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en passant, n'était pas du tout la princesse de ce nom, née Sobieska, dont il est question dans le drame du Théâtre-Français, mais bien la jeune belle-mère de celle-ci, née de Lorraine. Le duc de Bouillon fut informé à l'instant; toute la famille s'émut. On manda le lieutenant de police; on le semonça de n'avoir pas poussé l'affaire à bout dès le premier éveil, et d'avoir fait élargir l'abbé Bouret. Celui-ci fut repris et mis à SaintLazare. On l'interrogea, et il maintint son dire. Mile Le Couvreur, touchée de l'arrestation d'un homme qui peutêtre avait voulu la duper et s'insinuer près d'elle, mais qui peut-être aussi avait voulu sincèrement la servir, écrivit au lieutenant de police une lettre pleine de dignité et d'humanité :

« Je lui ai parlé et fait parler souvent et longtemps, disait-elle de ce jeune homme, et toujours il a répondu avec suite et ingénuité. Ce n'est pas que je désire qu'il dise vrai ; j'ai cent fois plus de raisons pour souhaiter qu'il soit fou. Eh! plût à Dieu qu'il n'y eût qu'à solliciter sa grâce! Mais, s'il est innocent, songez, Monsieur, quel intérêt je dois prendre à ses jours, et combien cette incertitude est cruelle pour moi. Ne regardez point mon état ni ma naissance, daignez voir mon âme, qui est sincère et à découvert dans cette lettre.... >>

Les choses en étaient là depuis plusieurs mois. L'abbé Bouret, détenu à Saint-Lazare, persistait dans son dire. La famille de Bouillon pressait ou avait l'air de presser pour obtenir une solution, lorsque tout à coup Mile Le Couvreur, dont la santé depuis un an était fort altérée, après avoir joué Jocaste dans OEdipe et Hortense dans le Florentin le mercredi 15 mars 1730, fut emportée par une violente inflammation d'entrailles le lundi 20. Cette mort soudaine réveilla les bruits de poison, quoiqu'il fût certainement peu vraisemblable que les personnes soupçonnées depuis plusieurs mois eussent choisi ce moment

pour renouveler leur tentative, en les en supposant capables. On expliqua plus naturellement cette mort par une dose d'ipécacuanha prise mal à propos. On a le procès-verbal de l'ouverture du corps; il n'indique que les résultats de l'inflammation la plus aiguë. Voltaire, qui était présent, et entre les bras duquel Mile Le Couvreur expira, dit que tous les bruits qui coururent alors étaient sans fondement, et son témoignage serait décisif si l'on ne savait qu'il est systématiquement opposé à toute idée de poison.

Pour en finir sur ce point délicat et obscur, après la mort de Mile Le Couvreur on obtint, le 24 août 1730, de l'abbé Bouret, toujours détenu à Saint-Lazare, une rétractation pure et simple de ses premières dépositions, et une espèce de décharge en faveur de l'innocence de la duchesse de ¡Bouillon. Mais cette pièce, dictée évidemment par la nécessité à ce malheureux, qui met le tout, en terminant, sur le compte de sa cervelle brouillée, serait de peu de valeur, si l'un des amis de la duchesse, mais galant homme, l'abbé Aunillon dont j'ai parlé, ne nous donnait une autre voie d'explication. L'abbé Aunillon pense qu'une dame de la Cour qu'il a en vue et qu'il ne nomme pas, une personne de considération, jalouse et sans doute rivale de la duchesse de Bouillon, et pour le moins aussi puissante, avait fait jouer toute cette machine, non pour empoisonner Mile Le Couvreur, mais pour perdre de réputation la malheureuse duchesse dont on empruntait le nom. Il ajoute que celle-ci étant au lit de mort, sept ans après, fit, à haute voix, devant ses amis et toute sa maison, une confession générale de ses fautes, de ses égarements (et il y en avait beaucoup), et que toujours elle protesta de son entière innocence sur cet article de Mile Le Cou

vreur.

Tout se réunissait au même moment pour exciter et passionner l'intérêt public autour du cercueil de l'actrice tant aimée. Le curé de Saint-Sulpice, Languet, refusa de la recevoir en terre sainte. Elle avait fait un legs considérable pour les pauvres de sa paroisse : << Soyez tranquille, disait-elle, le jour de sa mort, à un vicaire qui venait la visiter; je sais ce qui vous amène, monsieur l'abbé; je n'ai point oublié vos pauvres dans mon testament. » On ajoute, il est vrai, que, se retournant vers un buste du comte de Saxe, elle s'était écriée :

« Voilà mon univers, mon espoir et mes dieux!»>

M. de Maurepas écrivit au lieutenant de police que l'intention du cardinal de Fleury n'était point d'entrer dans cette affaire de la sépulture ecclésiastique, mais de s'en rapporter à ce que feraient l'archevêque de Paris et le curé de Saint-Sulpice : « S'ils persistent à la lui refuser comme il y a apparence, écrivait-il, il faudra la faire enlever la nuit et enterrer avec le moins de scandale que faire se pourra. » Le corps fut donc enlevé de nuit dans un fiacre; deux portefaix guidés par un seul ami, M. de Laubinière, allèrent l'enterrer dans un chantier désert du faubourg Saint-Germain, vers l'angle sud-est actuel des rues de Grenelle et de Bourgogne. Le fidèle d'Argental, nommé légataire universel, ne crut pas compromettre son caractère de magistrat en acceptant cette mission de confiance, et il s'honora par là dans l'opinion. Ce legs, en réalité, n'était qu'un fidéicommis: Mile Le Couvreur laissait deux filles à pourvoir.

Voltaire eut un de ces élans de douleur et de sensibilité comme il en était si capable, et il laissa échapper les vers touchants qu'on sait par cœur :

Sitôt qu'elle n'est plus, elle est donc criminelle!

Elle a charmé le monde, et vous l'en punissez....

Mais ici je ne veux pas trop m'étendre, de peur de paraître toucher à la déclamation, en parlant de celle dont le principal mérite, au théâtre comme dans la vie, a été d'être la vérité, la nature, le contraire de la déclamation même. Ces simples mots résument le caractère de Mile Le Couvreur. En entendant, l'autre jour, le drame intéressant dans lequel la lutte du talent et du sentiment vrai contre le préjugé et l'orgueil social est si vivement représentée sous son nom, je me disais combien les choses ont changé depuis un siècle, combien la haute société ne mérite plus, à cet égard du moins, les mêmes reproches, et combien elle est peu en reste d'admiration et de procédés délicats envers tout talent supérieur. Bien certainement la grande actrice dans laquelle on a personnifié Me Le Couvreur, en récitant certains passages qui ont si peu leur application aujourd'hui, le sentait avec ce tact parfait qui la distingue, et se le disait bien mieux que moi.

Lundi 31 décembre 1849.

LE PÈRE LACORDAIRE ORATEUR.

Il y a quelque temps, je parlais de M. de Montalembert, en l'envisageant au point de vue du talent: aujourd'hui, je voudrais parler au même titre d'un autre orateur, diversement et non pas moins éloquent, qui a passé par plusieurs des mêmes phases, qui s'est aussi dégagé à temps de la voie étroite de l'École, et qui, depuis déjà quatorze ans, s'est créé dans la chaire une place singulière, originale, éclatante. L'éloquence de la chaire n'est pas sans avoir refleuri de nos jours, et l'on pourrait citer quelques noms modernes qui soutiennent avec honneur les traditions du passé : M. Lacordaire est plutôt de ceux qui relèvent et rehaussent la tradition que de ceux qui la soutiennent. Parmi ces orateurs de la chaire moderne, dont quelques-uns, dont l'un du moins (M. de Ravignan) pourrait lutter avec lui de chaleur vraie, de sympathie et d'onction, il n'en est aucun qui, par la hardiesse des vues et l'essor des idées, par la nouveauté et souvent le bonheur de l'expression, par la vivacité et l'imprévu des mouvements, par l'éclat et l'ardeur de la parole, par l'imagination et même la poésie qui s'y mêlent, puisse se comparer au Père Lacordaire. Il est assurément le prédicateur de nos jours qui, aux yeux de ceux qui observent et admirent plus encore qu'ils ne croient, se montre à la plus grande hauteur de

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