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dernier trait du tableau, et il le faut opposer à cet autre spectacle de 500,000 hommes franchissant orgueilleusement le Niémen six mois auparavant.

Les réflexions morales se pressent durant ce récit, dont j'ai encore omis bien des particularités saisissantes. Dans ces grandes épreuves qui demandent à l'homme. plus qu'il ne peut donner, la nature humaine, épuisée à la longue et usée qu'elle est, laisse voir, pour ainsi dire, sa trame à nu. Tout ce qui est acquis, tout ce qui est appris disparaît; il ne reste que la fibre fondamentale. Tous ces sentiments élevés et délicats, ces belles qualités, ces vertus sociales inculquées dès l'enfance, transmises par les générations, et qui semblent le noble apanage de l'homme civilisé, l'amour de la patrie, de la gloire, l'honneur, le dévouement aux siens, l'amitié, tout cela peu à peu s'obscurcit et s'affaiblit jusqu'à s'abolir. Chez la plupart, le sentiment physique prend le dessus irrésistiblement sur le moral; l'instinct de conservation, l'égoïsme de vivre se prononce. On voit bien des braves et de ceux qui semblaient des héros devant les balles, aux prises désormais avec la faim et le froid, s'écrier comme le pauvre homme de la fable: Pourvu qu'en somme je vive, je suis content! Et c'est encore une preuve d'énergie que de dire ainsi; car il est un degré de démoralisation où ce dernier ressort se brise, où l'on ne veut plus même vivre, et où, pour échapper à la douleur et à la fatigue, tout devient indifférent. Combien ils sont peu nombreux ceux en qui un sentiment élevé d'honneur, de sympathie, de dévouement, une religion quelconque est inséparable jusqu'au bout du besoin de vivre inhérent à toute nature, et que cette religion n'abandonne qu'avec le dernier soupir! On sent, en lisant M. de Fezensac, que, jusque dans les moments les plus désespérés de l'épouvantable épreuve, il y eut

encore quelques âmes de cette trempe énergique et exquise, et c'est ce qui console:

« Au milieu de si horribles calamités, dit le colonel du 4o, la destruction de mon régiment me causait une douleur bien vive. C'était là ma véritable souffrance, ou, pour mieux dire, la seule; car je n'appelle pas de ce nom la faim, le froid et la fatigue. Quand la santé résiste aux souffrances physiques, le courage apprend bientôt à les mépriser, surtout quand il est soutenu par l'idée de Dieu, par l'espérance d'une autre vie; mais j'avoue que le courage m'abandonnait en voyant succomber sous mes yeux des amis, des compagnons d'armes, qu'on appelle, à si juste titre, la famille du colonel, et qu'il semblait ici n'avoir été appelé à commander que pour présider à leur destruction. >>

Rien dans l'histoire des peuples civilisés ne saurait se comparer à ce désastre de 1812. On a quelquefois rappelé à cette occasion la retraite des Dix mille; mais il n'y a nul rapport ni dans les proportions, ni pour les circonstances et les résultats, entre l'héroïque et ingénieuse retraite conduite et consacrée par le génie de Xenophon, et l'immense catastrophe où s'engloutit la plus grande armée moderne. Il faudrait plutôt chercher un précédent affaibli du malheur de 1812 dans la retraite meurtrière de Prague, en 1742. Voltaire et Vauvenargues en ont parlé, mais trop oratoirement, et l'on aimerait mieux des faits précis. Pourquoi Vauvenargues n'a-t-il pas eu simplement l'idée de faire le Journal de son régiment? Il est aisé pourtant de conclure de quelques-unes de ses paroles que ce fut, dans de moindres proportions qu'après Moscou, une retraite également fatale et marquée par des extrémités du même genre: « Est-ce là, a-t-il pu dire, cette armée qui semait l'effroi devant elle? Vous voyez ! la fortune change: elle craint à son tour; elle presse sa fuite à travers les bois et les neiges. Elle marche sans s'arrêter. Les maladies, la

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faim, la fatigue excessive, accablent nos jeunes soldats. Misérables! on les voit étendus sur la neige, inhumainement délaissés. Des feux allumés sur la glace éclairent leurs derniers moments. La terre est leur lit redoutable.» Là aussi, pour consoler des scènes contristantes, on vit chez quelques-uns le courage et l'honneur briller d'un plus vif éclat au plus fort de la détresse; on vit de ces jeunes officiers humains, généreux, compatissants autant que braves, et à la fois dignes de l'éloge qui a été accordé à l'un d'eux, à ce jeune Hippolyte de Seytres, dont une amitié éloquente a consacré le nom : « Modéré jusque dans la guerre, ton esprit ne perdit jamais sa douceur et son agrément! » De semblables souvenirs peuvent naturellement se rappeler au sujet de l'auteur de la narration présente : il est de ceux qu'un Xénophon lui-même n'aurait pas désavoués pour le ton, et il se souvient de Virgile. Xavier de Maistre, j'imagine, en présence de semblables scènes, ne les aurait pas senties autrement. Quant à ce qui est des services réels en cette campagne, le maréchal Ney écrivait de Berlin, le 23 janvier 1813, au ministre de la guerre, beau-père de M. de Fezensac: « Ce jeune homme s'est trouvé dans des circonstances fort critiques, et s'y est toujours montré supérieur. Je vous le donne pour un véritable chevalier français, et vous pouvez désormais le regarder comme un vieux colonel. » L'héroïque figure de Ney n'a cessé de remplir et de dominer la relation qu'on vient de parcourir; c'est par une telle parole de lui qu'il y avait convenance et gloire, en effet, à la couronner.

Lundi 24 janvier 1850.

DES LECTURES PUBLIQUES DU SOIR,

DE CE QU'ELLES SONT

ET DE CE QU'ELLES POURRAIENT ÊTRE.

On a eu l'idée, dans un moment où il venait des idées de bien des sortes et qui toutes n'étaient pas aussi louables, d'établir dans les divers quartiers de Paris des Lectures du soir publiques, à l'usage des classes laborieuses, de ceux qui, occupés tout le jour, n'ont qu'une heure ou deux dont ils puissent disposer après leur travail. Ces Lectures, dans lesquelles devait entrer le moins de critique possible, le strict nécessaire seulement en fait de commentaires, et où l'on devait surtout éviter de paraître professer, avaient pour objet de répandre le goût des choses de l'esprit, de faire connaître par extraits les chefs-d'œuvre de notre littérature, et d'instruire insensiblement les auditeurs en les amusant. Une lecture bien faite d'un beau morceau d'éloquence ou d'une pièce de théâtre est une sorte de représentation au petit pied, une réduction, à la portée de tous, de l'action oratoire ou de la déclamation dramatique, et qui, tout en les rapprochant du ton habituel, en laisse encore subsister l'effet. C'est un peu ce qu'est le dessin, la lithographie par rapport au tableau. Ces Lectures du soir ont eu déjà de l'effet et un certain succès; elles sont loin pourtant d'avoir atteint tout le développement dont elles

seraient susceptibles et qu'elles méritent. Elles ont eu à passer jusqu'ici par plusieurs régimes de ministères, qui peut-être ne leur étaient pas tous également favorables. Il leur était resté, de la date de leur naissance, je ne sais quelle tache originelle. On avait eu tant d'horreur et de dégoût des clubs, que la prévention d'abord a pu s'étendre, par une association injuste, sur ce qui y ressemblait le moins, et qui était bien plutôt propre à en guérir. Il serait temps, aujourd'hui que l'expérience a suffisamment parlé, et que les hommes de mérite qui se sont chargés par pur zèle de ces humbles Lectures ont assez montré dans quel sens utile et désintéressé ils les conçoivent, que de son côté aussi le public a montré dans quel esprit de bienséance et d'attention il les vient chercher, il serait temps, je crois, de donner à cette forme d'enseignement la consistance, l'ensemble, l'organisation enfin qui peut, seule, en assurer le plein effet et la durée. Une telle institution bien comprise est plus qu'aucune autre selon l'esprit de la société actuelle, aux yeux de quiconque accepte franchement celle-ci et la veut dans sa marche modérée et régulière.

J'ai donc passé mes soirées de cette semaine à entendre quelques-unes de ces Lectures qui ont recommencé à l'entrée de l'hiver. J'ai entendu au lycée Charlemagne M. Just Olivier lire quelques pages de J.-J. Rousseau, deux actes de l'École des Maris de Molière, et mettre en goût son auditoire; au Palais-Royal (vestibule de Nemours), le docteur Lemaout faire sentir et presque applaudir la comédie des Deux Gendres d'Étienne; au Conservatoire de musique, M. Émile Souvestre, dans un cadre plus élargi, donner en une même soirée, en les environnant des explications à la fois utiles et fines, la Bataille des Franks, tirée des Martyrs de Chateaubriand, et, par contraste, la gaie comédie du

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