Images de page
PDF
ePub

heureuses; il l'entame par des biais hardis et neufs, qui en montrent les veines prolongées. C'est ainsi que, prenant un à un les différents sentiments, les différentes passions qui peuvent servir de ressorts au drame, il nous en fait l'histoire chez les Grecs, chez les Latins, chez les modernes, avant et après le christianisme : «Chaque sentiment, dit-il, a son histoire, et cette histoire est curieuse, parce qu'elle est, pour ainsi dire, un abrégé de l'histoire de l'humanité. » M. de Chateaubriand avait, le premier chez nous, donné l'exemple de cette forme de critique; dans son Génie du Christianisme, qui est si loin d'être un bon ouvrage, mais qui a ouvert tant de vues, il choisit les sentiments principaux du cœur humain, les caractères de père, de mère, d'époux et d'épouse, et il en suit l'expression chez les anciens. et chez les modernes, en s'attachant à démontrer la qualité morale supérieure que le christianisme y a introduite, et qui doit profiter, selon lui, à la poésie. Ce dernier point seul est contestable, et tient à tout un système. Il en résulte que les conclusions de M. de Chateaubriand sont plutôt en faveur des modernes; celles de M. SaintMarc Girardin sont presque toujours à leur désavantage. A cela près, le procédé est le même; mais l'homme d'esprit l'a fort développé et renouvelé en l'appliquant; il se l'est rendu tout à fait original et propre. L'échelle qu'il parcourt est des plus étendues, et comprend toutes les variétés poussées jusqu'au contraste dans le cours d'un même sentiment. Et, par exemple, il passera en un clin d'œil de l'OEdipe ou du Roi Lear à une scène du Père Goriot, ou encore d'un père noble de Térence à une parabole de l'Évangile. S'agit-il de peindre la lutte de l'homme contre le danger? il n'y a que la main, pour lui, d'Ulysse à Robinson; il se ressouvient de la tempête de saint Paul dans les Actes des Apôtres, et nous ramène

à l'incendie du Kent, vaisseau de la Compagnie des Indes, en 1825. Des réflexions morales, vives et pénétrantes, sur la différence des temps et des civilisations, viennent animer et sauver ces brusques trajets: on n'est pas en risque de s'ennuyer un instant avec lui. Tandis que d'autres jouent sur les antithèses de mots, M. SaintMarc Girardin se plaît aux antithèses morales, et il en fait jaillir les aperçus. Sa critique, à cet égard, est pleine d'invention et de fertilité. Des parties tout à fait belles et sérieuses, comme lorsqu'il parle de l'antiquité grecque et des personnages d'Homère ou de Sophocle, ou encore lorsqu'il aborde cette autre antiquité chrétienne des Augustin et des Chrysostome, font voir le maître dans son élévation et sa gravité, et rachètent quelques abus.

Il y a de l'abus en effet. M. Saint-Marc Girardin est trop ennemi de la fadeur, pour ne pas nous permettre de sortir avec lui des termes d'un éloge continu. Si j'osais lui emprunter son propre langage ou du moins essayer de lui appliquer sa propre méthode pour le caractériser, voici comment je m'y prendrais. D'ordinaire, quand il veut triompher sur une ligne, en tacticien habile il choisit ses points. Il prend ses termes de comparaison chez les Grecs, chez les Latins, dans le siècle de Louis XIV; et enfin, quand il aboutit aux modernes, aux contemporains, il les bat, en les montrant inférieurs, malgré leur esprit, à ces maîtres plus naturels et plus graves. Or ici, dans la critique, voici ce qu'on pourrait lui dire, et ce que lui-même se dirait bien mieux que nous ne le pourrions, s'il voulait ajouter ce petit chapitre à tous les siens.

La critique chez les anciens, ferait-il remarquer, était elle-même grave et sérieuse. En critique comme en morale, les anciens ont trouvé toutes les grandes lois : les modernes n'ont fait le plus souvent que raffiner spiri

tuellement sur les détails. Quel plus exact et plus souverain classificateur qu'Aristote? C'est l'analyse et presque la loi littéraire dans sa perfection rigoureuse et son excellence. La critique, à ce degré, est devenue une magistrature, et ses arrêts ont pu sembler à quelquesuns une religion. Même dans la décadence de l'art, des rhéteurs tels que Longin (ou celui qu'on a désigné sous ce nom) ont une justesse sévère et d'admirables développements. La critique de détail, en ce qui concernait les moindres artifices de style et de diction, prenait chez les anciens une importance dont personne ne songeait à se railler. Le nom d'Aristarque, le maître en ce genre de sagacité grammaticale, est passé en circulation à l'état de type, et signifie l'oracle même du goût. Cette tradition respectueuse de la critique se retrouve tout entière chez les Latins. Dans l'intervalle des fonctions publiques, dans les courtes trêves des tempêtes civiles, Cicéron écrivait, sans croire déroger, des traités de rhétorique. Horace, dans ses vers, a résumé toute la substance et la fleur de l'ancienne critique; en vraie abeille qu'il est, il en a fait un miel aussi agréable que nourrissant. Lors même que la décadence du goût est déjà avancée, quand Tacite (ou tout autre) écrivait ce Dialogue des Orateurs, où toutes les opinions, même celles des romantiques du temps, sont représentées, l'agrément et la raillerie ne nuisaient pas au sérieux; aucun système n'est sacrifié dans cet excellent dialogue, et chaque côté de la question est défendu tour à tour avec les meilleures raisons et les plus valables. Le nom de Quintilien suffit pour exprimer, dans l'ordre critique, le modèle du scrupuleux, du sérieux, de l'attentif, l'idée du jugement même. Que si l'on passe aux rhéteurs modernes, à ceux des bons et grands siècles, on descend de haut: la critique, en ces belles époques,

n'a pas pris tout son développement et son essor, elle se contente souvent de suivre: pourtant, en un ou deux cas, elle dirige, elle guide aussi; elle semble recouvrer son antique autorité. Boileau devance Rollin. Et sur celui-ci, sur sa candeur et sa modestie de juge, sur la droiture de sa méthode littéraire, et sur Fénelon et sur Voltaire, à ne les prendre tous deux que comme simples critiques et gens de goût, que ne dirait-on pas? Remarquez que, dans ce moment, je ne fais qu'esquisser un tout petit chapitre, comme M. Saint-Marc Girardin le saurait bien mieux remplir sans insister autant que moi sur les transitions. J'arriverais donc, comme il aime à le faire, aux modernes du jour, aux contemporains, à nous-mêmes, et je dirais La critique semble, au premier coup d'œil, avoir fait beaucoup de progrès, en avoir fait autant que l'art en a fait peu; elle semble avoir gagné ce que l'autre a perdu. Pourtant ne nous laissons pas séduire à ces apparents avantages. Et alors je prendrais pour exemple M. Saint-Marc Girardin lui-même, c'est-à-dire un des plus brillants exemples modernes, un des plus raisonnables, et je dirais : On est toujours de son temps. Les modernes ont beau faire, ils sont toujours des modernes. Tel qui parle contre le raffinement est lui-même légèrement raffiné, ou, s'il revient au simple, il n'y revient qu'à force d'esprit, de dextérité et d'intelligence. J'ai quelquefois entendu dire que certains grands esprits de nos jours n'avaient rien de leur temps, M. Royer-Collard, par exemple: « Il n'a rien de ce temps-ci, disaiton; tour de pensée et langage, il est tout d'une autre époque. » Pardon! répondais-je; M. Royer-Collard, tout comme M. Ingres, est encore de ce temps-ci, ne seraitce que par le soin perpétuel de s'en garantir. Leur style, à tous deux, est marqué; Nicole ou Raphaël autrefois y allaient plus uniment. On touche encore à son temps,

et très-fort même quand on le repousse. M. Saint-Marc Girardin m'excusera donc de lui dire, à côté de ces deux beaux noms, que, lui aussi, il est de son temps, et d'en chercher en lui la marque. Je la trouverai, cette marque, dans sa méthode même. Elle n'est pas assez simple, assez suivie; elle fait trop de chemin en peu de temps; comme le théâtre des romantiques, elle a ses perpétuels changements à vue. Elle dissimule l'inquiétude propre aux modernes sous la mobilité, sous une agilité sémillante et gracieuse. Les choses qu'il dit sont fines, le plus souvent judicieuses, mais elles arrivent d'une manière scintillante. Lui qui sait si bien indiquer les défauts de la cuirasse d'autrui, voilà le sien. Il a des commencements de chapitres, parfaits de ton, de tenue, de sévérité, d'une haute critique; puis il descend ou plutôt il s'élance, il saute à des points de vue tout opposés. « Mais ce n'est point ma faute à moi, dira le critique; je n'invente pas mon sujet, je suis obligé d'en descendre la pente, et de suivre les modernes dans ces recoins du cœur humain où ils se jettent, après que les sentiments simples sont épuisés. » — Pardon, répondrai-je encore; votre ingénieuse critique, en faisant cela, n'obéit pas seulement à une nécessité, elle se livre à un goût et à un plaisir; elle s'accommode à merveille de ces recoins qu'elle démasque, et dont elle nous fait sentir, en se jouant, le creux et le faux. Si ces auteurs, qui semblent avoir été mis au monde tout exprès pour lui procurer un facile triomphe, n'existaient pas, votre critique serait bien en peine, et elle n'aurait pas toute sa matière. Elle a besoin d'eux pour se donner à elle-même toute son originalité et tout son piquant, pour égayer à temps son sérieux, qui, en se prolongeant, pourrait tourner au subtil. C'est là ce que j'appelle la marque moderne en M. SaintMarc Girardin. Il y a dans un seul de ses chapitres pro

« PrécédentContinuer »