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VENISE.

ON s'embarque sur la Brenta pour arriver à Venise, et des deux côtés du canal on voit les palais des Vénitiens, grands et un peu délabrés comme la magnificence Italienne. Ils sont ornés d'une manière bizarre, et qui ne rappelle en rien le goût antique. L'architecture Vénitienne se ressent du commerce avec l'Orient; c'est un mélange du goût Moresque et Gothique, qui attire la curiosité sans plaire à l'imagination. Le peuplier, cet arbre régulier comme l'architecture, borde le canal presque partout. Le ciel est d'un bleu vif, qui contraste avec le vert éclatant de la campagne; ce vert est entretenu par l'abondance excessive des eaux : le ciel et la terre sont ainsi de deux couleurs si fortement tranchées, que cette nature elle-même a l'air d'être arrangée avec une sorte d'apprêt; et l'on n'y trouve point le vague mystérieux qui fait aimer le midi de l'Italie. L'aspect de Venise est plus étonnant qu'agréable; on croit d'abord voir une ville submergée; et la réflexion est nécessaire pour admirer le génie des mortels qui ont conquis cette demeure sur les eaux. Naples est bâtie en amphithéâtre au bord de la mer, mais, Venise étant sur un terrain tout à fait plat, les clochers ressemblent aux mâts d'un vaisseau qui resterait immobile au milieu des ondes. Un sentiment de tristesse s'empare de l'imagination en entrant dans Venise. On prend congé de la végétation; on ne voit pas même une mouche en ce séjour; tous les animaux en sont bannis, et l'homme seul est là pour lutter contre la mer.

Le silence est profond dans cette ville, dont les rues sont des canaux, et le bruit des rames est l'unique interruption à ce silence. Ce n'est pas la campagne, puisqu'on n'y voit pas un arbre; ce n'est pas la ville, puisqu'on n'y entend pas le moindre mouvement; ce n'est pas même un vaisseau, puisqu'on n'avance pas : c'est une demeure dont l'orage fait une prison; car il y a des moments où l'on ne peut ni sortir de la ville ni

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de chez soi. On trouve des hommes du peuple à Venise, qui n'ont jamais été d'un quartier à l'autre, qui n'ont pas vu la place Saint-Marc, et pour qui la vue d'un cheval ou d'un arbre serait une véritable merveille. Ces gondoles noires qui glissent sur les canaux ressemblent à des cercueils ou à des berceaux, à la dernière et à la première demeure de l'homme. Le soir, on ne voit passer que le reflet des lanternes qui éclairent les gondoles; car, de nuit, leur couleur noire empêche de les distinguer. On dirait que ce sont des ombres qui glissent sur l'eau, guidées par une petite étoile. Dans ce séjour, tout est mystère. Sans doute il y a beaucoup de jouissance pour le cœur et la raison, quand on parvient à pénétrer dans tous ces secrets; mais les étrangers doivent trouver l'impression du premier moment singulièrement triste.

MADAME DE STAËL.

LA RADE DE BREST.

C'ÉTAIT un spectacle imposant que celui de la rade de Brest, pendant les premiers jours du mois de Janvier 1781, car on comptait au mouillage vingt vaisseaux de ligne, neuf frégates, et un grand nombre de bâtiments légers.

Non il n'y avait en vérité rien de plus magnifique que ces bâtiments de haut bord, que ces lourdes masses de bois et de fer, si pesamment assises sur l'eau avec leur épaisse et large poupe, leur mâture énorme et leurs trois rangs de grosse artillerie.

Et le matin quand ces grands navires mettaient leurs voiles au sec, il fallait les voir dérouler majestueusement ces toiles immenses, et les déployer comme un goëland qui étend ses ailes humides de rosée aux premiers rayons du soleil.

Et puis, quel contraste entre ces vaisseaux gigantesques et ces frégates si alertes, ces corvettes si élancées, ces bricks si fins, ces lougres, ces cutters, ces

dogres qui se berçaient doucement à l'ombre de ces citadelles flottantes, ainsi que de jeunes alcyons se jouent autour du nid paternel.

Et puis, quelle innombrable quantité d'embarcations de toutes sortes, qui vont, viennent, s'accostent ou se croisent...

Voici venir une yole merveilleusement dorée, avec le pavillon royal à sa poupe, et ses riches tapis brodés de fleurs de lis; elle vole sur les eaux, conduite par douze rameurs à larges ceintures écarlates; le patron est décoré d'une brillante chaîne d'argent : c'est la yole d'un amiral.

Là s'avance lentement une longue chaloupe si encombrée de fruits et de verdure qu'on dirait une de ces îles flottantes des rivières de l'Amérique qui voguent couvertes de lianes et de fleurs. Cette chaloupe, précieuse ménagère, retourne à son bord, avec les provisions du jour, et son équipage culinaire de maîtres d'hôtel et de cuisiniers.

Tantôt, c'est un bateau de Plougastel à grande voile carrément étarquée, manœuvrée par ses marins à longs cheveux, dont le costume pittoresque rappelle celui des Grecs de l'Archipel. Cette barque contient une vingtaine de femmes de Chateaulin ou de Plouinek qui reviennent de la ville,-fraîches et riantes figures, encore avivées par un froid piquant, qui, bien encapuchonnées dans leurs mantes brunes, échangent dans leur patois quelques mots joyeux avec les marins des vaisseaux de guerre que leur bateau prolonge.

Plus loin le cliquetis des chaînes, se mêlant au battement cadencé des rames, annonce une chiourme et ses galériens vêtus de rouge; ils remorquent à grand'peine un navire sortant du port; les uns chantent, les autres rient ou se tordent sous le bâton des argousins; à voir ces figures infâmes, hâlées, sordides; à entendre ces cris de rage ou de joie féroce, on frémit, comme à l'aspect d'une barque de Caron dans l'Enfer du Dante...

Enfin, pour compléter ce spectacle si varié, il y a encore une myriade de canots qui se croisent en tous sens, les uns chargés de nobles officiers du roi, les

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