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se présente ici naturellement avec l'image de Tibère s'enfermant dans l'île de Caprée; mais le récit de Tacite est d'un caractère à la fois plus atroce et plus grand. L'ile de Caprée a un autre aspect, un autre profil que le château du Plessis-lez-Tours. De même, les actes de Tibère, datés de là, cette grande lettre écrite au Sénat par laquelle il consomme la ruine de Séjan, l'appareil des ruses, et jusqu'aux oisivetés et aux débauches, tout est d'une autre portée et sent sa puissance romaine. Le vice ignoble lui-même y devient colossal. En tout la qualité dominante du talent de Tacite, ce composé de grave et d'auguste, y est éminemment applicable; elle serait de trop dans le tableau de Louis XI. La naïveté et malice gauloise de Commynes y va mieux. On aurait tort pourtant de croire que ce serait faire injure à Tacite que d'en rapprocher en cette occasion Commynes; celui-ci, dans les réflexions qu'il joint à son récit, sur la misère des hommes et spécialement des princes, a su atteindre aux considérations morales les plus vraies, les plus touchantes. Nul historien n'exprime aussi vivement que lui le sentiment profond de la misère des grands et des rois, des puissants et des heureux de la terre. On reconnaît là l'homme qui a couché de longues années, comme chambellan, dans leur chambre, qui a assisté à leurs insomnies et à leurs mauvais songes, et qui, depuis la fleur de leur âge jusqu'à leur mort, n'a pas surpris dans ces destinées si enviées un seul bon jour: « Ne lui eût-il pas mieux valu, dit-il de Louis XI, à lui et à tous autres princes, et hommes de moyen état qui ont vécu sous ces grands et vivront sous ceux qui règnent, élire le moyen chemin... : c'est à savoir moins se soucier et moins se travailler, et entreprendre moins de choses; plus craindre à offenser Dieu et à persécuter le peuple et leurs voisins par tant de

voies cruelles, et prendre des aises et plaisirs honnêtes? Leurs vies en seroient plus longues; les maladies en viendroient plus tard; et leur mort en seroit plus regrettée et de plus de gens, et moins désirée... » L'équivalent de Tacite ne se trouve-t-il point dans ces passages, et dans tels autres où Commynes a des accents qui parfois rappellent ceux de Bossuet? Après avoir mis en regard, par exemple, les malheurs qui frappèrent, vers le même temps, la maison de France et celle de Castille : « Et semble, dit-il, que Notre-Seigneur ait regardé ces deux maisons de son visage rigoureux, et qu'il ne veut point qu'un royaume se moque de l'autre. »

A partir de la mort de Louis XI, les Mémoires de Commynes perdent sensiblement en intérêt. Le récit de la conquête d'Italie, sous Charles VIII, et de la marche jusqu'à Naples, est obscur, diffus, sans ordre; on a pu douter jusqu'à un certain point que cette partie des Mémoires fût, en effet, de lui. On voit bien que l'habile homme n'était pas là partout d'aussi près qu'ailleurs. Il reprend sa supériorité d'historien là où il assiste en personne, dans le détail des négociations de Venise et dans le récit de la bataille de Fornoue.

fut

Je ne fais pas la biographie de Commynes. Elle était incomplète jusqu'à ce jour; c'est le présent éditeur, Mile Dupont, qui a le mérite d'en avoir éclairci les endroits obscurs. Un seul fait important est ici à noter: comme Bacon, Commynes, sur un point délicat, coupable et faible; tous deux ont eu dans leur vie des taches du même genre, pour avoir trop aimé les biens. Mal enrichi par Louis XI, qui le combla des confiscations injustes faites sur la maison de La Trémouille, Commynes eut, après la mort de son maître, à purger ses comptes, et il ne rendit qu'à la dernière extrémité les dépouilles de l'innocent. Sa fortune politique ne se

releva jamais depuis, et elle n'eut plus que d'infidèles retours. Au reste, ç'a été un bonheur pour lui et pour nous qu'il ait eu, sur la fin de sa vie, des années de disgrâce nous y avons gagné un grand historien, et lui un nom immortel. Ce qu'il regardait également comme un malheur de sa première éducation, de n'avoir pas été instruit dès sa jeunesse aux Lettres anciennes, n'a pas moins tourné à son avantage et à la gloire de son originalité d'écrivain. Il n'avait pas eu plus d'éducation que M. de La Rochefoucauld, pas d'autre que celle des hommes et des choses; aux esprits bien faits c'est la meilleure, et elle suffit.

Commynes justifie tout à fait pour moi le mot de Vauvenargues : « Les vrais politiques connaissent mieux les hommes que ceux qui font métier de philosophie: je veux dire qu'ils sont plus vrais philosophes. » Mais, pour cela, il faut que ce soient de vrais politiques en effet, et il en est peu qui justifient ce titre à l'égal de Commynes. Dans un temps où tout le monde se croit propre à la politique, il ne serait pas mal d'aller regarder en lui quelles sont les qualités requises chez ceux que la nature a destinés à cette rare science.

Lundi 14 janvier 1850.

JOURNAL DE LA CAMPAGNE DE RUSSIE EN 1812,

PAR

M. DE FEZENSAC,

LIEUTENANT-GÉNÉRAL.

(1849.)

Voilà un court récit, très-simple, très-intéressant,, qui n'a nullement la prétention d'être une histoire de l'expédition de Russie, de cette expédition éloquemment présentée par M. de Ségur, sévèrement discutée par M. de Chambray, et que d'autres écrivains embrasseront encore dans son ensemble. M. de Fezensac, à l'époque de cette campagne, était âgé de vingt-six ans. Successivement aide-de-camp du prince Berthier, puis colonel, il a écrit pour lui-même un journal de ce qu'il a vu et de ce qu'il a fait, ou plutôt de ce qu'a fait et souffert son régiment, qui, dans la retraite, combattait à l'extrême arrière-garde, sous les ordres de Ney. C'est ce journal sincère, véridique, et d'abord destiné uniquement à un cercle intime, qu'il se décide à publier aujourd'hui.

Les réflexions que fait naître cette simple relation sont de plus d'un genre; l'impression qu'elle laisse après elle dans l'esprit est ineffaçable. En la lisant, on se rend un compte exact de ce qu'a été ce grand désastre dès

l'origine et dans ses dernières conséquences, bien mieux encore qu'en lisant des récits plus généraux et plus étendus. Ici on n'est pas en plusieurs lieux à la fois, on est en un seul point déterminé; on marche jour par jour, on se traîne; on fait partie d'un seul groupe que chaque heure meurtrière détruit. Rien ne se perd du détail et de la continuité des souffrances. L'héroïsme, jusqu'à la fin, a beau jeter d'admirables éclairs, on peut trop voir à quoi tient cette flamme elle-même, et qu'elle va périr faute d'aliment. Il en résulte un bien triste jour ouvert sur la nature morale de l'homme, toute une étude à fond, une fois faite, inexorable, involontaire. Mais, en même temps que le cœur saigne et que l'imagination se flétrit, on est consolé pourtant de se sentir pour compagnon et pour guide un guerrier modeste, ferme et humain, en qui les sentiments délicats dans leur fleur ont su résister aux plus cruelles épreuves. M. de Fezensac, nourri de souvenirs littéraires, a eu le droit de mettre en tête de son écrit ces vers touchants du plus pieux des poëtes antiques, de Virgile faisant parler son héros : Iliaci cineres, et flamma extrema meorum..., ce qu'il traduit ainsi, en l'appropriant à la situation : « O cendres d'Ilion! et vous, mânes de mes compagnons! je vous prends à témoin que, dans votre désastre, je n'ai reculé ni devant les traits des ennemis, ni devant aucun genre de danger, et que, si ma destinée l'eût voulu, j'étais digne de mourir avec vous. »

Dans la première partie du récit, qui va jusqu'à la bataille de la Moskowa, et qui n'est qu'une sorte d'introduction, M. de Fezensac, alors chef d'escadron et aide-de-camp du maréchal Berthier, se borne à bien saisir les faits d'un coup d'œil rapide et précis, selon que le lui permet sa position au centre. Si sobre qu'il soit de considérations générales, il est aisé avec lui de sentir,

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