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ment fut des derniers à défendre un des faubourgs de la ville qu'on évacuait; il en chassa une dernière fois l'ennemi, qui se pressait trop de l'occuper : « Le maréchal Ney me fit dire alors, ajoute le narrateur, de ne point trop m'avancer, recommandation bien rare de sa part. » Les éloges du maréchal, le soir même de cette action, furent rapportés aux officiers par le colonel et leur réjouirent le cœur. Le colonel avait su jusque-là conserver intacte parmi ses hommes la religion du drapeau. Aucun officier n'avait été dangereusement blessé; 500 soldats du régiment restaient encore, « et combien ce petit nombre d'hommes était éprouvé! J'étais fier, nous dit leur chef, de la gloire qu'ils avaient acquise; je jouissais d'avance du repos dont j'espérais les voir bientôt jouir. Cette illusion fut promptement détruite; mais j'aime encore à en conserver le souvenir, et c'est le dernier sentiment doux que j'aie éprouvé dans le cours de cette campagne. »

Au sortir de Smolensk, on se dirigeait assez tranquillement vers Orcha, lorsque tout à coup le 3o corps, sur le point d'arriver à Krasnoi, se trouve inopinément arrêté par le canon russe. On n'y pouvait rien comprendre. Aucun avis n'avait été donné par le corps qui précédait; et il ne s'agissait pas d'un simple détachement ennemi qui interceptait la route, c'était toute une armée de 80,000 hommes sous les ordres de Miloradowitsch, qui s'interposait entre Ney et le reste de l'armée française. Un parlementaire envoyé par le général russe vint sommer le maréchal de mettre bas les armes; on y joignait toutes sortes de compliments pour sa personne. Le tout fut accueilli comme on pouvait l'attendre d'un homme tel que Ney. « Le 3 corps, dit M. de Fezensac, avec les renforts reçus à Smolensk, ne s'élevait pas à 6,000 combattants; l'artillerie était réduite à six pièces de canon,

la cavalerie à un seul peloton d'escorte. Cependant le maréchal, pour toute réponse, fit le parlementaire prisonnier : quelques coups de canon tirés pendant cette espèce de négociation servirent de prétexte; et, sans considérer les masses des ennemis et le petit nombre des siens, il ordonna l'attaque. » Cette attaque fut ce qu'elle pouvait être, désespérée, héroïque, mais on s'y brisa. Il fallut se replier et rétrograder. Qu'allait faire le maréchal? Après une retraite d'une demi-lieue, il dirige sa troupe à gauche à travers champs. Laissons dire le témoin narrateur :

«Le jour baissait; le 3e corps marchait en silence; aucun de nous ne pouvait comprendre ce que nous allions devenir. Mais la présence du maréchal Ney suffisait pour nous rassurer. Sans savoir ce qu'il voulait ni ce qu'il pourrait faire, nous savions qu'il ferait quelque chose. Sa confiance en lui-même égalait son courage. Plus le danger était grand, plus sa détermination était prompte; et, quand il avait pris son parti, jamais il ne doutait du succès. Aussi, dans un pareil moment, sa figure n'exprimait ni indécision ni inquiétude; tous les regards se portaient sur lui, personne n'osait l'interroger. Enfin, voyant près de lui un officier de son État-major, il lui dit à demi-voix : Nous ne sommes pas bien. - Qu'allez-vous faire ? répondit l'officier. — Passer le Dniéper. Où est le chemin? — Nous le trouverons. — Et s'il n'est pas gelé ? Il le sera. A la bonne heure! dit l'officier. Ce singulier dialogue, que je rapporte textuellement, révéla le projet du maréchal de gagner Orcha par la rive droite du fleuve, et assez rapidement pour y trouver encore l'armée qui faisait son mouvement par la rive gauche. >>

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Tout s'exécuta de point en point, ainsi que le maréchal l'avait soudainement résolu. Dans cette marche du soir à travers champs, comment se diriger? comment atteindre au plus vite le Dniéper? Le maréchal, «doué de ce talent d'homme de guerre qui apprend à tirer parti des moindres circonstances,» remarqua dans la plaine une ligne de glace et la fit casser pour voir le sens

du courant, pensant bien que ce devait être un ruisseau. qui allait au Dniéper. On suivit le ruisseau; on arriva à un village abandonné. Un paysan boiteux, qui était en retard de fuir, fut pris pour guide. De grands feux allumés firent croire à l'ennemi qu'on allait camper en ce lieu. Pendant qu'on s'occupait à trouver un point où le Dniéper serait assez gelé pour donner passage, dans ce court intervalle de temps « le maréchal Ney seul, oubliant à la fois les dangers du jour et ceux du lendemain, dormait d'un profond sommeil. >>

Vers le milieu de la nuit, le Dniéper est franchi, mais seulement par les fantassins; à peine quelques chevaux ont pu passer sur la glace trop peu solide. Il a fallu abandonner à l'ennemi l'artillerie, le bagage, et (triste nécessité de la guerre!) les blessés. Une partie du plan a réussi. On est sur l'autre rive, mais dans un pays inconnu, et l'on a encore plus de quinze lieues à faire pour arriver à Orcha, où l'on espère rejoindre l'armée française. On n'est pas au bout de cette marche toute de péril et d'aventure; on n'a échappé à un danger que pour tomber dans un autre. Le corps principal des Cosaques, commandé par Platów en personne, se rencontre à l'improviste; il compte avoir bon marché d'une poignée de fantassins harassés, sans cavalerie ni artillerie. Les moindres incidents de cette seconde moitié de la marche sont à suivre dans le récit de M. de Fezensac. A un moment, les restes de son régiment, à l'arrière-garde de Ney, se trouvent coupés et perdus de nuit dans un bois de sapins. Il se trouve ainsi, par rapport à Ney, dans le même isolement où ils sont tous par rapport à l'armée elle-même.

« Nous avions parcouru le bois dans des directions si diverses, que nous ne pouvions plus reconnaître notre chemin; les feux que

l'on voyait allumés de différents côtés servaient encore à nous égarer. Les officiers de mon régiment furent consultés, et l'on suivit la direction que le plus grand nombre d'entre eux indiqua. Je n'entreprendrai point de peindre tout ce que nous eûmes à souffrir pendant cette nuit cruelle. Je n'avais pas plus de cent hommes, et nous nous trouvions à plus d'une lieue en arrière de notre colonne. Il fallait la rejoindre au milieu des ennemis qui nous entouraient. Il fallait marcher assez rapidement pour réparer le temps perdu, et assez en ordre pour résister aux attaques des Cosaques. L'obscurité de la nuit, l'incertitude de la direction que nous suivions la difficulté de marcher à travers bois, tout augmentait notre embarras. Les Cosaques nous criaient de nous rendre, et tiraient à bout portant au milieu de nous; ceux qui étaient frappés restaient abandonnés. Un sergent eut la jambe fracassée d'un coup de carabine. Il tomba à côté de moi, en disant froidement à ses camarades : Voilà un homme perdu; prenez mon sac, vous en profiterez. On prit son sac, et nous l'abandonnâmes en silence. Deux officiers blessés eurent le même sort. J'observais cependant avec inquiétude l'impression que cette situation causait aux soldats, et même aux officiers de mon régiment. Tel qui avait été un héros sur le champ de bataille paraissait alors inquiet et troublé, tant il est vrai que les circonstances du danger effraient souvent plus que le danger lui-même. Un très-petit nombre conservaient la présence d'esprit qui nous était si nécessaire. J'eus besoin de toute mon autorité pour maintenir l'ordre dans la marche et pour empêcher chacun de quitter son rang. Un officier osa même faire entendre que nous serions peut-être forcés de nous rendre. Je le réprimandai à haute voix, et d'autant plus sévèrement que c'était un officier de mérite, ce qui rendait la leçon plus frappante. Enfin, après plus d'une heure, nous sortimes du bois et nous trouvâmes le Dniéper à notre gauche. La direction était donc assurée, et cette découverte donna aux soldats un moment de joie dont je profitai pour les encourager et leur recommander le sang-froid qui seul pouvait nous

sauver >>

C'est ainsi qu'avec des prodiges de vigueur et de constance, qu'il fallait renouveler à chaque pas, on rejoignit Ney, et qu'avec Ney on rejoignit enfin l'armée, au moment même où, désespérant de le revoir, elle allait quitter Orcha. A partir de cet instant, le 3o corps

partage le sort du reste de l'armée. Mais le récit de M. de Fezensac, en devenant un peu moins particulier, ne perd pas pour cela en intérêt. On y suit à chaque pas la désorganisation, la destruction de cette force immense, destruction qui semble toujours être arrivée à son extrême limite, et qui a toujours un degré de plus à franchir. En étant ramené à l'étudier sur un point précis, on en prend une plus exacte et plus terrible mesure. Ainsi le corps de Ney, qui était de 10 à 11,000 hommes en quittant Moscou, qui était encore de 6,000 au combat de Krasnoi, n'est plus que de 8 ou 900 hommes en arrivant à Orcha. Après le passage de la Bérésina, on ne parvient avec ces débris à réunir au plus que 100 hommes en état de combattre, et qui font escorte au maréchal. Le 4 régiment, celui de M. de Fezensac, en sortant de Wilna, et au moment de franchir le Niémen, ne se compose plus que d'une vingtaine d'officiers malades, et d'un pareil nombre de soldats, dont la moitié sans armes. Ce sont pourtant les restes de ce corps, joints à quelques autres débris, qui reçoivent l'ordre de faire. l'arrière-garde jusqu'à la fin, et de défendre tant qu'ils le pourront le pont de Kowno, pour donner au gros de la déroute le temps de s'écouler. Il faut voir comme Ney retrouve et inspire un dernier élan pour s'acquitter de cet ordre avec honneur. Même après avoir franchi le Niémen, et lorsqu'on a lieu enfin de se croire en sûreté, cette extrême arrière-garde se retrouve tout à coup en danger d'être enlevée par un parti de Cosaques, et l'on se voit obligé de renouveler à travers champs une marche de nuit, conduite encore par Ney, et qui rappelle, mais plus tristement, l'aventure du Dniéper. « Un cheval blanc, dit M. de Fezensac, que nous montions à poil les uns après les autres, nous fut d'un grand secours. >> Ce cheval blanc que chacun monte à poil à son tour est le

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