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d'autres vagues le battent à l'extérieur, et se brisent, en mugissant, contre lui.

Un horrible rugissement, auquel répondirent les cris de la foule, annonça l'arrivée du tigre, car on venait d'ouvrir sa loge.

A l'une des extrémités, un homme était couché sur le sable, nu et comme endormi, tant il se montrait insouciant de ce qui agitait si fort la multitude; et, tandis que le tigre s'élançait de tous côtés dans l'arène vide, impatient de la proie attendue, lui, appuyé sur un coude, semblait fermer ses yeux pesants, comme un moissonneur qui, fatigué d'un jour d'été, se couche et attend le sommeil.

Cependant plusieurs voix parties des gradins demandent à l'intendant des jeux de faire avancer la victime; car, ou le tigre ne l'a point distinguée, ou il l'a dédaignée, en la voyant si docile. Les préposés de l'arène, armés d'une longue pique, obéissent à la volonté du peuple, et, du bout de leur fer aigu, excitent le gladiateur. Mais à peine a-t-il ressenti les atteintes de leurs lances, qu'il se lève avec un cri terrible, auquel répondent, en mugissant d'effroi, toutes les bêtes enfermées dans les cavernes de l'amphithéâtre. Saisissant aussitôt une des lances qui avaient ensanglanté sa peau, il l'arrache, d'un seul effort, à la main qui la tenait, la brise en deux portions, jette l'une à la tête de l'intendant, qu'il renverse; et, gardant celle qui est garnie de fer, il va lui-même avec cette arme au-devant de son sauvage ennemi.

Dès qu'il se fut levé, et que le regard des spectateurs put mesurer sur le sable l'ombre que projetait sa taille colossale, un murmure d'étonnement circula dans toute l'assemblée, et plus d'une voix, le nommant par son nom, racontait ses exploits du cirque et ses violences dans les séditions.

Le peuple était content: tigre et gladiateur, il jugeait les deux adversaires dignes l'un de l'autre . . .

Pendant ce temps, le gladiateur s'avançait lentement dans l'arène, se tournant parfois du côté de la loge impériale, et laissant alors tomber ses bras avec une sorte

d'abattement, ou creusant la terre, qu'il allait bientôt ensanglanter, du bout de sa lance.

Comme il était d'usage que les criminels ne fussent pas armés, quelques voix crièrent: "Point d'armes au bestiaire, le bestiaire sans armes ! . . ." Mais lui, brandissant le tronçon qu'il avait gardé, et le montrant à cette multitude: "Venez le prendre," disait-il, d'une bouche contractée, avec des lèvres pâles et une voix rauque, presque étouffée par la colère. Les cris ayant redoublé cependant, il leva la tête, fit du regard le tour de l'assemblée, lui sourit dédaigneusement; et, brisant de nouveau entre ses mains l'arme qu'on lui demandait, il en jeta les débris à la tête du tigre, qui aiguisait en ce moment ses dents et ses griffes contre le socle d'une colonne.

Ce fut là son défi.

L'animal, se sentant frappé, détourna la tête, et, voyant son adversaire debout au milieu de l'arène, d'un bond il s'élança sur lui; mais le gladiateur l'évita en se baissant jusqu'à terre, et le tigre alla tomber en rugissant à quelques pas. Le gladiateur se releva, et trois fois il trompa par la même manoeuvre la fureur de son sauvage ennemi; enfin le tigre vint à lui à pas comptés, les yeux étincelants, la queue droite, la langue déjà sanglante, montrant les dents et allongeant le museau ; mais cette fois ce fut le gladiateur qui, au moment où il allait le saisir, le franchit d'un saut, aux applaudissements de la foule, que l'émotion de cette lutte maîtrisait déjà tout entière.

Enfin, après avoir longtemps fatigué son ennemi furieux, plus excédé des encouragements que la foule semblait lui donner que des lenteurs d'un combat qui avait semblé d'abord si inégal, le gladiateur l'attendit de pied ferme; et le tigre, tout haletant, courut à lui avec un rugissement de joie. Un cri d'horreur, ou peut-être de joie aussi, partit en même temps de tous les gradins, quand l'animal, se dressant sur ses pattes, posa ses griffes sur les épaules nues du gladiateur, et avança sa tête pour le dévorer; mais celui-ci jeta sa tête en arrière; et, saisissant, de ses deux bras roidis,

le cou soyeux de l'animal, il le serra avec une telle force, que, sans lâcher prise, le tigre redressa son museau et le leva violemment pour faire arriver jusqu'à ses poumons un peu d'air, dont les mains du gladiateur lui fermaient le passage, comme deux tenailles de forgeron.

Se dres

Le gladiateur cependant, sentant ses forces faiblir et s'en aller avec son sang, sous les griffes tenaces, redoublait d'efforts pour en finir au plus tôt; car la lutte, en se prolongeant, devait tourner contre lui. sant donc sur ses deux pieds, et se laissant tomber de tout son poids sur son ennemi, dont les jambes ployèrent sous le fardeau, il brisa ses côtes, et fit rendre à sa poitrine écrasée un son qui s'échappa de sa gorge longtemps étreinte, avec des flots de sang et d'écume. Se relevant alors tout à coup à moitié, et dégageant ses épaules dont un lambeau demeura attaché à l'une des griffes sanglantes, il posa un genou sur le flanc pantelant de l'animal; et, le pressant avec une force que sa victoire avait doublée, il le sentit se débattre un moment sous lui; et, le comprimant toujours, il vit ses muscles se roidir, et sa tête, un moment redressée, retomber sur le sable, la gueule entr'ouverte et souillée d'écume, les dents serrées et les yeux éteints.

Une acclamation générale s'éleva aussitôt, et le gladiateur, dont le triomphe avait ranimé les forces, se redressa sur ses pieds, et, saisissant le monstrueux cadavre, le jeta de loin, comme un hommage, sous la loge impériale. ALEX. GUIRAUD.

UNE LUTTE AU BORD D'UN PRÉCIPICE.

["Le capitaine Léopold D'Auverney raconte comment Habibrah, son ennemi, mulâtre de très-petite taille, mais d'une force extraordinaire, près d'être englouti dans un abîme, implore son secours et cherche à l'entrainer dans sa chute."

JE ne saurais vous dire à quel point était lamentable cet accent de terreur et de souffrance!

J'oubliai tout.

Ce n'était plus un ennemi, un traitre,

un assassin; c'était un malheureux qu'un léger effort de ma part pouvait arracher à une mort affreuse. Il m'implorait si pitoyablement ! toute parole, tout reproche eut été inutile et même ridicule; le besoin d'aide paraissait urgent. Je me baissai, et, m'agenouillant le long du bord, l'une de mes mains appuyée sur le tronc de l'arbre dont la racine soutenait l'infortuné Habibrah, je lui tendis l'autre. . . . Dès qu'elle fut à sa portée, il la saisit des ses deux mains avec une force prodigieuse, et, loin de se prêter au mouvement d'ascension que je voulais lui donner, je le sentis qui cherchait à m'entraîner avec lui dans l'abîme. Si le tronc de l'arbre ne m'eût pas prêté un aussi solide appui, j'aurais été infailliblement arraché du bord, par la secousse violente et inattendue que me donna le misérable.

"Scélérat!" m'écriai-je, " que fais-tu ?"

"Je me venge!" répondit-il, avec un rire éclatant et infernal. "Ah! je te tiens enfin. Imbécile! tu t'es livré toi-même! Je te tiens! Tu étais sauvé, j'étais perdu, et c'est toi qui rentres volontairement dans la gueule du caïman, parce qu'elle a gémi après avoir rugi! Me voilà consolé, puisque ma mort est une vengeance! Tu es pris au piége, et j'aurai un compagnon humain chez les poissons du lac."

"voilà

"Ah! traître!" disais-je en me roidissant, comme tu me récompenses d'avoir voulu te tirer du péril!”

"Oui," reprenait-il, "je sais que j'aurais pu me sauver avec toi, mais j'aime mieux que tu périsses avec moi ; j'aime mieux ta mort que ma vie ! Viens!"

En même temps ses deux mains bronzées et calleuses se crispaient sur la mienne avec des efforts inouïs; ses yeux flamboyaient, sa bouche écumait; ses forces, dont il déplorait si douloureusement l'abandon un moment auparavant, lui étaient revenues, exaltées par la rage et la vengeance; ses pieds s'appuyaient ainsi que deux leviers aux parois perpendiculaires du rocher, et il bondissait comme un tigre sur la racine qui, mêlée à ses vêtements, le soutenait malgré lui; car il eût voulu

la briser afin de peser de tout son poids sur moi et de m'entraîner plus vite. Il interrompait quelquefois, pour la mordre avec fureur, le rire épouvantable que m'offrait son monstrueux visage. On eût dit l'horrible démon de cette caverne cherchant à attirer une proie dans son palais d'abîmes et de ténèbres.

Un de mes genoux s'était heureusement arrêté dans une anfractuosité du rocher; mon bras s'était en quelque sorte noué à l'arbre qui m'appuyait ; et je luttais contre les efforts du nain avec tout l'énergie que le sentiment de la conservation peut donner dans un semblable moment. De temps en temps je soulevais péniblement ma poitrine, et j'appelais de toutes mes forces: " Bug-Jargal!" Mais le fracas de la cascade et l'éloignement me laissaient bien peu d'espoir qu'il pût entendre ma voix.

Cependant le nain, qui ne s'était pas attendu à tant de résistance, redoublait ses furieuses secousses. Je commençais à perdre mes forces, bien que cette lutte eût duré bien moins de temps qu'il ne m'en faut pour vous la raconter. Un tiraillement insupportable paralysait presque mon bras; ma vue se troublait; des lueurs livides et confuses se croisaient devant mes yeux; des tintements remplissaient mes oreilles; j'entendais crier la racine prête à rompre, rire le monstre prêt à tomber, et il me semblait que le gouffre hurlant se rapprochait de moi.

Avant de tout abandonner à l'épuisement et au désespoir, je tentai un dernier appel: je rassemblai mes forces éteintes, et je criai encore un fois: "Bug-Jargal!" Un aboiement me répondit. . . . j'avais reconnu Rask, je tournai les yeux. Bug-Jargal et son chien étaient au bord de la crevasse. Je ne sais s'il avait entendu ma voix ou si quelque inquiétude l'avait ramené. Il vit mon danger. "Tiens bon !" me cria-t-il. Habibrah, craignant mon salut, me criait de son côté en écumant de fureur: "Viens donc! viens!" Et il ramassait, pour en finir, le reste de sa vigueur surnaturelle. En ce moment, mon bras fatigué se détacha de l'arbre. était fait de moi! quand je me sentis saisir par der

C'en

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