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quante, et négligeait le reste; elle se souvenait avec goût.

Elle écoutait avec séduction, ne laissant rien passer de ce qui était bien dans vos paroles sans témoigner qu'elle le sentit. Elle questionnait avec intérêt, et était tout entière à la réponse. Rien qu'à son sourire et à ses silences, on était intéressé à lui trouver de l'esprit en la quittant.

Quant à la jeunesse, à la beauté de son cœur, s'il a été donné à tous de l'apprécier, c'est à ceux qui en ont joui de plus près qu'il appartient surtout d'en parler un jour. Après la mort de M. Ballanche et de M. de Chateaubriand, quoiqu'elle eût encore M. Ampère, le duc de Noailles, et tant d'autres affections autour d'elle, elle ne fit plus que languir et achever de mourir. Elle expira le 11 mai 1849, dans sa soixante-douzième année. Cette personne unique, et dont la mémoire vivra autant que. la société française, a été peinte avec bien de la grâce par Gérard dans sa fraîcheur de jeunesse. Son buste a été sculpté par Canova dans son idéal de beauté. Achille Deveria a tracé d'elle, le jour de sa mort, une esquisse fidèle qui exprime la souffrance et le repos.

Lundi 3 décembre 1849.

HISTOIRE DU CONSULAT ET DE L'EMPIRE,

PAR

M. THIERS.

Tome IXe

M. Thiers est entré dans la seconde moitié de son Histoire, dans celle où commencent à se manifester les fautes et les premiers revers de son héros. Sa méthode d'exposition, si développée et si lumineuse, ne nous dérobe rien des erreurs et de leurs conséquences; il en traite comme it avait fait précédemment pour les parties heureuses, et ne laisse rien dans l'ombre. Cette méthode est telle, par le détail des preuves, par la nature et l'abondance des documents, qu'elle permet au lecteur de se former une opinion propre, qui peut, sur certains points, différer de celle même de l'historien et la contredire, ou du moins la contrôler. En un mot, une information si ample, puisée à des sources si directes, servie d'un langage si lucide et si étranger aux prestiges, constitue, chez l'historien qui traite un sujet contemporain, la plus rare comme la plus sûre des impartialités.

Napoléon est certes l'un des premiers en puissance et en qualité dans le premier ordre des hommes. C'est, je crois, Machiavel qui l'a dit : « Les hommes qui, par les lois et les institutions, ont formé les républiques et les

royaumes, sont placés le plus haut, sont le plus loués après les dieux. » Napoléon est l'un de ces mortels qui, par la grandeur des choses qu'ils conçoivent et qu'en partie ils exécutent, se placeraient aisément dans l'imagination primitive des peuples presque à côté des dieux. Pourtant, à le bien juger en réalité, et en m'en tenant à une lecture attentive de cette histoire même de M. Thiers, il me semble qu'il entrait essentiellement dans le génie et le caractère de l'homme quelque chose de gigantesque, qui, en chaque circonstance, tendait presque aussitôt à sortir et qui devait tôt ou tard amener la catastrophe. Cet élément du gigantesque qui, chez lui, pouvait quelquefois se confondre avec l'élément de grandeur, était de nature aussi à le compromettre et à l'altérer. Quand il s'annonça au monde, la société en détresse appelait un sauveur; la civilisation, épuisée par d'affreuses luttes, était à l'une de ces crises où ce sauvage, qu'elle porte toujours en son sein, se relève avec audace, et se montre tout prêt à l'accabler. C'est alors qu'en présence de cette sauvagerie menaçante, le cri public fait appel à un héros, à quelqu'un de ces hommes puissants et rares qui comprennent à fond la nature des choses, et qui, de même qu'ils auraient autrefois rassemblé les peuplades errantes, rallient aujourd'hui les classes énervées et démoralisées, les rassemblent encore une fois en faisceau, et réinventent, à vrai dire, la société, en en cachant de nouveau la base, et en la recouvrant d'un autel. Napoléon fut un de ces hommes; mais chez lui, ce législateur qui aurait eu je ne sais quoi de sacré, ce sauveur assez puissant de tête et de bras pour ressaisir une société penchante au bord de l'abîme, et pour la rasseoir sur ses bases, n'avait pas à la fois le tempérament nécessaire pour l'y conserver. Son génie excessif aimait l'aventure. Législateur doublé d'un grand

capitaine (ce qui était bien nécessaire alors), mais aussi compliqué d'un conquérant, il aimait avant tout son premier art, celui de la guerre; il en aimait l'émotion, le risque et le jeu. Son génie se croyait sans cesse en droit de demander des miracles, et, comme on dit, de mettre le marché à la main à la Fortune. Dès le début de Napoléon, j'aperçois en lui ce caractère excessif, qui a contribué en définitive à grandir sa figure dans l'imagination des hommes, mais qui, dans le présent, devait un jour ou l'autre amener la ruine. Après l'admirable campagne d'Italie de 96, n'eut-on pas l'aventure d'Égypte, que j'appelle ainsi parce qu'il y avait bien des chances pour qu'il n'en revînt pas? Après les justes merveilles de l'installation du Consulat, le gigantesque apparaît et sort presque aussitôt; on le retrouve dans cette expédition d'Angleterre, qui avait tant de chances aussi d'être une aventure; car il se pouvait certes que, réussissant à débarquer, sa flotte fût détruite peu après par Nelson, et qu'il eût son Trafalgar le lendemain de la descente, comme il avait eu son Aboukir le lendemain de l'arrivée en Égypte. L'amiral Villeneuve était homme à être battu un an plus tôt. Qu'on se figure ce qu'eût été, dans l'Angleterre à demi conquise, la situation d'une armée française victorieuse, mais coupée de son empire par une mer et une flotte maîtresse des mers! Je sais qu'on n'oserait jamais rien de grand et qu'on ne ferait jamais de choses immortelles si l'on ne risquait à un moment le tout pour le tout; aussi n'est-ce point le fait d'avoir risqué une ou deux fois, mais la disposition et le penchant à risquer toujours, que je relève ici chez Napoléon. Rien n'égale en beauté, comme création de génie majestueuse et bienfaisante, l'œuvre pacifique du Consulat, le Code civil, le Concordat, l'administration intérieure organisée dans toutes ses branches, la restauration du

pouvoir dans tous les ordres; c'est un monde qui renaît après le chaos. Mais, même dans le civil, le gigantesque se retrouve bientôt à la fondation de l'Empire; je le vois surgir dans cet échafaudage improvisé d'un trône à la Charlemagne, dans cette machine exagérée et ruineuse d'un Empire de toutes parts flanqué de royautés de famille. Là ressort encore ce qu'on peut appeler, en pareille matière, l'aventure. Mais ce fut surtout dans le jeu terrible des batailles que ce génie extraordinaire l'allait chercher, et qu'il remettait en question coup sur coup les magnifiques résultats obtenus. Ce capitaine, le plus grand peut-être qui ait existé, aimait trop son art pour s'en priver aisément. Cette activité sans pareille n'avait tout son emploi et toute sa jouissance, n'était véritablement à la fête que quand elle rentrait en campagne. Sa passion secrète était ingénieuse à fournir au rare bon sens dont il était doué des prétextes, des apparences de raisons nationales ou politiques pour récidiver sans cesse. Après les miracles d'Austerlitz et d'Iéna, ne le voit-on pas pousser à bout la Fortune, et vouloir absolument lui faire rendre plus qu'elle ne peut donner? II y a un moment où la nature des choses se révolte et fait payer cher au génie lui-même ses abus de puissance et de bonheur. C'est ce qui parut à Eylau; et du haut de ce cimetière ensanglanté, sous ce climat d'airain, Napoléon, pour la première fois averti, put avoir comme une vision de l'avenir. Le futur désastre de Russie était là, sous ses yeux, en abrégé, dans une prophétique perspective.

Un moment il parut le comprendre, et, à la vue de ces incendies fumant à travers la neige, de ces cadavres gisant sur cette plaine glacée, il s'écria : « Ce spectacle est fait pour inspirer aux princes l'amour de la paix et l'horreur de la guerre. » Mais l'impression, sincère

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