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Lundi 11 février 1850.

LE LIVRE DES ROIS,

PAR LE POËTE PERSAN

FIRDOUSI,

PUBLIÉ ET TRADUIT PAR M. JULES MOHL.

(3 vol. in-folio. )

Rassurez-vous: ce titre de Livre des Rois n'a rien de séditieux. Il s'agit d'un immense poëme composé, il y a plus de huit cents ans, par un grand poëte, l'Homère de son pays, et dont le nom frappe sans doute ici bien des lecteurs pour la première fois. J'avouerai que moi-même qui en parle, il n'y a pas bien longtemps que je le connais d'un peu près. Ce poëte, pas plus qu'Homère, n'a inventé les sujets qu'il célèbre; il les a puisés dans la tradition, dans les légendes et ballades populaires, et il en a fait un corps de poëme qui, pour ces temps reculés, supplée en quelque manière à l'histoire. Ce poëme, où il a appliqué son génie (et ce génie est manifeste), a paru digne, il y a quelques années, d'être publié avec luxe à Paris, aux frais du Gouvernement, dans la Collection orientale des manuscrits inédits. Trois volumes (texte et traduction) ont déjà paru, et le savant traducteur, M. Mohl, est en mesure d'en

donner la suite et la fin. Mais, depuis février 1848, les vicissitudes qu'a subies dans sa direction la ci-devant Imprimerie royale ont réagi sur les destinées du livre magnifique, qui se trouve arrêté sans cause. Il serait temps que cette impression reprit et continuât. C'est un grand signe qu'une civilisation est remise à flot quand aucun ralentissement ne se fait sentir dans ces hautes études, qui sont le luxe et comme la couronne de l'intelligence.

Je voudrais ici, par manière de variété, donner quelque aperçu et du poëte et de l'œuvre. Il est bon de voyager quelquefois; cela étend les idées et rabat l'amourpropre. On mesure plus au juste ce que c'est que la gloire, et à quoi se réduit ce grand mot. Les jours où l'on est trop entêté de soi-même et de son importance, je ne sais rien de plus calmant que de lire un voyage en Perse ou en Chine. Voilà des millions d'hommes qui n'ont jamais entendu parler de vous, qui n'en entendront jamais parler, et qui s'en passent. « Combien de royaumes nous ignorent! » dit Pascal. Ce Firdousi ou Ferdousi, par exemple, ce grand poëte qui, à première vue, nous étonne, et dont nous ne savons pas même très-bien comment prononcer le nom, est populaire dans sa patrie. Si jamais vous allez en Perse, dans ce pays de vieille civilisation, qui a subi bien des conquêtes, bien des révolutions religieuses, mais qui n'a pas eu, à proprement parler, de moyen-âge, et dans lequel certaines traditions se sont toujours conservées, prenez un homme d'une classe quelconque, et dites-lui quelques vers de Ferdousi il y a chance, m'assure-t-on, pour qu'il vous récite de lui-même les vers suivants; car les musiciens et chanteurs vont en redisant à plein chant des épisodes entiers dans les réunions, dans les festins. Le tempérament de ce peuple est tout poétique. Ce

qu'on a dit un peu complaisamment des gondoliers de Venise chantant les octaves du Tasse serait plus vrai des gens du peuple, en Perse, récitant les vers de Ferdousi. On a vu, de nos jours, des troupes persanes marcher au combat contre des Turcomans en chantant des tirades de son épopée. On trouverait peu de poëtes, dans notre Occident, qui jouissent d'une pareille fortune. Cela n'empêche pas qu'il ne nous semble fort singulier qu'on soit si célèbre quelque part et si inconnu chez nous, et nous serions tenté de dire à ce génie étranger, comme les Parisiens du temps de Montesquieu disaient à Usbek et à Rica dans les Lettres Persanes : « Ah! ah! monsieur est Persan! c'est une chose bien extraordinaire. Comment peut-on être Persan? »

Ferdousi était donc né en Perse vers l'année 940, et il ne mourut qu'en 1020, âgé de quatre-vingts ans. C'était le temps où, en France, nous étions en plein âge de fer, en pleine barbarie, et où, après l'agonie des derniers Carlovingiens, une monarchie rude s'ébauchait sous Hugues Capet et le roi Robert. La Perse conquise par les Arabes se revêtait subitement d'une civilisation nouvelle, mais elle ne dépouillait pas tout à fait l'ancienne. Après les premiers temps de la conquête musulmane, il arriva en effet que les chefs et gouverneurs des provinces orientales, les feudataires les plus éloignés de Bagdad, siége du Califat, tendirent à s'émanciper, et, pour se donner de la force, ils cherchèrent à s'appuyer sur le fond des populations, et particulièrement sur la classe des propriétaires ruraux, qui, dans tout pays, sont naturellement attachés aux vieilles mœurs. Or, pour se concilier cette classe composée des plus anciennes familles de Perse, les princes de nouvelle formation ne trouvèrent rien de mieux que de réchauffer et de favoriser le culte des vieilles traditions historiques et natio

nales, les souvenirs des dynasties antérieures et des héros. Bien que musulmans de religion, ils ne reculèrent pas devant ce réveil d'un antique passé où la religion régnante était celle de Zoroastre. Leurs petites Cours se remplirent de poëtes persans qui reprirent et remanièrent avec émulation ces sujets de ballades populaires. Le sultan Mahmoud, de race turque, qui régnait dans le Caboul, et dont les conquêtes s'étendirent jusqu'à l'Inde, fut un des plus ardents à se signaler en cette voie de renaissance littéraire qui venait en aide à ses projets politiques, ou qui du moins pouvait illustrer son règne. Cependant, vers le temps où ce Turc, violent d'ailleurs et ambitieux, s'intéressait si fort à ces choses de l'esprit, et avant qu'il fût encore monté sur le trône, un homme, doué de génie par la nature, s'était senti poussé de lui-même à ces hautes pensées par une vocation puissante. Dans sa ville natale de Thous, Ferdousi enfant, fils d'un jardinier, assis au bord du canal d'irrigation qui coulait devant la maison de son père, s'était dit souvent qu'il serait beau de laisser un souvenir de lui dans ce monde qui passe. Il voyait que le monde s'était repris d'amour pour les histoires des anciens héros. Tous les hommes intelligents et tous les hommes de cœur s'y attachaient. C'était l'œuvre indiquée alors pour le génie; c'était le rameau d'or à cueillir en cette saison. Déjà un jeune homme doué d'une langue facile, d'une grande éloquence et d'un esprit brillant, avait annoncé le dessein de mettre en vers ces histoires, et le cœur de tous s'en était réjoui. Mais ce poëte, nommé Dakiki, n'avait pas en lui tout ce qu'il faut de sagesse pour accomplir les pensées graves; il se laissa aller aux mauvaises compagnies, il leur abandonna son âme faible et douce, et périt assassiné dans une débauche. Son dessein resta vacant, et Ferdousi s'en empara avec ar

deur. Il a raconté lui-même comment, dans les premiers temps de cette entreprise, occupé de rechercher les traditions déjà en partie recueillies, il se tourmentait d'une tristesse jalouse, craignant que sa vie ne fût trop courte pour une telle œuvre et que son trésor ne lui échappât. Il avait dans sa ville natale un ami qui ne faisait qu'un avec lui, et ils étaient comme deux âmes dans un même corps. Cet ami le soutint, l'encouragea: « C'est un beau plan, lui disait-il, et ton pied te conduira au bonheur. Ne t'endors pas! tu as le don de la parole, tu as de la jeunesse, tu sais conter ur récit héroïque : raconte de nouveau ce livre royal, e' cherche par là la gloire auprès des grands. » Cet ani lui abrégea les recherches, lui procura un certain recueil déjà fait, et le poëte, voyant la matière en sa puissance, sentit sa tristesse se convertir en joie. Mais le monde alors était rempli de guerres, et le temps semblait peu favorable aux récompenses. Tout poëte, en tout pays, cherche son Auguste et son Mécène; appelez ce Mécène du nom que vous voudrez Ferdousi cherchait le sien. Il crut le trouver d'abord dans le gouverneur de sa province, Abou-Manzour, jeune prince rempli de générosité et de clémence, qui lui dit : « Que faut-il que je fasse pour que ton âme se tourne vers ce poëme?» Ferdousi espérait déjà que son fruit allait mùrir à l'abri de l'orage; mais le jeune gouverneur périt assassiné, et le poëte se trouva de nouveau à la merci du sort. C'est alors qu'il ouït parler du sultan Mahmoud, qui, dans sa Cour de Ghaznin, s'entourait d'une pléiade de poëtes, mettait au concours les histoires des anciens rois, et désirait un homme capable de les orner et de les embellir sans les altérer. Ce que désirait Mahmoud, Ferdousi était en voie de l'exécuter. Ferdousi n'était plus jeune, il avait cinquante-sept ans environ; il y avait plus de vingt ans qu'il travaillait à son

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