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huit ans, au lieu que dans l'Hiftoire, Numa eft un homme de quarante ans, lorfqu'il commence à régner. C'est apparemment pour rendre plus vraifemblable la fageffe précoce de ce jeune Prince, qu'il lui fait dicter toutes fes opérations politiques, par une Nympheinvifible dans le bois d'Egerie. Il y a d'excellentes chofes dans les confeils de cette Nymphe; mais elle oublie qu'à Rome, tout citoyen étoit foldat; que l'état militaire n'étoit pas un état particulier, mais la condition commune de tous les Romains; qu'on ne diftinguoit point chez eux les gens qui portoient l'épée, d'avec ceux qui ne la portoient pas; ce qu'elle dit à cet égard, annonce beaucoup d'ignorance des mœurs Romaines.

L'Hiftoire nous affure qu'il n'y eut point de guerre fous le règne de Numa; M. de Florian fuppofe que la jaloufe Herfilie fouleve plufieurs peuples d'Italie pour détrôner l'ingrat qui l'a dédaignée; elle échoue dans fon projet & fe tue de défefpoir; Numa continue de faire régner avec lui la juftice & la paix, & trouve dans la Nymphe

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qui lui dictoit des oracles, fa chère Anaïs, cachée dans le bois d'Egerie, avec fon père Zoroaftre dont elle n'étoit que l'écho; il l'époufe en fecret, & chaque jour de fa vie le dérobant à fa Cour, il vient puifer auprès d'elle, la fageffe, la vertu & le bonheur,

Cette image de deux époux tendrement unis, & qui femblent n'être placés fur le trône que pour la félicité publique, doit intéreffer tous les François, puifqu'ils ont continuellement fous les yeux un pareil fpectacle; c'eft ce qu'il y a de plus heureux dans ce roman. Au refte, prefque toute la fable eft fans vraisemblance; c'est un amas d'aventures bizarres, fans fuite, fans plan, fans deffein, inférieures par là même, aux plus médiocres romans, qui du moins offrent une intrigue prin. cipale, à laquelle tous les incidens fe rapportent,

De ce défaut de plan naît le défaut total d'intérêt; c'eft cependant l'intérêt qui excufe souvent l'abfurdité & l'extravagance de la fiction. Que Numa foit vainqueur ou vaincu ; qu'il épouse ou non Herfilie, Tatia, Anaïs ;

qu'il foit exilé de fon pays ou qu'il y refte; qu'il foit Roi ou fujet, c'est ce dont perfonne ne s'embarraffe : ce froid Héros, jufqu'au onzième livre, joue le rôle le plus mince; il n'éprouve que des difgraces très-' communes, , & ne fe trouve jamais dans un danger qui faffe trembler pour lui; fes amours font fades & infipides; il n'a point de caractère faillant & prononcé, & on eft toujours fâché de ne trouver dans ce grave & refpectable perfonnage de l'Hiftoire qu'un jeune homme efclave de fes paffions, quoique grand difcoureur de vertu, & faifant beaucoup de fottifes avec de grandes prétentions à la fageffe.

Mais le plus grand reproche qu'on puiffe faire à cet ouvrage, c'eft de ne point avoir de but moral, & de ne rache ter par aucune inftruction, par aucune utilité, l'ennui qu'il caufe: indépendamment de la richeffe d'imagination, de l'heureux ufage de la Mythologie & de l'agrément des fictions qui diftingue le Télémaque, indépendamment du vif intérêt qu'infpire un jeune Prince infiniment aimable, que la piété filiale expose

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expofe aux plus grands dangers. Ce roman poëtique, eft peut-être le plus fublime ouvrage qui foit forti de la main des hommes, par la grandeur & l'importance de fon objet; c'est la leçon des Rois, c'eft l'art de règner mis en action, c'eft la caufe de l'humanité plaidée avec toute l'éloquence de la vertu; c'est un préfervatif contre le poifon de la flatterie, contre les frau des de l'intrigue & de la calomnie; c'eft le tableau le plus frappant qui exifte des devoirs d'un Souverain & des dangers attachés à fon rang; & ce livre immortel devroit être la bafe de l'éducation de tous les Princes. Mais que nous apprennent les aventures de Numa? & que s'eft propofé M. de Florian dans cet amas de fables? Je n'en fais rien. On y voit beaucoup de traits de vertu & d'humanité, mais vagues & communs, & qui n'ont point de rapport à un objet principal.

N'y a-t-il donc rien à louer dans cet ouvrage avec l'esprit & le talent de M. de Florian, eft-il poffible de faire un ouvrage qui foit abfolument fans mérite? Non fans doute. Vous trou

No. 14. 18 Avril 1786. F E

werez donc dans Numa, un ftyle pur, élégant, gracieux, beaucoup plus foigné, mais auffi bien moins naturel, bien moins touchant, & fur-tout d'une harmonie bien moins variée que celui de Télémaque', qui, dans fa fimplicité, & même dans fa négligence, a un charme particulier: je n'aime pas que M. de Florian ait entaffé dans fa fable, les lieux.communs de l'Epopée, qui fe trouvent par-tout, & où il refte toujours au-deffous des originaux qu'il copie : ce catalogue ou dénombrement qu'il fait de l'armée de Romulus, a quelque chofe de mefquin pour une auffi petite guerre, qui n'eft qu'un très-petit incident du roman : je ne crois pas auffi que l'Auteur ait été fort adroit, de multiplier dans fon livre les imitations de morceaux excellens & très-connus, qui ne fervent qu'à décéler fa foibleffe. Telle eft la comparaifon de l'armée des Campaniens avec celle des Romains, imitée de la comparaifon des Perfes & des Macédoniens, dans Quinte-Curce; le difcours des Marles, copié d'aprés le difcours des Scythes, du même Hif

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