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comme un lion; quoique feul & fans armes, il résiste à toute une cohorte, reprend fa femme, la porte dans fes bras pendant tout le chemin qui fépare Rome de la Ville de Cures malgré les larges bleffures dont il est couvert, & par lefquelles fon fang s'écoule à gros bouillons. Il y a peu de faits plus incroyables dans les romans de Chevalerie.

Arrivé au temple de Cérès, Pompilius expire, fon époufe accouche, & perd aufli la vie. Numa, orphelin au berceau, eft élevé par le Grand Prêtre Tullus, comme fon fils, jufqu'à l'âge de feize ans : alors le bon vieillard rêve que Cérès lui ordonne de révéler à fon élève, le fecret de fa naiffance; il obéit à un ordre auffi refpectable, met entre les mains de Numa, l'épée de fon père, un billet tracé par la mère & quelques boucles de fes cheveux blonds; avec cet équipage il l'envoie auprès de Tatius, Roi des Sabins, qui régnoit alors à Rome, conjointement avec Romulus. Un père qui, du fond de la province, envoie feul à Paris, un fils tendrement aimé,

ne tremble pas plus pour les mœurs, que le bon Tullus en faifant partir Numa pour Rome; mais autant que les frayeurs du père de province font fondées, autant celles du Grand Prêtre doivent paroître plaifantes à ceux qui favent que Rome, fondée depuis feize ans, n'étoit qu'un amas de miférables chaumières, habitées par des foldats pauvres, ignorans, groffiers; que les femmes étoient de la plus grande rareté, & vivoient dans une extrême retenue; qu'on n'y connoiffoit pas l'ombre du luxe; affurément les délices de cette capitale ne devoient pas être redoutables pour un jeune homme auffi bien élevé que Numa.

Cependant fa malheureufe étoile veut que peu de jours après fon arrivée, étant allé dans le bois facré d'Egerie au Temple de Minerve, pour obéir auffi à un fonge, il y rencontre un objet bien capable de troubler fa dévotion, une jeune fille de quinze ans, armée de pied en cap, profondément endormie fous un berceau de verdure, & abfolument feule: pour un Miniftre des Autels, nouvellement

échappé du Temple, la rencontre étoit dangereufe; mais il faut avouer auffi, que pour la fille d'un Roi de Rome, Herfilie étoit bien mal gardée; il falloit que l'on comptât beaucoup fur la pureté des mœurs publiques pour laiffer une charmante Princeffe courir ainfi les champs parmi des gens de guerre. Numa la prend pieufement pour la Divinité du Temple. Herfilie le défabufe, & part comme un éclair, laiffant le pauvre jeune homme pétrifié & plus amoureux que feu Céladon.

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Je fuis furpris qu'un fi bon fils fe prenne tout-à-coup d'une belle paffion pour la fille d'un Prince, qu'il doit regar der comme le meurtrier de fon père & de fa mère: d'ailleurs comment, avec des inclinations auffi pacifiques, peut-il avoir tant de goût pour une Virago, pour une Amazone, qui n'a d'autre amusement que de répandre du fang, & qui s'eft dépouillée de toutes les qualités morales de fon fexe : les Chevaliers errans, qui ne refpiroient que les combats, pouvoient aimer dans leurs maîtreffes, cette conformité de

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goût; mais le paifible Numa ne doit avoir que de l'averfion pour cette humeur fanguinaire dans une jeune fille, dont la modestie & la pudeur font le premier ornement. Il n'eft pas moins étonnant qu'après avoir été frappé dans fon voyage, du tableau désolant des horreurs & des ravages de la guerre, il n'hésite point à fe rendre complice des crimes qu'elle fait commettre, & qu'il prenne les armes pour fervir l'ambition & l'injuftice d'up Roi féroce. L'amour dans un cœur noble & vertueux, n'étouffe point les fentimens honnêtes; & c'eft outrager Numa que de nous le peindre comme un jeune fou, fans principes, féduit par la beauté feule, jouet d'une paffion groffière, & qui uniquement pour plaire à fa maîtreffe, va répandre le fang des hommes.

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On dira peut-être ne faut-il pas qu'un Prince destiné au trône, apprenne l'art de la guerre, & fache défendre fes Etats? Télémaque conduit par Minerve ne combat-il pas dans l'armée des Alliés ? Sans doute an Prince qui veut maintenir la

paix dans les Etats, doit être en état de faire la guerre; il doit même en connoître les maux, pour les craindre, & pour les éviter. Mais Numa n'a pas befoin de cette connoiffance & de cet apprentiffage; on fait d'avance que fon règne doit être celui d'une paix continuelle, qu'il fera aimé & refpecté de tous les voifins, & que fa vertu en impofera plus que fes armes ; c'eft une de ces vérités fi conftamment établies, qu'aucune fiction ne peut lés altérer c'eft la merveille de l'administration de Numa; c'eft le triomphe de fon caractère. Dès-lors, il ne peut résulter aucun intérêt de tous les exploits militaires qu'on lui prête; c'est du fang qu'on lui fait répandre en pure perte.

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D'ailleurs, fi M. de Florian vouloit abfolument faire de Numa un guerrier, il falloit du moins l'engager dans une guerre légitime; il falloit lui mettre les armes à la main pour venger l'injure faite à fon Roi, & défendre les droits de fes citoyens. Télémaque, dans l'armée des Alliés, combat contre des perfides & des traîtres.

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