voir comprendre, parmi des intérêts également sacrés, l'intérêt du public à tout obtenir gratis et l'intérêt des héritiers à tronquer et même anéantir l'œuvre de l'auteur.

Il me semble qu'il n'y a d'intérêts sacrés que ceux qui s'appuient sur le droit ; il me semble aussi que les droits naturels, dérivant de la sagesse divine, ne sont jamais antagonistes, qu'il s'agit seulement de les bien comprendre, non d'inventer des compromis entre eux.

Ce n'est pas l'avis de M. Hetzel; dans son troisième chapitre, il pose les bases d'une transaction qu'il juge indispensable.

« Il faut, dit-il, que le double intérêt qui réside dans la propriété intellectuelle, l'intérêt matériel de l'auteur, l'intérêt moral de la société, soient également sauvegardés, il faut qu'il n'y ait de sacrifice ni pour l'un ni pour l'autre.

Voici ma formule, qui s'attache au fond seulement. Il est bien entendu que je n'entends pas rédiger un projet de loi, mais seulement le crayonner:

< CONSIDÉRANT que la production littéraire doit évidemment constituer à son auteur une propriété, et que toutes les subtilités de la parole ne parviendraient pas à prouver qu'une œuvre n'est pas la propriété de celui qui l'a faite, de celui sans lequel elle n'existerait pas, déclarons que la propriété littéraire est une propriété;

« CONSIDÉRANT aussi que, à côté de la propriété matérielle de l'œuvre littéraire, dont tous les bénéfices doivent revenir à l'auteur, et ne sauraient, sans iniquité, être détournés au profit de tiers quelconques, il y a dans toute œuvre littéraire une propriété morale dont l'auteur a évidemment fait l'abandon au public, dès qu'il a divulgué son œuvre, puisqu'il ne dépendrait plus de lui, le voulût-il, de la reprendre ;

« CONSIDÉRANT qu'il est de l'intérêt de la société que le fruit de cette propriété morale, dont l'auteur lui a fait don, soit assuré à la société, comme à l'auteur le fruit de sa propriété matérielle;

« Disons:

« Art. 4er. L'auteur aura seul la propriété de ses œuvres, et leur gestion, sa vie durant.

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Art. 2. Attendu que l'auteur mort, il peut y avoir danger pour le droit moral qu'il abandonné à la société sur ses œuvres (par le seul fait de leur publication) à laisser le monopole desdites œuvres à un représentant, quel qu'il soit, de la propriété matérielle de l'auteur (parent, libraire ou ayant droit quelconque), il est dit que, l'auteur

mort, ou au plus tard cinq ans après sa mort, ses œuvres tomberont dans le domaine public. « Art. 3. Comme le domaine public est nécessairement représenté par un ou plusieurs libraires ou imprimeurs à qui il sera loisible de s'emparer du livre de l'auteur mort et de le publier, chacun comme il l'entendra, dans l'intérêt de sa spéculation, et comme dès lors il ne saurait être juste qu'il pût être tiré profit par des tiers, négociants, dans des vues de lucre et de commerce, de la propriété de l'auteur au détriment de ses héritiers, il est dit que personne ne pourra user du droit, que la loi accorde à tous, de publier l'œuvre dont l'auteur est décédé, si ce n'est à la condition de payer aux héritiers de l'auteur un droit de tant pour cent, qui sera fixé, comme il sera dit plus bas, sur le prix de vente des volumes dont se composera l'œuvre par eux reproduite.

« Art. 4. A cette fin il sera établi un bureau de déclaration où tout ce qui s'imprimera et se publiera en France devra être inscrit, une sorte de bureau de notoriété et d'enregistrement de l'état de la propriété littéraire, lequel bureau pourra, s'il y a lieu, être complété par un bureau de perception et de répartition du droit des héritiers ou ayants droit des auteurs.

« (La mission de ce bureau serait de recevoir et de répartir à chacun ce qui lui serait dù). »

Je laisse de côté les articles 5, 6 et 7, qui ne sont pas nécessaires à l'intelligence du système.

Le chapitre IV rend compte des travaux de la commission de 1825. Elle adopta d'abord en principe que l'auteur était propriétaire de son œuvre, que, tout au moins, il avait droit à rétribution aussi longtemps que son œuvre était reproduite; puis, sur la question d'application, elle se laissa fourvoyer dans un labyrinthe, d'où elle ne put sortir qu'en abandonnant tristement le principe qu'elle venait de proclamer.

Dans ce chapitre, M. Hetzel, aidé de ses connaissances pratiques, lève aisément la difficulté devant laquelle a reculé la commission de 1825, et il indique ce qu'il faut faire pour ne pas rencontrer sur sa route des difficultés analogues, à propos de toute innovation.

« Quand il y a à innover, c'est-à-dire à détruire et à réédifier dans ure branche quelconque d'industrie, il faut tout d'abord poser les principes d'une législation nouvelle et les établir théoriquement. Ceci fait, il faut peut-être demander aux hommes spéciaux de les appliquer; mais leur demander de les formuler, c'est folie. >>

Cette réflexion est encourageante pour moi. Je ne suis pas du tout un homme spécial; je ne suis ni auteur ni éditeur; mais j'aime les théories, et je fais une besogne qui me plaît en examinant, au point de vue théorique, le système présenté par M. Hetzel.

Dans son cinquième et dernier chapitre, il expose et résout diverses objections qui peuvent être faites non pas précisément à sa théorie, mais aux moyens d'application qu'il indique. Il rappelle aussi que les idées dont il se fait l'interprète ne sont pas exclusivement à lui, tant s'en faut.

J'en suis bien aise; mes critiques s'adresseront non à un écrivain, mais à une conception théorique.

Quant à l'écrivain, il a fait preuve de bon goût en finissant par cette déclaration:

« Que si enfin je m'abusais sur la valeur du moyen que j'apporte pour concilier les droits moraux de la société sur l'œuvre de l'auteur, avec les droits matériels dudit auteur ou de ses représentants, ce ne serait point une raison pour qu'on abandonnât la recherche qu'il resterait à faire d'un meilleur. »>

Il me reste à parler de la lettre aux Débats :

« Je demande à votre impartialité, dit M. Hetzel au directeur-gérant, de vouloir bien accueillir les raisons que j'ai de ne point admettre que cette propriété (la propriété littéraire) soit assimilée purement et simplement, et qu'il me soit permis de le dire, brutalement à toute autre propriété. Le monopole de la propriété littéraire découle nécessairement de l'assimilation absolue de cette propriété à toutes les autres, et c'est précisément parce que ce monopole me paraît contraire soit à l'intérêt matériel et moral de l'auteur, soit à l'intérêt moral de la société, que je voudrais mettre en garde les partisans de bonne foi de l'assimilation complète, et les auteurs contre les dangers que présentent, et pour l'intérêt matériel de l'auteur et pour la gloire et la liberté des lettres, l'assimilation absolue et le monopole qui en est infailliblement la conséquence. >>

Tout ce qui suit, dans le numéro du 29 mars, n'est guère que le développement de cette proposition.

Il y a, suivant M. Hetzel, deux intérêts à concilier, l'intérêt matériel de l'auteur ou de ses représentants et l'intérêt moral de la société. Jusqu'ici, le législateur, les jugeant inconciliables, avait sacrifié le premier au second. On pousserait la réaction à l'excès en sacrifiant le second au premier. Or, ce serait consommer ce sacrifice que d'ériger la propriété littéraire en monopole perpétuel.

Par sa lettre aux Débats, M. Hetzel s'adresse à de nouveaux adversaires. Dans sa brochure, il combattait pour le droit de propriété; dans sa lettre, il combat ceux qui assimilent tous les droits de propriété. Et, cependant, il leur fait involontairement cette concession:

Dans la question de la propriété littéraire, le droit seul est égal, et, par conséquent, assimilable, mais non l'usage. »>

Dans le numéro du 1er avril, il examine, au point de vue du com

merce des livres, les inconvénients du futur monopole qui résulterait de la reconnaissance pure et simple du droit de propriété des auteurs. Il réplique à une brochure publiée sous l'inspiration d'un éditeur, son confrère, qu'il regarde, je ne le contredis pas sur ce point,―comme un champion peu désintéressé du monopole. Il conteste la simplicité de la solution, qui consisterait à appliquer le droit commun aux œuvres de l'esprit ; puis il finit en ces termes :

« Quant aux défenseurs platoniques du principe égalitaire de l'assimilation de toutes les propriétés, défenseurs aussi du monopole qui en résulterait pour la propriété littéraire, je les invite à réfléchir aux conséquences de leur système.

«Ils se sont fait, sans s'en douter, les prôneurs de l'accaparement de la fortune littéraire du pays par le plus gros capital et les adversaires de l'effort tout-puissant de la concurrence individuelle.

« Je voudrais les voir assez braves pour développer leurs idées, au lieu de se contenter de les affirmer; je voudrais les voir formuler leur principe abstrait dans quelques articles organiques. La proclamation pure et simple de leur proposition ne peut engendrer que confusion, mécomptes et malentendus. C'est, jusqu'à présent, ce qu'elle a fait de plus clair.

«Ceci dit, qu'on assimile, si on le veut et si on le peut, à la propriété ordinaire qui constitue le triple droit d'user, d'abuser,- et de ne pas user, la propriété littéraire, qui ne peut avoir qu'un de ces trois caractères, puisque, si elle peut conférer le droit d'user, elle ne peut donner ni celui d'abuser, ni celui même de ne pas user! >>>

Je crois avoir assez fait connaître le système de M. Hetzel, et, passant de l'exposition à la critique, voici ce que j'ai à lui reprocher:

4° Il méconnaît le droit et tend à en fausser la notion dans les esprits;

2. Il méconnaît l'aptitude des auteurs à gérer leurs intérêts de toute nature;

3o Il condamne la liberté sous le faux nom de monopole, et il provoque à l'empiétement législatif, le seul des vieux engins de la tyrannie qui soit encore redoutable.

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IL MÉCONNAIT LE DROIT ET EN FAUSSE LA NOTION.

On a pu voir, par les citations que j'ai faites, que M. Hetzel met sur la même ligne et traite avec les mêmes égards le droit et l'intérêt. Il semble regarder comme identiques ces deux choses profondément distinctes.

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