Images de page
PDF
ePub

être jeté sans les avoir aperçues ; les côtes de la Syrie sont sans rade et sans port; il faut se résoudre à se mettre en panne au milieu de cette mer, ou suivre le vent qui nous pousse vers Chypre. Là, nous aurions une rade et un asile, mais nous en sommes à plus de quatre-vingts lieues; je fais mettre la barre sur l'île de Chypre, le vent nous fait filer trois lieues à l'heure, mais la mer ne baisse pas. Quelques gouttes de bouillon froid soutiennent les forces de ma femme et de mes compagnons toujours couchés dans leurs hamacs. Je mange moi-même quelques morceaux de biscuit, et je fume avec le capitaine et le second, toujours dans la même attitude sur le pont, près de l'habitacle, les mains passées dans les cordages qui me soutiennent contre les coups de mer. La nuit vient plus horrible encore; les nuages pèsent sur la mer, tout l'horizon se déchire d'éclairs, tout est feu autour de nous : la foudre semble jaillir de la crête des vagues confondues avec les nuées; elle tombe trois fois autour de nous ; une fois, c'est au moment où le brick est jeté sur le flanc par une lame colossale; les vergues plongent, les mâts frappant la vague, l'écume qu'ils font jaillir sous le coup s'élance comme un manteau de feu déchiré dont le vent disperse les lambeaux semblables à des serpents de flamme; tout l'équipage jette un cri; nous semblons précipités dans un volcan; c'est l'effet de tempête le plus effrayant et le plus admirable que j'aie vu pendant cette longue nuit; neuf heures de suite, le tonnerre nous enveloppe; à chaque minute, nous croyons voir nos mâts enflammés tomber sur nous et embraser le navire. Le matin, le ciel est moins chargé, mais la mer ressemble à une lave bouillante; le vent, qui tombe un peu et qui ne soutient plus le navire, rend le roulis plus lourd; nous devons être à trente lieues de l'île de Chypre. LAMARTINE.

LETTRE DE MARIE STUART À ÉLIZABETH, REINE

D'ANGLETERRE.

MADAME,-Quoique je doive mourir par un arrêt signé de votre main, ne pensez pas que je meure votre ennemie. Je suis d'une religion qui m'apprend à sup

porter tous les maux du monde, comme la vôtre vous permet de les faire impunément. Bien que je sois condamnée comme criminelle, je n'en suis pas moins innocente. Je serai décapitée, non pour avoir voulu vous ôter la vie, mais pour avoir porté une couronne après laquelle vous soupiriez. La foi qui fit prier saint Paul pour Néron, me fait aussi prier pour vous. D'ail leurs une reine illégitime n'est pas digne de la colère d'une reine qui tient son sceptre de la justice et de sa naissance.

serez

Ce langage vous choquera sans doute; mais, condamnée à la mort, qu'ai-je à craindre? Mon supplice, que vous regardez comme ignominieux, mettra le comble à ma gloire. Ne croyez pas m'avoir immolée impunément; souvenez-vous qu'un jour vous jugée ainsi que moi. Loin de souhaiter de me voir vengée, quoique cette vengeance fût juste, je m'estimerais au contraire infiniment heureuse, si la mort temporelle que je vais souffrir vous conduisait au chemin de cette autre vie qui doit durer autant que l'éternité.

Adieu, madame, songez qu'une couronne est un bienfait dangereux, puisqu'elle a fait perdre la vie à votre cousine.

À LA FEMME DE L'AMIRAL BRUEYS.

Au Caire, le 2 Fruct. An vi (19 Août 1798). VOTRE mari a été tué d'un coup de canon en combattant à son bord. Il est mort sans souffrir, et de la mort la plus douce, la plus enviée des braves.

Je sens vivement votre douleur. Le moment qui nous sépare de l'objet que nous aimons est terrible; il nous isole de la terre; il fait éprouver au corps les convulsions de l'agonie. Les facultés de l'âme sont anéanties; elle ne conserve de relations avec l'univers qu'au travers d'un cauchemar qui altère tout. Les hommes paraissent plus froids, plus égoïstes qu'ils ne le sont réellement. L'on sent, dans cette situation, que si rien ne nous obligeait à la vie, il vaudrait beaucoup mieux mourir ; mais, lorsqu'après cette première

[ocr errors]

pensée, on presse ses enfants sur son cœur, des larmes, des sentiments tendres raniment la nature, et l'on vit pour ses enfants. Oui, madame, voyez-les dès ce premier moment, qu'ils ouvrent votre cœur à la mélancolie: vous pleurerez avec eux, vous élèverez leur enfance, cultiverez leur jeunesse ; vous leur parlerez de leur père, de votre douleur, de la perte qu'eux et la république ont faite. Après avoir rattaché votre âme au monde par l'amour filial et l'amour maternel, appréciez pour quelque chose l'amitié et le vif intérêt que je prendrai toujours à la femme de mon ami. Persuadez-vous qu'il est des hommes, en petit nombre, qui méritent d'être l'espoir de la douleur, parce qu'ils sentent avec chaleur les peines de l'âme.

BONAPARTE.

LETTRE D'EUGENE BEAUHARNAIS AU ROI DE BAVIÈRE, SON BEAU-FRÈRE.

SIRE, J'ai reçu les propositions de votre Majesté ; elles m'ont paru sans doute fort belles, mais elles ne changeront pas ma détermination. Il faut que j'aie joué de malheur lorsque j'ai eu l'honneur de vous voir, puisque vous avez gardé de moi la pensée que je pouvais, pour un prix quelconque, forfaire à l'honneur. Ni la perspective du duché de Gênes, ni celle du royaume d'Italie, ne me porteraient à la trahison. L'exemple du roi de Naples ne peut pas me séduire. J'aime mieux redevenir soldat que souverain avili. L'Empereur, dites-vous, a eu des torts envers moi; je les ai oubliés, je ne me souviens que de ses bienfaits. Je lui dois tout, mon rang, mes titres, ma fortune, et, ce que je préfère à tout cela, je lui dois ce que votre indulgence veut bien appeler ma gloire. Je le servirai tant qu'il vivra; ma personne est à lui comme mon cœur. Puisse mon épée se briser entre mes mains, si elle était jamais infidèle à l'Empereur et à la France.

Je me flatte que mon refus, apprécié, m'assurera l'estime de votre Majesté.

J. J. ROUSSEAU À UN JEUNE HOMME QUI DEMANDAIT À S'ÉTABLIR A MONTMORENCY, POUR Y PROFITER DE SES LEÇONS.

Vous ignorez, monsieur, que vous écrivez à un pauvre homme accablé de maux, et de plus fort occupé, qui n'est guère en état de vous répondre, et qui le serait encore moins d'établir avec vous la société que vous lui proposez. Vous m'honorez, en pensant que je pourrais Vous y être utile, et vous êtes louable du motif qui vous le fait désirer; mais sur le motif même, je ne vois rien de moins nécessaire que de vous établir à Montmorency: vous n'avez pas besoin d'aller chercher si loin les principes de la morale.

Rentrez dans votre cœur, et vous les y trouverez ; et je ne pourrai rien vous dire à ce sujet, que ne vous dise encore mieux votre conscience, quand vous la voudrez consulter. La vertu, monsieur, n'est pas une science qui s'apprend avec tant d'appareil pour être vertueux, il suffit de vouloir l'être; et, si vous avez bien cette volonté, tout est fait; votre bonheur est décidé.

S'il m'appartenait de vous donner des conseils, le premier que je voudrais vous donner serait de ne point vous livrer à ce goût que vous dites avoir pour la vie contemplative, et qui n'est qu'une paresse de l'âme, condamnable à tout âge, et surtout au vôtre. L'homme n'est point fait pour méditer, mais pour agir; la vie laborieuse que Dieu nous impose n'a rien que de doux au cœur de l'homme de bien qui s'y livre en vue de remplir son devoir, et la vigueur de la jeunesse ne vous a pas été donnée pour la perdre à d'oisives contemplations.

Travaillez donc, monsieur, dans l'état où vous ont placé vos parents et la Providence : voilà le premier précepte de la vertu que vous voulez suivre ; et si le séjour de Paris, joint à l'emploi que vous remplissez, vous paraît d'un trop difficile alliage avec elle, faites mieux, monsieur, retournez dans votre province; allez vivre dans le sein de votre famille; servez, soignez vos

vertueux parents: c'est là que vous remplirez véritablement les soins que la vertu vous impose.

Une vie dure est plus facile à supporter en province que la fortune à poursuivre à Paris, surtout quand on sait, comme vous ne l'ignorez pas, que les plus indignes manéges y font plus de fripons geux que de parvenus. Vous ne devez point vous estimer malheureux de vivre comme fait monsieur votre père; et il n'y a point de sort que le travail, la vigilance, l'innocence et le contentement de soi, ne rendent supportable, quand on s'y soumet en vue de remplir son devoir. Voilà, monsieur, des conseils qui valent tous ceux que vous pourriez venir prendre à Montmorency: peut-être ne seront-ils pas de votre goût, et je crains que vous ne preniez pas le parti de les suivre mais je suis sûr que vous vous en repentirez un jour. Je vous souhaite un sort qui

:

ne vous force jamais à vous en souvenir.

VOLTAIRE À UNE DEMOISELLE QUI L'AVAIT CONSULTÉ SUR LES LIVRES QU'ELLE DEVAIT LIRE.

Je ne suis, mademoiselle, qu'un vieux malade, et il faut que mon état soit bien douloureux puisque je n'ai pu répondre plus tôt à la lettre dont vous m'honorez, et que je ne vous envoie que de la prose pour vos jolis vers. Vous me demandez des conseils, il ne vous en faut point d'autres que votre gôut. L'étude que vous avez faite de la langue Italienne doit encore fortifier ce goût avec lequel vous êtes née, et que personne ne peut donner. Le Tasse et l'Arioste vous rendront plus de services que moi, et la lecture de nos meilleurs poëtes vaut mieux que toutes les leçons; mais puisque vous daignez de si loin me consulter, je vous invite à ne lire que les ouvrages qui sont depuis longtemps en possession des suffrages du public, et dont la réputation n'est point équivoque. Il y en a peu; mais on profite bien davantage en les lisant, qu'avec tous les mauvais petits livres dont nous sommes inondés. Les bons auteurs n'ont de l'esprit qu'autant qu'il en faut, ne le recherchent jamais, pensent avec bon sens, et s'expriment

« PrécédentContinuer »