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n'échappent jamais, en fin de compte, les longues monarchies, les monarchies universelles. Ce qu'il faudra faire alors pour maintenir les justes droits de sa renommée, ce sera, en bonne critique comme en bonne guerre; d'abandonner sans difficulté toutes les parties de ce vaste domaine qui ne sont pas vraiment belles ni susceptibles d'être sérieusement défendues, et de se retrancher dans les portions tout à fait supérieures et durables. Ces portions que j'appelle vraiment belles et inexpugnables, ce sera René, quelques scènes d'Atala, le récit d'Eudore, la peinture de la Campagne romaine, de beaux tableaux dans l'Itinéraire; des pages politiques et surtout polémiques s'y joindront. Eh bien! voici ce que disait, un jour de février 1807, en se promenant avec Chênedollé devant la colonnade du Louvre, M. Joubert, à qui revenaient en mémoire René, Paul et Virginie et Atala:

« L'ouvrage de M. de Saint-Pierre ressemble à une statue de marbre blanc, celui de M. de Chateaubriand à une statue de bronze fondue par Lysippe. Le style du premier est plus poli, celui du second plus coloré. Chateaubriand prend pour matière le ciel, la terre et les enfers: Saint-Pierre choisit une terre bien éclairée. Le style de l'un a l'air plus frais et plus jeune; celui de l'autre a l'air plus ancien il a l'air d'ètre de tous les temps. Saint-Pierre semble choisir ce qu'il y a de plus pur et de plus riche dans la langue : Chateaubriand prend partout, même dans les littératures vicieuses, mais il opère une vraie transmutation, et son style ressemble à ce fameux métal qui, dans l'incendie de Corinthe, s'était formé du mélange de tous les autres métaux. L'un a une unité variée, l'autre a une riche variété.

:

« Il y a un reproche à faire à tous les deux. M. de Saint-Pierre a donné à la matière une beauté qui ne lui appartient pas; Chateaubriand a donné aux passions une innocence qu'elles n'ont pas, ou qu'elles n'ont qu'une fois. Dans Atala, les passions sont couvertes de longs voiles blancs.

<< Saint-Pierre n'a qu'une ligne de beauté qui tourne et revient

indéfiniment sur elle-même, et se perd dans les plus gracieux contours: Chateaubriand emploie toutes les lignes, même les défectueuses, dont il fait servir les brisures à la vérité des détails et à la pompe des ensembles.

<< Chateaubriand produit avec le feu; il fond toutes ses pensées au feu du ciel.

« Bernardin écrit au clair de lune, Chateaubriand au soleil. »

Je n'ajouterai rien après de telles pensées bien dignes de mémoire, sinon que, lorsqu'on fera encore une nouvelle édition de M. Joubert, il faudra les y ajouter.

Lundi 17 décembre 1849.

CAMPAGNES D'ÉGYPTE ET DE SYRIE,

MÉMOIRES DICTÉS PAR

NAPOLÉON.

(2 vol. in-80 avec Atlas.

- 1847.)

Le sujet vaut la peine qu'on y revienne : dernièrement, à l'occasion de l'ouvrage de M. Thiers, j'ai osé toucher à Napoléon législateur et conquérant; aujourd'hui, à propos de ces nouveaux Mémoires très-authentiques, publiés il y a deux ans par les fils du général Bertrand et restés, je ne sais pourquoi, inaperçus, je voudrais dire quelque chose de Napoléon écrivain et l'un des maîtres de la parole.

Toute âme forte et grande, aux moments où elle s'anime, peut se dire maîtresse de la parole, et il serait bien étrange qu'il n'en fût pas ainsi. Une pensée ferme et vive emporte nécessairement avec elle son expression. Les natures simples des gens du peuple, dans les moments de passion, le prouvent assez; ils ont le mot juste et souvent le mot unique. Une âme forte, qui serait toujours dans l'état d'excitation où sont quelquefois les âmes simples, aurait un langage continuellement net, franc, et souvent coloré. L'éducation littéraire sert de peu pour ces sortes d'expressions toutes naturelles, et, si elle n'a pas été excellente, elle serait plutôt capable de les altérer. L'éducation littéraire de Napoléon avait été fort négligée, fort inégale. Sorti d'une île à demi sauvage, placé dans une École militaire et appli

qué aux études mathématiques, ne retrouvant point dans le français la langue de sa nourrice, le jeune Bonaparte, en s'emparant de cet idiome pour rendre ses idées et ses sentiments, dut lui faire subir d'abord quelques violences et lui imprimer quelques faux plis. On connaît ses premiers essais. Il sacrifia au faux goût du jour. Il eut sa période déclamatoire, et comme qui dirait romantique. Quand il concourait à l'Académie de Lyon en 91, il avait du ton de l'abbé Raynal; quand il écrivait en 96 des lettres passionnées à Joséphine, il se souvenait encore de la Nouvelle Héloïse. Il prêtait de son génie à Ossian et l'aurait mis volontiers dans sa cassette, comme Alexandre faisait pour Homère.

J'ai connu des gens de goût, mais d'un goût restreint et nourri à l'ombre du cabinet, qui, en jugeant Napoléon pour son talent de parole, en étaient restés sur cette première impression: Daunou, par exemple, écrivain d'un style pur, châtié et orné. Daunou avait mérité le prix à Lyon dans le Concours où, si la distribution s'était faite, Bonaparte n'aurait eu vraisemblablement que le second rang, et jusqu'à la fin il continua de juger, au point de vue littéraire, ce singulier concurrent comme un homme qui a eu le prix juge celui qui n'a eu que l'accessit.

Mais, dès ces années et sans doute dès sa première jeunesse, quand Napoléon causait, il y était tout entier de verve et de génie. Il pouvait avoir ses bizarreries, ses rudesses, mais il s'y dépouillait de tout faux goût. Je trouve, racontée au long, une de ces conversations, qu'il tint à Ancône pendant la première campagne d'Italie, et je la trouve là où l'on s'y attendrait le moins, dans les notes d'un poëme (la Chute de Napoléon) publie par M. Collot en 1846. M. Collot accompagnait alors le général en chef comme commissaire des vivres. Il dut

noter cette conversation, de souvenir et peu après l'avoir entendue. Telle qu'on la peut lire, elle constitue un mémorable morceau d'histoire, où le gouvernement de Robespierre est jugé d'un point de vue supérieur. Ce qui est piquant, c'est que l'auteur du poëme ne la rapporte qu'à son corps défendant et en la trouvant odieuse. Le propre des conversations de Napoléon, comme de celles de Pascal, était de se graver bon gré mal gré dans les esprits qui l'écoutaient, de nous arriver reconnaissables même à travers les témoins les plus ordinaires, et l'on est tout surpris, quand on les retrouve rapportées quelque part, de l'éclat soudain qu'elles jettent sur les pages insignifiantes d'à côté.

:

J'ai nommé Pascal c'est peut-être l'écrivain moderne duquel se rapproche le plus, pour la trempe, la parole de Napoléon, quand celui-ci est tout entier luimême. Dans l'ordre des genres, il semblerait plus naturel de le comparer aux grands rois, aux grands ministres qui ont laissé des écrits. On a des OEuvres de Louis XIV, où le langage est empreint de noblesse et de bon sens, vrais modèles d'un style royal élevé et modéré. Mais ce ton même de modération les range dans le genre tempéré, qui n'est pas celui de Napoléon. Les Mémoires de Frédéric et ceux du cardinal de Richelieu prêteraient aussi à un rapprochement; mais, quoique ces grands hommes, dans les moments essentiels, se dégagent très-bien des défauts de manière dont ils ne sont pas exempts, ils restent atteints dans leur ensemble et sont repris parfois, en écrivant, d'une sorte de manie de bel-esprit que leur donnaient l'éducation littéraire de leur temps et leur prétention particulière (1). Napoléon

(1) Cela est plus vrai de Richelieu que de Frédéric, dont le style historique est généralement très-sain.

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