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Dans la théorie que j'expose avec la conviction que mes maîtres m'ont transmise, les auteurs restent parfaitement libres d'agir à leur guise, de suivre ou de ne pas suivre les conseils de M. Hetzel. Cette position est la seule digne pour eux, et il est inconcevable que M. Hetzel, en voulant leur en faire une tout autre, ait cru par là leur offrir un témoignage d'estime et de sympathie.

Votre chose, a-t-il dit, je la place plus haut que vous ne la placez vous-même, je la respecte plus que vous ne semblez la vouloir respectable. >>

Eh! monsieur, respectez l'œuvre tant que vous voudrez; mais, de grâce, respectez aussi celui qui l'a faite !

III

IL CONDAMNE LA LIBERTÉ SOUS LE NOM DE MONOPOLE ET PROVOQUE

A L'EMPIÉTEMENT LÉGISLATIF

Après l'intérêt des auteurs, M. Hetzel allègue celui du public, et il ne m'est pas possible de nier que la liberté des auteurs et de leurs ayants droit, si les auteurs donnent à ceux-ci carte blanche, ne puisse amener, de temps à autre, la cherté de quelques-unes des productions de l'esprit.

C'est un inconvénient, mais qu'y faire? Toute liberté a des inconvénients. Faut-il traiter lestement un droit naturel pour éviter un inconvénient? Et le plus important des intérêts publics n'est-il pas le respect de tous les droits?

J'espère, d'ailleurs, établir que M. Hetzel a vu à travers un microscope le préjudice que peut causer aux personnes qui lisent la perpétuité du droit des auteurs, tandis qu'il a fermé les yeux sur un dommage plus grand et plus général caché dans les flancs de son projet.

Mais je commence par un aveu préliminaire.

Les économistes ont à dire leur meâ culpâ pour avoir donné un sens trop étendu au mot monopole. Ils l'ont pris d'abord dans le sens usuel et ont réclamé avec énergie et persévérance contre les priviléges conférés, par la puissance législative, à quelques-uns, au détriment de tous. -Plus tard, sur la foi de l'étymologie, ils en sont venus à dire que le propriétaire d'un champ, d'une maison, en avait le monopole, en ce sens que, seul entre tous les autres hommes, il pouvait en disposer, les vendre ou en tirer un revenu. Le prolétaire lui-même a le monopole de ses deux bras; le chanteur, de sa voix; l'auteur, des facultés de son esprit. A ce compte, tous les hommes seraient donc des monopoleurs. - Mais, alors, entre les économistes et le public devait se produire et s'est produit un malentendu. Pourquoi tant crier contre le monopole 2 SÉRIE. T. XXXIV. — 15 juin 1862.

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si c'est un fait général et nécessaire? disent quelques bonnes âmes. Condamnons sans distinction tous les monopoles, disent d'autres personnes; ils sont toujours nuisibles au public.

C'est dans cette dernière méprise qu'est tombé M. Hetzel. Il voit dans tout monopole un ennemi du genre humain. Vade retro, Satanas, dit-il à celui du livre; puis, tout scandilisé de nous voir sourire pendant qu'il prononce cet exorcisme, il nous interpelle en ces termes : « Comment se fait-il que... je trouve aujourd'hui contre moi quelques-uns des adversaires éclairés de tous les autres monopoles? >>

Voici comment cela se fait. Nous avons eu le tort de donner le même nom à deux choses contraires, le même nom au droit et à l'atteinte au droit; puis nous avons cru corriger suffisamment ce vice de langage par l'emploi de deux épithètes. Nous avons appelé monopole naturel le droit que Dieu a voulu donner aux créatures intelligentes sur leur personne, leurs facultés et le résultat de l'exercice de ces facultés, et nous avons appelé monopole artificiel le privilége que la loi écrite décerne à certaines personnes, à l'exclusion de toutes les autres, d'exercer leurs facultés d'une certaine manière.

En vertu du monopole naturel, chacun de nous devrait faire de ses facultés tout usage compatible avec le droit égal d'autrui. Mais survient le monopole artificiel, qui nous défend une foule de choses: aujourd'hui, par exemple, d'acheter à d'autres qu'à nos compatriotes ce que nous obtiendrions ailleurs à de meilleures conditions; ou bien de nous placer entre un vendeur et un acheteur dont nous avons la confiance, parce qu'il plaît au législateur de réserver cette entremise à des courtiers. Demain, ce même monopole chassera peut-être les femmes des imprimeries.

Rien donc de plus essentiellement différent que ces deux homonymes.

Le monopole naturel, c'est la propriété ; le monopole artificiel, c'est l'empiétement. Le monopole naturel, c'est la liberté ; le monopole artificiel, c'est la contrainte. Le monopole naturel, c'est l'œuvre de Dieu; le monopole artificiel, c'est l'œuvre de l'homme, osant croire imparfaite et corriger l'œuvre de Dieu. Il est tout simple que ceux qui sont les zélés défenseurs du droit naturel soient en même temps les adversaires zélés de tout ce qui le restreint ou l'annule; tout simple qu'on soit d'autant plus opposé au monopole artificiel qu'on est plus attaché de cœur et d'âme au monopole naturel ; et d'autant plus enclin à critiquer la loi écrite, si elle blesse le droit naturel, qu'on a plus de dévouement pour la justice et plus d'admiration pour la sagesse divine.

Voyons maintenant à supputer les inconvénients que pourrait entraîner la perpétuité du droit sur le livre.

Un livre est, comme une maison, le résultat de l'exercice des facultés

de l'homme. Pour jouir du livre comme de la maison, il faut compter avec le propriétaire. Mais si le propriétaire de la maison a des prétentions exorbitantes, on s'en passe, et toute autre maison aussi spacieuse et élégante remplace celle-là pour le locataire. On ne remplacerait pas aussi facilement un livre. Comment jouir d'un chef-d'œuvre littéraire, si le propriétaire ne veut plus qu'il soit reproduit? A ce point de vue, il semble d'abord que les craintes de M. Hetzel sont fondées, et que, si le législateur n'intervient pas, pour rogner le droit du propriétaire, l'humanité est menacée, par l'avidité d'un auteur ou de ses ayants droit, de quelque effrayante privation. Cependant, ne nous en tenons pas à l'apparence; examinons attentivement la nature des choses telle que Dieu l'a faite, telle qu'elle s'est développée, sans l'intervention de la contrainte, au sein des sociétés humaines, et nous aurons la satisfaction de reconnaître une fois de plus qu'il n'y a pas d'imperfection, pas de lacunes dans le plan providentiel.

Nous savons déjà, et M. Hetzel nous le certifierait au besoin, qu'ou ne peut plus détruire un écrit publié. La maison est destructible, le livre ne l'est pas. Pour jouir du livre, il suffit de l'avoir sous les yeux ou de l'entendre lire; et tout livre, en naissant, se présente au public par centaines, sinon par milliers d'exemplaires, dont chacun peut avoir bien des lecteurs.

Il existe des bibliothèques publiques, où chaque jour un grand nombre de personnes peuvent lire à l'aise et gratis des livres qu'elles ne possèdent pas. Il est aussi des cabinets de lecture où, moyennant une modique rétribution, on obtient communication des livres. Les libraires poussent à la création et au développement des bibliothèques particulières; ils ont l'art de nous faire acheter bien des livres que nous ne lisons jamais; mais, grâce à Dieu, l'essentiel, en fait de livres, ce n'est pas d'en empiler beaucoup sur des planches, c'est d'en bien lire et relire un petit nombre.

Supposez que l'ayant droit mal avisé d'un auteur élève le prix d'un livre d'une manière exorbitante. Va-t-il arriver qu'on ne lira plus le livre ou qu'on se soumettra à l'exaction? Point du tout; celui qui voudra le lire ne l'achètera plus, mais l'empruntera; quelques personnes riches seront seules rançonnées, l'édition chère se vendra très-lentement, et l'avide ayant droit recevra, à ses dépens, une leçon d'arithmétique et de commerce qu'il ne sera pas tenté d'oublier.

Voici, sous deux formes, l'énoncé de cette leçon élémentaire :

On n'augmente pas toujours un produit, mais souvent, au contraire, on le diminue, si tout ce qu'on ajoute à l'un des facteurs est retranché de l'autre facteur.

Il vaut bien mieux gagner dix mille francs sur une édition de dix

mille exemplaires vendus en un an, que de gagner dix mille francs sur une édition de mille exemplaires vendue en dix ans.

Donc, l'avidité des ayants droit, par leur propre intérêt et par la nature des choses, est contenue dans d'étroites limites, sans parler des limites que peut lui imposer la volonté des auteurs. Donc, pour conjurer un risque si petit, si facile à éviter, il n'y a pas lieu de faire appel à l'omnipotence législative, de placer un droit naturel sur le lit de Procuste, et de transporter au domaine commun ce que Dieu a placé dans le domaine individuel.

La disposition à invoquer sans cesse le législateur, à le presser d'étendre ses attributions, envahit les plus nobles intelligences et se rencontre trop souvent chez les hommes aux mains desquels semble confiée la bannière du progrès. C'est là un des plus grands obstacles que le progrès ait encore à surmonter.

Mais si je signale, en passant, ce côté de la question, je n'ai pas à m'y appesantir. Cela ne serait ni opportun ni peut-être équitable. En définitive, ce que je reproche de plus grave au système que je combats, j'ai à le reprocher, à fortiori, au statu quo, de sorte que, si j'étais forcé de choisir entre un usurpateur qui indemnise à sa guise et un usurpateur qui n'indemnise pas du tout, il est clair que, tout en maudissant l'usurpation, je devrais préférer le premier.

P. PAILLOTTET.

CORRESPONDANCE

Nous recevons d'un ouvrier typographe, M. Bazin, la lettre suivante au sujet de la discussion engagée au sein de la Société d'économie po.. litique dans la réunion du 5 avril.

Nous cédons, en consentant à cette insertion, aux instances de l'auteur et à la pensée que le débat spécial ne peut que gagner en clarté et en intérêt à la publication de ce document. Indépendamment du sujet de la discussion, cette lettre sincère, bien faite, poignante, montre combien les classes ouvrières, ou certaines parties d'entre elles, acceptent peu encore cette loi de concurrence, cette loi de l'offre et de la demande préconisée par la science économique, toutes les fois qu'elle les froisse momentanément.

On ne le voit que trop par la lettre de M. Bazin: les idées d'organisation du travail n'ont pas perdu tout leur empire.

HENRI BAUDRILLART.

Monsieur le directeur,

Paris, le 25 mai 1862.

La Société d'économie politique s'est occupée, dans sa séance du 5 mai, de diverses questions qui intéressent au plus haut point la classe ouvrière, et particulièrement la typographie. Je viens vous prier de vouloir bien accueillir les réflexions qu'a suggérées à un ouvrier la lecture du compte-rendu publié par votre savant journal. C'est notre travail, c'est notre existence même qui sont en jeu ; je ne doute pas, monsieur le directeur, que vous ne me permettiez de les défendre de mon mieux. Je compte d'autant plus sur votre bienveillance qu'il s'est glissé dans la discussion des erreurs assez graves pour compromettre nos intérêts, et, ce qui est plus pénible encore, faire supposer en nous des sentiments qui sont loin de notre pensée.

M. Jules Simon a reçu des renseignements très-inexacts et très-incomplets, venant évidemment d'une seule des parties intéressées au débat.

La chambre des imprimeurs n'a jamais repoussé d'une manière absolue les réclamations que nous lui avons adressées; elle a d'abord gardé le silence pendant plus de six mois, et ce n'est que lorsque notre pétition est tombée dans le domaine de la publicité que cette chambre s'en est enfin occupée.

Dès les premières séances, les propositions faites par nos délégués ont été repoussées à l'unanimité par la commission des maîtres imprimeurs. Ces propositions tendaient à nous faire obtenir environ quinze pour cent d'augmentation sur le tarif de 1843.

A la suite de ce refus, nos commissaires firent une première concession, et se bornèrent à poser des chiffres qui réduisaient nos demandes à douze pour cent. Cette proposition eut le sort de la première.

La conciliation semblait devenue impossible. Cependant, guidée par le désir d'éviter de regrettables conflits, notre commission crut devoir aller plus loin, et une dernière proposition, abaissant l'augmentation à neuf ou dix pour cent, fut présentée à la section des patrons. Cette proposition a été accueillie comme l'avaient été les deux autres, c'est-à-dire par un refus unanime, et les maîtres imprimeurs déclarèrent s'en tenir une fois pour toutes à leurs offres premières.

Ces offres constituent pour nous une augmentation de cinq pour cent au plus !

Ordinairement, dans des conférences de cette nature, l'accord s'établit par suite des concessions mutuelles des deux parties; c'est ce que nous avions tous espéré, c'est à ce résultat que comptait arriver la commission des ouvriers typographes. Certes, ce n'est pas la modération qui lui a manqué, mais tous ses efforts sont venus se briser contre une résistance qu'elle n'a pu faire fléchir.

Il y a loin de là à l'allégation qui s'est produite, et d'après laquelle nos délégués, « au lieu de persévérer dans leur première demande, présentèrent une liste de conditions assez dures. »

Depuis 1843, date du tarif dont nous demandons la révision, nos charges se sont accrues d'au moins 50 p. 100. Nous demandions 15 p. 100 d'augmentation, nous résignant à combler le déficit en privations, en souffrances, et espé

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