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vent désiré de reculer jusqu'au néant, au lieu d'avancer, à travers tant de mensonges, tant de souffrances et tant de pertes successives, vers cette perte de nous-même que nous appelons la mort! » C'est là une boutade sombre qu'on dirait empruntée à René. M. de Lamartine, dont la disposition habituelle est plutôt le contentement et la sérénité, rentre bien vite dans le vrai de sa nature, lorsqu'il nous peint sa libre et facile enfance, sa croissance heureuse sous la plus tendre et la plus distinguée des mères : « Dieu m'a fait la grâce de naître dans une de ces familles de prédilection qui sont comme un sanctuaire de piété... Si j'avais à renaître sur cette terre, c'est encore là que je voudrais renaître. » Il aurait bien tort, en effet, et il serait bien injuste s'il croyait avoir à se plaindre du sort à ses débuts dans la vie. Jamais être ne fut plus comblé : il reçut en partage tous les dons, même le bonheur; c'est à croire que toutes les fées assistèrent à sa naissance, toutes, excepté une seule, celle qui brille le moins et dont l'absence ne se fait sentir que plus tard, à mesure qu'on avance dans la vie. Qu'avait-elle donc au fond de sa boîte, cette fée absente qui, seule, a fait défaut à M. de Lamartine? Je le dirai tout à l'heure, så je l'ose; mais certainement le poëte ne croit pas qu'elle lui ait manqué.

Il nous expose lui-même avec complaisance toutes les qualités et les grâces dont il était revêtu. « Ton enfant est bien beau pour un fils d'aristocrate, » disait un jour un représentant du peuple à sa mère. Sa première éducation fut toute maternelle, toute libre, toute buissonnière. « Ce régime, dit-il, me réussissait à merveille, et j'étais alors un des plus beaux enfants qui aient jamais foulé de leurs pieds nus les pierres de nos montagnes, où la race humaine est cependant si saine et si

belle. Des yeux d'un bleu noir comme ceux de ma mère; des traits accentués, mais adoucis par une expression un peu pensive, comme était la sienne; un éblouissant rayon de joie intérieure éclairant tout ce visage; des cheveux très-souples et très-fins, d'un brun doré comme l'écorce mûre de la châtaigne, tombant en ondes plutôt qu'en boucles sur mon cou bruni par le hâle (je supprime, j'en demande pardon à l'auteur, quelques détails sur la finesse de la peau)... En tout, le portrait de ma mère avec l'accent viril dans l'expression: voilà l'enfant que j'étais alors. Heureux de formes, heureux de cœur, heureux de caractère, la vie avait écrit bonheur, force et santé sur tout mon être. » Et plus loin, quand il quitte la maison maternelle pour le collége, il dira: « Je ressemblais à une statue de l'Adolescence enlevée un moment de l'abri des autels pour étre offerte en modèle aux jeunes hommes. » Tout cela doit avoir été très-juste, très-fidèle; il est dommage seulement que ce soit l'original lui-même qui se fasse de la sorte son propre statuaire et son propre peintre. M. de Lamartine répondra que Raphaël s'est bien peint lui-même. Je pourrais lui répondre à mon tour que l'écrivain, pour se peindre, a besoin de plus de travail moral, de plus de réflexion et de préméditation que le peintre proprement dit, et que, du moment que le moral intervient, un autre ordre de délicatesse commence. M. de Lamartine loue beaucoup sa mère; rien de plus naturel au premier abord; il semble qu'un père et qu'une mère soient de ces êtres qu'on ne puisse trop louer ou du moins trop aimer. Mais il y a là encore une nuance de délicatesse. Louer à tout moment sa mère comme une femme de génie, comme un modèle de sensibilité expressive et de beauté, prenez garde, c'est déjà un peu se louer soi-même, surtout quand toutes

ces louanges vont à conclure qu'on est en personne tout son portrait vivant. Oh! que Racine fils, nourri dans la pureté et la religion du foyer domestique, s'entendait mieux à cette pudeur qui accompagne toute vraie piété ! Il hésite à prononcer tout haut le nom illustre de son père, ce nom qui était le sien :

Virgile, qui d'Homère appris à nous charmer,
Boileau, Corneille, et Toi que je n'ose nommer,
Vos esprits n'étaient-ils qu'étincelle légère?

Nous touchons ici à un défaut essentiel dans l'éducation de M. de Lamartine, à une erreur de cette mère. excellente qui, nourrie de Jean-Jacques et de Bernardin dont elle associait les systèmes avec ses croyances, ne voulut élever son fils qu'à l'aide du sentiment. A aucun moment, en effet, la règle n'intervient dans cette éducation abandonnée à la pure tendresse : « Mon éducation était toute dans les yeux plus ou moins sereins et dans le sourire plus ou moins ouvert de ma mère..... Elle ne me demandait que d'être vrai et bon. Je n'avais aucune peine à l'être... Mon âme, qui ne respirait que la bonté, ne pouvait pas produire autre chose. Je n'avais jamais à lutter ni avec moi-même ni avec personne. Tout m'attirait, rien ne me contraignait. » C'est cette limite, c'est ce veto contre lequel son enfance ne s'est jamais heurtée, qui a manqué à l'éducation de M. de Lamartine, et qu'il n'a rencontré que très-tard dans la vie. Même hors de l'enfance et durant toute sa jeunesse, cette nature favorisée n'a cessé de s'épanouir sans se trouver en présence d'un obstacle qui l'avertit. Le monde l'a traité d'abord comme l'avait traité sa famille : il avait été l'enfant gâté de sa mère, il le devint de la France et de la jeunesse. Son génie facile, abondant, harmonieux, s'épanchait sans économie au gré de tous

ses rêves. C'est ainsi qu'il a dépensé continuellement les plus riches dons, sans être averti de les ménager, jusqu'à ce qu'il les ait dissipés à peu près tous, oui, tous, excepté ce don de la parole qui semble chez lui intarissable, et dont il jouera jusqu'à la fin comme d'une flûte enchantée. Pour me représenter M. de Lamartine et ses erreurs sans lui faire trop d'injure, je me suis demandé quelquefois ce que serait devenu un François de Sales ou un Fénelon, une de ces natures d'élite, qui n'aurait pas été élevée du tout, qui n'aurait connu aucune règle, et se serait passé tous ses caprices. Un Fénelon gâté et sans aucun frein, une manière d'Ovide à demi mystique, parlant du ciel et s'occupant de la terre, vous êtes-vous jamais figuré une combinaison de ce genre-là?

Il faut pourtant qu'indépendamment de l'éducation il ait manqué quelque chose encore à cette nature et à cet esprit d'ailleurs si doué; car, lorsqu'une qualité un peu forte existe en nous, elle sait très-bien se produire tôt ou tard, et se passer après tout de l'éducation. Nous voici revenus à cette fée absente, la seule, disions-nous, qui ait fait défaut au berceau du poëte. Voyons si luimême, dans son ingénuité d'aveux, il ne nous mettra pas sur la voie pour la reconnaître. Parmi les auteurs qu'il lit d'abord et qu'il aime, nous trouvons le Tasse, Bernardin de Saint-Pierre, Ossian; c'est tout simple, et l'affinité des natures, la parenté des génies se déclare. Mais ce jeune esprit ouvert à tout, amoureux de tout, repousse un seul livre parmi ceux qu'on lui met entre les mains; il a d'instinct une aversion. Et pour qui done? pour La Fontaine. «Les fables de La Fontaine, dit-il, me paraissaient à la fois puériles, fausses et cruelles, et je ne pus jamais les apprendre par cœur.» Cela me rassure de voir que M. de Lamartine n'ait jamais eu de goût pour La Fontaine, et dès lors je me

confirme dans mon secret jugement. Car enfin, qu'il tourne le dos à Rabelais, qu'il ait même l'air de mépriser Montaigne, je le conçois de la part d'une si platonique nature, et ces paroles de dédain ne signifient autre chose, sinon : Je ne leur ressemble en rien. Mais La Fontaine! c'était un rêveur comme lui, épris comme lui de la solitude, du silence des bois, du charme de la mélancolie, et par moments aussi raffolant de Platon. Qu'avait donc de plus ce rêveur pour lui tant déplaire ? Il avait, au milieu de son rêve, l'expérience, le sentiment de la réalité, le bon sens. C'est lui qui, dans la fable du Berger devenu ministre, a dit, pour nous expliquer comment le pauvre homme, brusquement jeté du milieu de son troupeau au gouvernail d'un État, s'en tire beaucoup mieux qu'on n'aurait pu croire :

Il avait du bon sens, le reste vient ensuite.

Cette fée, qui a manqué au berceau du poëte, ne seraitelle donc pas tout simplement la fée qui avait doué le Berger de la fable, la fée du bon sens et du sens réel? M. de Lamartine assurément ne le croit pas, car il nous dit, en parlant de sa formation précoce : « Cette vie entièrement paysannesque, et cette ignorance absolue de ce que les autres enfants savent à cet âge, n'empêchaient pas que, sous le rapport des sentiments et des idées, mon éducation familière, surveillée par ma mère, ne fit de moi un des esprits les plus justes, un des cœurs les plus aimants, etc., etc. » Voilà qui est clair, et c'est sur ce point aussi que nous sommes forcés de lui crier clairement: Holà! J'entends par bon sens, remarquezle, non pas le bon sens vulgaire, mais le tact, l'esprit de conduite, le bon goût, bien des choses à la fois, en un mot, la justesse d'esprit dans ses applications les plus variées et les plus délicates.

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