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Si l'auteur a un droit de propriété sur son livre, égal au droit du propriétaire d'une maison sur sa maison, pourquoi la société serait-elle co-propriétaire du livre et non de la maison? Vous répondez qu'un livre n'est pas un moellon, qu'il y aurait plus grand dommage pour le public si l'on détruisait un livre que si l'on réduisait un moellon en poussière. J'accorde cela; mais qu'est-ce que cela prouve?

Si je lèse les intérêts d'autrui sans leser son droit, tant pis pour autrui; il n'a pas à invoquer le droit contre moi; il n'a pas non plus à appeler le législateur à son aide. Un intérêt et un droit sont incommensurables; qui oserait dire qu'en grossissant un intérêt on le transforme en droit?

En vertu du droit naturel, et suivant l'interprétation de plus en plus répandue de ce droit, l'homme naît propriétaire de sa personne et de ses facultés, et il devient propriétaire, par l'exercice de ses facultés, des choses que la nature destine à être le lot des individus. De ce nombre, selon le consentement à peu près universel, sont les champs, les maisons, les instruments, en un mot toutes les choses comprises dans nos richesses mobilières et immobilières. L'expression de la pensée est-elle un de ces lots individuels? Oui, certes, puisque deux hommes de bonne foi ne feront jamais le même livre ni seulement le même feuilleton.

M. Hetzel soutient cela aussi chaleureusement que moi, et il rend sa pensée mieux que je n'ai rendu la mienne. Comment donc peut-il lui venir à l'esprit que la société ait un droit, une espèce de droit qu'il qualifie de moral sur le travail d'un auteur?

Quelques personnes prétendent que l'auteur a puisé ses idées, son instruction dans le milieu social, et que, sans l'assistance qu'il y a trouvée, il n'eût pu faire son livre. Jusque-là, elles sont dans le vrai. Mais elles en tirent la conséquence que la société est, à quelque degré, co-propriétaire de l'œuvre, et la conséquence est fausse.

Le milieu social était à la disposition de tout le monde avant que le livre fût écrit, et il reste à la disposition de tous, sans restriction ni diminution aucune, après que le livre est fait. L'auteur s'est servi du domaine de la communauté, sans vouloir ni pouvoir le diminuer d'un atome; donc, de ce chef, aucune réclamation ne peut s'élever contre l'intégrité de son droit individuel. Dans son livre, ce qui n'est pas son œuvre reste propriété commune, et même, si le livre contient une idée neuve, elle entre aussitôt, par essence, dans le domaine commun et l'accroît. Mais la manière dont il exprime sa pensée est un don tout individuel qu'il tient de la nature, et, de l'exercice de ce don, est né le livre, propriété qui est sienne, exclusivement sienne.

M. Hetzel est-il de ceux qui revendiquent, par les raisons que je viens de combattre, une co-propriété sociale dans toute œuvre intellectuelle?

Non, car il soutient que, de son vivant, l'auteur est propriétaire aussi exclusivement et absolument que tout autre. Alors, d'où fait-il dériver le prétendu droit social qu'il invoque? C'est ce que je suis obligé de chercher un peu à l'aventure, car il ne s'explique guère sur ce droit qu'en lui décernant l'épithèté de moral.

Si je crois que le droit d'un auteur sur son livre est égal, est identique au droit d'un propriétaire sur sa maison, si j'assimile, au point de vue du droit, la maison et le livre, je n'entends nullement soutenir qu'une maison et un livre peuvent être employés indifféremment au même usage.

Si je nie que la société ait un droit naturel sur une œuvre de l'esprit, j'admets parfaitement qu'elle ait un droit conventionnel, au cas qu'il plaise à l'auteur de lui en céder un.

Voyons donc quelle transaction a lieu entre l'auteur et le public. Pour simplifier, faisons disparaître les intermédiaires, éditeurs, imprimeurs, libraires, dont l'intervention ne change rien au fond des choses.

Quand l'auteur vend un millier d'exemplaires de son livre à mille acheteurs, qui lui sont presque tous inconnus, de quel droit conventionnel se trouve tacitement investi chacun de ces acheteurs? Du droit de lire l'exemplaire, de le relire, l'apprendre par cœur, le prêter, l'analyser, le critiquer, le citer, en un mot d'en faire tout usage qui n'empiète pas sur le droit de reproduction, que s'est formellement ou implicitement réservé l'auteur.

Supposons maintenant que l'auteur du livre se repente de l'avoir fait et veuille le détruire.

Pour détruire, il faudrait d'abord découvrir chacun de ces acheteurs dans la main desquels l'édition a passé; il faudrait ensuite les faire tous consentirà se défaire de leur acquisition. Qu'un seul d'entre eux refuse, et il tient l'auteur en échec. Et les bibliothèques publiques où le livre aura été déposé seront-elles les complices dociles de la destruction? Imaginons que l'auteur ait réussi à brûler les 99/100 des exemplaires de son livre. Le fait serait bientôt connu et les dix exemplaires restant deviendraient très-précieux. Il y aurait pour les lire un empressement tel qu'ils seraient toujours en lecture. On en copierait d'abord les passages les plus saillants, puis bientôt peut-être les pages qu'on avait jusque-là dédaignées. Des extraits circuleraient dans les revues et les journaux. Bref, il se ferait un tel bruit autour du livre qu'on soupçonnerait l'auteur de n'avoir eu d'autre but que de le faire mieux connaître en feignant de vouloir l'anéantir.

Concluons de là déjà que M. Hetzel et moi, en reconnaissant à l'auteur le droit de détruire, nous donnons satisfaction au principe, sans compromettre l'intérêt que le public peut avoir à la conservation du

livre. Pour peu qu'un livre ait du mérite, une fois publié, la destruction en est impossible. Nescit vox missa reverti. Cela était vrai avant l'invention de l'imprimerie, cela n'est pas moins vrai depuis.

La destruction n'est certes pas moins impossible pour les ayants droit que pour l'auteur. A ce point de vue, je pourrais les laisser de côté. Mais M. Hetzel s'est beaucoup occupé des ayants droit, de ceux surtout auxquels le droit est transmis, non par héritage, mais par contrat de vente. En lisant sa brochure et sa lettre, je me suis dit souvent: Est-ce que la question de la propriété intellectuelle n'intéresse sérieusement que les éditeurs? Est-ce que les écrivains n'y sont pour rien? Est-ce qu'ils n'ont pas de famille, pas d'héritiers et sont réduits à n'avoir pour représentants que des libraires?

M. Hetzel ne veut pas qu'un libraire à qui l'auteur aurait transmis son droit, tout son droit, l'exerce intégralement après la mort du cédant. Par là, c'est réellement le droit de l'auteur que M. Hetzel méconnaît et amoindrit. Il ne veut pas que l'auteur, propriétaire d'une maison et d'un livre, transmette également ses droits égaux sur ses deux propriétés. Quant à la maison destructible, au champ qu'on peut laisser en friche, le jus utendi et abutendi n'a rien qui le choque; mais le droit d'user et d'abuser du livre indestructible le met hors de lui. A la reconnaissance de ce droit, il préférerait le statu quo, dont cependant il condamne l'iniquité avec une généreuse indignation.

S'incliner, par respect pour le droit, devant un abus possible, puis, à propos d'un abus impossible, s'alarmer et se révolter contre le droit; dire d'abord que les droits de propriété sont égaux, puis inviter le législateur à décréter entre eux une inégalité: tout cela n'est-il pas bien contradictoire?

Quant à moi, je soutiens que ni M. Hetzel ni aucun législateur, fût-ce un descendant en ligne directe de Minos ou de Lycurgue, n'a qualité pour rogner ou limiter un droit naturel. Je soutiens que tout propriétaire, qu'il s'agisse d'un champ, d'une maison, d'un livre, d'un diamant ou d'un plat de lentilles, a droit sur sa chose tant qu'elle dure. Et si la chose survit au propriétaire, elle doit passer à ceux que, gratuitement ou à titre onéreux, il a investis de son droit, et choisis pour l'exercer à sa place.

Mais si je veux conserver à tout propriétaire son droit plein et entier, je n'entends certes pas dire que tous les propriétaires doivent disposer de leur droit d'une manière uniforme, ni que la cession d'un livre entraîne loyalement, légitimement, nécessairement, les mêmes conséquences que la cession d'une maison.

Quand on vend une maison, à moins de réserves expresses, on vend implicitement le droit de la détruire. Quand l'auteur d'un livre vend sa

propriété, il n'entre pas dans son esprit qu'il vend le droit de supprimer son livre ou de le tronquer.

Ici je reprends l'analyse faite, mais incomplétement faite, par M. Hetzel.

L'auteur n'est pas le seul entre tous qui vise au profit et à la renommée; mais en général il aspire à ces deux avantages. Qu'il soit libre d'y aspirer et de répartir entre l'un et l'autre, comme il l'entendra, ses préférences. Qu'il soit libre aussi de transmettre conventionnellement telle part qu'il voudra ou l'intégrité de son droit naturel. S'il s'explique, dans un testament ou un contrat de vente, que sa volonté soit respectée, quelle qu'elle soit, pourvu qu'elle n'offense ni la morale ni le droit d'autrui. S'il ne s'explique pas, que sa volonté soit présumée légalement et loyalement ; c'est encore respecter son droit de créateur de la propriété, droit originel que ses ayants cause seraient mal venus à méconnaître.

Il n'y a rien d'effrayant pour les intérêts dans le respect complet du droit. Il n'existe aucune nécessité de tronquer un droit naturel pour empêcher qu'on ne tronque un livre.

Est-ce que les auteurs investis d'un droit identique à celui des autres propriétaires ne sauront pas l'exercer de la manière la plus avantageuse pour eux et leur propriété ?

Ceci me conduit à ma seconde proposition.

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LE SYSTÈME DÉFENDU PAR M. HETZEL MÉCONNAIT L'APTITUDE DES AUTEURS A GÉRER LEURS DIVERS INTÉRÊTS.

Jusqu'à présent les auteurs, forcés de se soumettre à la loi écrite, n'ont usé que du droit mutilé qu'elle leur laissait. Un livre n'est pour eux qu'une propriété précaire, qu'ils ne pouvaient pas songer à transmettre à leurs petits-fils. On n'en doit pas conclure qu'ils ne changeront rien à leur manière de disposer de leur droit, s'il est désormais pleinement reconnu. Chacun d'eux, au contraire, après avoir écrit, souvent même avant d'écrire, pourra se dire: - La propriété que je crée aura toute sa durée naturelle; aucune loi ne s'oppose plus à ce qu'elle reste pendant des siècles dans les mains de mes descendants. La voilà, devant la loi, l'égale du champ et de l'usine; si mes contemporains l'estiment et si la postérité l'accueille, elle est une source perpétuelle de revenus pour mes héritiers. J'ai le choix entre la laisser à ma famille ou la céder à un étranger.

Puis chacun d'eux, après s'être décidé à transmettre à un libraire ou à conserver pour les siens son droit d'auteur, se dira encore : Entre

l'intérêt de ma renommée et l'intérêt pécuniaire de mes ayants droit peut s'élever un conflit; qui m'empêche d'y pourvoir?

J'admets un instant que l'antagonisme entre les deux intérêts soit aussi réel et redoutable que peut le supposer M. Hetzel; l'auteur n'a qu'à vouloir pour l'empêcher de naître. Il lui suffira soit d'écrire, en tête de son œuvre, soit d'insérer dans un contrat l'expression suivante de sa volonté :

« La propriété de ce livre passera de plein droit dans le domaine public, si mes ayants cause laissent écouler plus de ans sans en faire une édition. »

On m'objecte que le Code civil ne permettrait peut-être pas aux auteurs qui ont des héritiers en ligne directe la disposition dont je parle, et que, la permit-il, bien des auteurs pourraient l'omettre.

A cela je réponds que la reconnaissance d'un droit jusqu'ici méconnu ne peut pas avoir lieu sans occasionner quelques changements dans la législation actuelle; que c'est à l'œuvre de l'homme à se déranger pour faire place à l'œuvre de Dieu. J'ajoute que si les auteurs négligent de s'expliquer, rien n'empêche le législateur de suppléer à leur silence, en introduisant dans la loi nouvelle un article à peu près conçu en ces termes :

« Si l'auteur n'en a pas autrement disposé, le droit de propriété sur toute œuvre intellectuelle qui n'aura plus été reproduite depuis..... ans, sera tenu pour abandonné au public par les ayants cause de l'auteur. >

J'insiste sur la réserve : si l'auteur n'en a pas autrement disposé. Le législateur ne crée pas les droits, sa mission essentielle est de les faire respecter, et, par ce motif, il est tenu plus que personne à les respecter lui-même.

Cependant M. Hetzel, qui veut une distinction législativement opérée entre le droit sur la maison et le droit sur le livre, invoque à l'appui de son opinion l'intérêt des auteurs eux-mêmes.

A moins que les auteurs ne forment une classe d'hommes particulièrement disgraciés du côté de l'intelligence, et dont il soit indispensable de prendre les intérêts en tutelle, je ne m'explique nullement le besoin d'enlever législativement à chacun d'eux la gestion de ses propres affaires.

C'est pour leur bien, dit M. Hetzel, « c'est indispensable à leur gloire. >>

Entendons-nous. Je ne m'oppose pas à ce qu'un auteur offre, si bon lui semble, à tout venant, moyennant une redevance uniforme, le droit de reproduire son œuvre; je m'oppose seulement à ce que M. Hetzel contraigne, de par la loi, à l'adoption de son système, les auteurs qui le trouveront mauvais.

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