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rant des temps meilleurs. C'est ce qui nous a été refusé; les concessions successives qui ont été faites n'ont pu trouver grâce devant la commission patronale. La question tout entière est là.

Je ne porterai pas la discussion sur les détails dont a parlé M. Jules Simon, détails relatifs aux journaux, aux parangonages, à la conscience, à la mise en pages, etc. Les demandes que nous avons faites se traduisent par les chiffres énoncés plus haut, et les hommes profondément versés dans l'art typographique pourraient seuls juger à fond ces détails qui, au surplus, ne forment pas les points principaux de nos réclamations.

Dans la situation particulière où le monopole place l'imprimerie, le tarif consenti entre nous et les maîtres imprimeurs est notre sauvegarde ; j'ajouterai qu'il est une garantie pour les maîtres imprimeurs eux-mêmes, puisque la concurrence abusive est devenue à peu près impossible en ce qui regarde les prix de composition.

La production typographique ne serait pas d'ailleurs, comme celle de certaines industries, ralentie ou restreinte par une variation à peu près insignifiante dans le prix d'une partie de la main-d'œuvre. Les besoins auxquels doit satisfaire l'imprimerie sont impérieux et sont régis par des lois sociales sur lesquelles le salaire des ouvriers typographes ne saurait avoir d'influence; du reste, la composition n'entre que pour une très-faible part dans le prix de revient.

Quant aux craintes exprimées au sujet de la concurrence départementale, il suffit, pour démontrer combien elles sont exagérées, d'examiner les modifications qui viennent d'être apportées dans les tarifs de la plupart des centres typographiques de la France: presque partout, en effet, ces tarifs ont été augmentés dans une proportion plus considérable que celle qui est demandée pour la capitale. L'avantage serait donc encore pour celle-ci.

Pour ce qui regarde l'embauchage et l'acceptation des apprentis, c'est avec justice, c'est dans l'intérêt de tous, apprentis et ouvriers, que nos délégués ont proposé la réglementation de l'apprentissage. Que demandait-on, en définitive? Que le nombre des apprentis fût proportionné aux besoins, et qu'aucun d'eux ne pût recevoir de livret que lorsque le temps normal de son apprentissage serait terminé; une commission arbitrale, composée de patrons et d'ouvriers, devait juger les réclamations et les contestations. Ce n'était là, du reste, qu'une simple proposition soumise à la discussion.

Quoi de plus juste que la mesure proposée ? Elle aurait pour résultat de faire disparaître un genre d'exploitation sur lequel on n'ouvre pas assez les yeux, et qui consiste à remplir certains ateliers de malheureux enfants qu'on occupe gratis ou à vil prix pendant quelques années, qu'on congédie avec un livret aussitôt qu'ils réclament le prix de leur travail, et qu'on remplace par de nouvelles victimes bientôt sacrifiées à leur tour sur l'autel de ce qu'on appelle la concurrence!

Un grand nombre d'apprentis ont aussi à souffrir d'un autre abus qui leur est aussi préjudiciable que celui dont je viens de parler. La plupart de ces enfants sont occupés pendant une grande partie de leur apprentissage à une foule de travaux et de servitudes complétement en dehors de la spécialité à laquelle ils sont voués. Cet abus est très-répandu.

Ce sont là les pépinières d'où sortent ces ouvriers médiocres et incapables dont se plaignent tant de maîtres imprimeurs.

C'est pour remédier à ces diverses spéculations, qui amèneraient fatalement la baisse de leurs salaires et la ruine de leur profession, que les ouvriers typographes avaient demandé qu'on s'entendit sur le nombre des apprentis et sur la durée de leur apprentissage. Il n'y avait là, assurément, rien que de juste et d'équitable.

De la question des apprentis on arrive naturellement à celle de l'emploi des femmes.

Certes, ce n'est pas par hasard ni par une fâcheuse coincidence que cette question et celle du tarif se sont présentées simultanément; personne ne pourrait le supposer. L'emploi des femmes a été proposé par quelques imprimeurs pour répondre à la demande d'augmentation que nous avons formulée; c'est cette demande qui est venue éveiller des sentiments philanthropiques qu'on n'avait pas soupçonnés jusqu'alors. Sans rappeler les menaces qui avaient été faites depuis longtemps à ce sujet, deux considérations suffiront à prouver ce que j'avance:

Depuis plusieurs années, l'imprimerie parisienne, loin de réclamer de nouveaux bras, laisse à peu près sans travail le tiers des ouvriers typographes;

Les quelques femmes occupées aujourd'hui dans deux ou trois imprimeries reçoivent, à travail égal, environ 30 p. 100 de moins que ne recevaient les hommes congédiés.

L'industrie typographique est loin de demander de nouveaux travailleurs : les bras abondent, au contraire; mais les ouvriers que le chômage vient frapper sont les premiers à repousser la théorie de l'abaissement des salaires comme conséquence de la rareté du travail ou de l'abondance des bras. Cette théorie a tout simplement pour résultat de sacrifier le producteur au produit, l'homme à la chose.

Ce n'est donc pas par nécessité, c'est moins encore par philanthropie que quelques maîtres imprimeurs veulent employer les femmes dans leurs ateliers; la différence dans la rétribution en est une preuve palpable. On a parlé du droit au travail pour la femme, on a invoqué la justice et l'humanité, on a accusé les ouvriers typographes de barbarie parce qu'ils ont protesté énergiquement contre l'introduction parmi eux de l'élément féminin. Ecartons toutes ces déclamations superflues, tous ces reproches à grand effet, et considérons les choses à leur véritable point de vue.

Nous avons demandé une augmentation de salaire dont tout homme de bonne foi ne peut contester la nécessité, et les chiffres sont là pour prouver l'extrême modération de nos demandes.

On nous a répondu par une série de refus obstinés, par la perspective d'une diminution au moyen de l'emploi de la femme, en ne nous cachant pas que l'on espérait se passer bientôt de nos services et obtenir le même travail à prix réduit.

Depuis quelques années, la classe ouvrière tout entière a été cruellement éprouvée. Indépendamment de l'énorme surélévation du prix des choses les plus indispensables, le chômage est venu frapper un grand nombre de chefs

de famille qui déjà ne trouvaient plus dans leur travail qu'un salaire insuffisant. Et c'est quand l'homme ne peut parvenir à employer ses forces, c'est lorsqu'il ne peut même trouver l'existence dans les travaux qu'il parvient à se procurer, que l'on vient proposer de le déplacer par l'emploi de la femme, que l'on vient proposer, en définitive, de réduire encore de 30, 40 et 50 pour cent les ressources des familles ouvrières! Car on n'occupera pas une femme sans déplacer un homme. Que le déplacement s'opère dans la même famille, dans la famille du voisin, ou à l'autre extrémité du pays, le résultat final sera toujours le même. Cela est si vrai qu'une partie des ouvriers typographes qui ont été remplacés par des femmes n'ont pu encore trouver d'occupation.

Les travailleurs déplacés chercheront, dit-on, un emploi mieux approprié à leurs forces et à leur puissance physique. Mais toutes les industries sont assiégées d'offres nombreuses, une foule de travaux ont ralenti leur activité, et c'est avec la plus grande difficulté que l'ouvrier parvient à arracher son pain quotidien.......... Où donc trouvera-t-on une issue pour les bras déclassés? Voilà, certes, une belle occasion pour réduire encore un peu les salaires : beaucoup plus d'offres que de demandes!

La substitution de la femme à l'homme n'est certainement pas un moyen de faire disparaître la misère et la corruption; cette mesure aurait pour unique résultat de déplacer le mal en l'aggravant, car il est incontestable que la souffrance atténuée sur un point se reporterait sur un autre, et qu'elle s'y reporterait plus profonde que jamais. Les femmes et les filles des travailleurs expulsés de leurs ateliers iront à leur tour s'inscrire à la prostitution...!

Personne ne ressent plus profondément que nous la déplorable condition qui est faite à la femme, dans la classe ouvrière surtout: car c'est parmi nous, c'est au milieu de nos familles que le fléau vient prendre ses victimes. C'est là une des plaies profondes qui rongent la dernière classe de la société. Nous ne le comprenons que trop, et nous appelons de tous nos vœux les améliorations qui doivent porter remède à un tel état de choses; mais ce n'est pas en réduisant la somme de nos ressources, en accroissant, par conséquent, notre misère générale, que l'on obtiendra le résultat cherché.

Voilà la situation dégagée de tous les accessoires et de tous les détails qui ne servaient qu'à l'obscurcir. C'est contre la tendance qu'elle révèle que nous avons protesté, que nous protesterons toujours de toutes nos forces. Nous ne voulons que la lumière et la vérité; mais ce n'est pas avec les sophismes produits jusqu'à ce jour que l'on parviendra à ébranler nos convictions.

Les travaux appropriés aux forces et aux facultés de la femme ne manquent pas aujourd'hui, et si elle répugne à s'y soumettre, c'est que la rétribution qu'on lui accorde est dérisoire. Le prix des travaux que l'on veut mettre entre ses mains, sous prétexte d'améliorer son sort, ne tarderait pas à s'avilir comme les autres; cela est de la dernière évidence.

Je laisse de côté les considérations d'aptitude et d'intelligence. Quoi qu'en dise notre orgueil, je ne crois la femme inférieure à l'homme sous aucun rapport; son apparente infériorité intellectuelle et morale a été créée par nous, par le vice de notre système d'éducation, par la misère, par les travaux forcés. Ce n'est pas en l'enlevant à ses fonctions naturelles, en en faisant un engin

industriel, qu'on parviendra à lui rendre le rang qui lui appartient dans la société.

La femme servirait d'instrument typographique à bon marché jusqu'au jour où quelque nouvelle innovation viendrait déplacer cet instrument devenu à son tour trop coûteux, et le remplacer par quelque agent plus économique, enfant ou machine... Une fois lancé sur ce terrain, il n'est guère possible de voir où on voudrait s'arrêter.

Il y a un moyen de prouver la sincérité de l'intérêt que l'on porte à la femme: c'est de faire tous les efforts pour arriver à rétribuer équitablement les travaux spéciaux qui forment son lot naturel, et qui sont en quantité plus que suffisante pour procurer une existence convenable aux femmes et aux filles isolées, ainsi qu'à celles que des circonstances exceptionnelles mettraient temporairement dans la nécessité d'y recourir.

Je ne sais si les partisans des doctrines de la concurrence à tout prix se sont demandé où elles pouvaient nous conduire; mais je vois qu'elles s'appliqueraient aux trois quarts de la nation, car ce qui est vrai pour l'ouvrier des villes l'est aussi, dans une certaine mesure cependant, pour l'ouvrier des campagnes. Or, des doctrines qui auraient pour résultat d'augmenter progressivement les souffrances de la grande majorité de la population sont des doctrines dangereuses au premier chef.

Depuis que les crises élémentaires et financières ont fait surgir de tous côtés les réclamations de la classe ouvrière, il s'est produit un autre raisonnement qui ne me paraît pas plus fondé que ceux dont je viens de parler. On a prétendu que l'augmentation des salaires était incapable d'améliorer d'une façon sérieuse la condition de l'ouvrier, attendu que, par la force des choses, cette augmentation s'étendrait à toutes les industries, par conséquent à tous les produits, et qu'en définitive, les dépenses croissant avec les recettes, la situation serait toujours la même.

De ce système il s'ensuivrait que nous devons être indifférents à la baisse comme à la hausse de nos salaires, car le raisonnement appliqué à une augmentation doit convenir également à une diminution.

Posons quelques chiffres pour éclairer la question. J'ai dit plus haut que depuis quelques années nos charges s'étaient élevées d'au moins 50 p. 100; je ne pense pas que cela puisse être contesté. Supposons que le salaire industriel ait suivi la même progression, et que l'ouvrier qui recevait 3 fr. par journée de travail, soit 900 fr. pour 300 jours, reçoive aujourd'hui 50 p. 100 en plus, ou 1,350 fr. par an.

J'admets qu'en moyenne un travailleur ait à pourvoir aux besoins de trois personnes, lui compris, lesquelles consommaient il y a dix ans, en produit industriels de toute nature et sous quelque forme que ce soit, une valeur approximative de 100 fr. par individu, soit 300 fr. pour un groupe.

En admettant que l'élévation des salaires ait amené sur cette dépense une augmentation de 50 p. 100, le total s'élèverait donc à 450 fr., soit 150 fr. en plus.

Mais, comme nous l'avons vu, l'ouvrier aurait reçu sur son travail particulier une augmentation de 450 fr., et il aurait pour suffire à l'alimentation proprement dite une plus-value de 300 fr.

La consommation en produits industriels, portée à 450 fr. pour trois personnes, est évidemment exagérée.

Que l'on ne dise pas que le surenchérissement des produits industriels amè nerait forcément une nouvelle hausse dans le prix général de tous les objets de consommation. Il ne faut pas oublier que nos réclamations ont suivi le mouvement ascensionnel et qu'elles ne l'ont jamais précédé ni déterminé. A moins donc de prétendre que nous devions accepter comme normale la situation insoutable dans laquelle nous nous trouvons, je ne vois pas quelles raisons valables on peut opposer aux plaintes de la classe ouvrière.

Il y a, il est vrai, une objection à faire: c'est que les non-producteurs subiraient sans compensation un surcroît de dépenses... Mais pourquoi, dans une société convenablement organisée, la majorité devrait-elle être sacrifiée à la minorité ?... La véritable science économique est celle qui parviendra à satisfaire tous les besoins, à faire profiter des biens de la terre le plus grand nombre possible des créatures humaines. Hors de là, il n'y a qu'erreur et danger permanent.

Je ne me permettrai pas de juger la loi sur les coalitions. Cette loi d'un autre âge est-elle à la hauteur morale de ceux auxquels elle doit s'appliquer aujourd'hui? On peut en douter. Espérons qu'un jour la civilisation montera jusqu'à elle.

Depuis quelque temps, on nous a reconnu les droits politiques, on a enfin admis que nous étions des hommes. Nous demandons le droit à l'existence par le travail; nous demandons du pain, un foyer, une place au soleil. Nous ne voulons pas voir les mères de nos enfants, nos enfants eux-mêmes, dans la déplorable nécessité d'abandonner l'asile tutélaire de la famille pour aller glaner au dehors, dans les usines, dans les fabriques, dans les ateliers, les ressources que le chef de la communauté devrait trouver dans une juste rémunération de son labeur.

Les bras d'hommes ne manquent pas, tant s'en faut; qu'on ne vienne donc pas nous proposer d'immoler nos femmes, nos enfants et nous-mêmes aux exigences de combinaisons industrielles qui semblent vouloir fouler aux pieds les drcits les plus évidents, les lois naturelles les plus sacrées. N'est-ce donc pas assez d'avoir devant nous l'avenir que nous réservent la vieillesse et les infirmités ?

Je dirai peu de chose au sujet de l'imprévoyance du prolétaire dont a parlé un des membres de la Société d'économie politique. D'après cet autre système, l'ouvrier doit suivre « les sages conseils de Malthus, ne devenir père que lorsqu'il sera sûr de pouvoir élever des enfants. » Ce qui revient à dire : Si l'ouvrier ne peut compter sur l'avenir, il devra rester solitaire. Les lois les plus impérieuses, les droits et les besoins de toute créature ne doivent pas exister pour lui : il est né pour produire, et non pour consommer et pour vivre.

Hélas! je comprends qu'avec la perspective incessante de la misère et de la faim, les trois quarts de la population hésitent devant la première, la plus haute, la plus absolue des lois primordiales, c'est-à-dire la communauté et la famille; mais ériger en théorie et en principe les conséquences d'une telle anomalie me semble quelque chose de fabuleux.

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