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mais non ce rejeton de sa race est trop enfant, se dit-il, « et ses lèvres sentent encore le lait. » Roustem arrive pourtant; mais, mal accueilli par le roi, il entre dans une colère d'Achille, et il est tout prêt à s'en retourner dans sa tente. On ne le fléchit qu'en lui représentant que s'abstenir en une telle rencontre, ce serait paraître reculer devant le jeune héros. Cependant les armées sont en présence. Roustem, déguisé en Turc, s'introduit dans un château qu'occupe l'ennemi, pour juger de tout par lui-même. Il voit son fils assis à un festin il l'admire, il le compare, pour la force et la beauté, à sa propre race; on dirait, à un moment, que le sang au-dedans va parler et lui crier : C'est lui! Le jeune Sohrab, de son côté, quand vient le matin, en présence de cette armée dont le camp se déploie devant lui, est avide de savoir si son noble père n'en est pas. Monté sur un lieu élevé, il se fait nommer par un ' prisonnier tous les chefs illustres dont il voit se dérouler les étendards. Le prisonnier les énumère avec complaisance et les lui nomme tous, tous excepté un seul, excepté celui, précisément, qui l'intéresse. Le prisonnier fait semblant de croire que Roustem n'est pas venu, car il craint que ce jeune orgueilleux, dans sa force indomptable, ne veuille se signaler en s'attaquant de préférence à ce chef illustre, et qu'il ne cause un grand malheur. Sohrab insiste et trouve étonnant qu'entre tant de chefs, le vaillant Roustem, le premier de tous, ait manqué cette fois à l'appel; il presse de questions le prisonnier, qui lutte de ruse, et qui s'obstine, sur ce point, à lui cacher la vérité : « Sans doute, réplique celui-ci, le héros sera allé dans le Zaboulistan, car c'est le temps des fêtes dans les jardins de roses. » A quoi Sohrab, sentant bouillonner son sang, répond: « Ne parle pas ainsi, car le front de Roustem se tourne tou

jours vers le combat. » Mais Sohrab a beau vouloir forcer le secret, la fatalité l'emporte : « Comment veux-tu gouverner ce monde que gouverne Dieu? s'écrie le poëte. C'est le Créateur qui a déterminé d'avance toutes choses. Le sort a écrit autrement que tu n'aurais voulu, et, comme il te mène, il faut que tu suives. >>

Sohrab engage le combat; tout plie devant lui. Jamais. nos vieux romans de chevalerie n'ont retenti de pareils coups d'épée. Les plus vaillants chefs reculent. `Roustem est appelé ; il arrive, il se trouve seul en présence de son fils, et le duel va s'entamer. La pitié, tout à coup, saisit le vieux chef, en voyant ce jeune guerrier si fier et si beau :

« O jeune homme si tendre ! lui dit-il, la terre est sèche et froide, l'air est doux et chaud. Je suis vieux; j'ai vu maint champ de bataille, j'ai détruit mainte armée, et je n'ai jamais été battu... Mais j'ai pitié de toi et ne voudrais pas t'arracher la vie. Ne reste pas avec les Turcs; je ne connais personne dans l'Iran qui ait des épaules et des bras comme toi. »

En entendant ces paroles qui semblent sortir d'une âme amie, le cœur de Sohrab s'élance, il a un pressentiment soudain; il demande ingénument au guerrier s'il n'est pas celui qu'il cherche, s'il n'est pas l'illustre Roustem. Mais le vieux chef, qui ne veut pas donner à ce jouvenceau trop d'orgueil, répond avec ruse qu'il n'est pas Roustem, et le cœur de Sohrab se resserre aussitôt; le nuage qui venait de s'entr'ouvrir se referme, et la destinée se poursuit.

Le duel commence : il n'est pas sans vicissitudes et sans péripéties singulières; il dure deux jours. Dès le premier choc, les épées des combattants se brisent en éclats sous leurs coups : « Quels coups! on eût dit qu'ils amenaient la Résurrection! » Le combat continue à coups de massue; nous sommes en plein âge héroïque.

Le premier jour, le duel n'a pas de résultat. Après une lutte acharnée, les deux chefs s'éloignent, se donnant rendez-vous pour le lendemain. Roustem s'étonne d'avoir rencontré pour la première fois son égal, presque son maître, et de sentir son cœur défaillir sans savoir pourquoi. Le second jour, au moment de reprendre la lutte, Sohrab a un mouvement de tendresse, et la nature, près de succomber, fait en lui comme un suprême effort. En abordant le vieux chef, il s'adresse à lui le sourire sur les lèvres, et comme s'ils avaient passé la nuit amicalement ensemble:

« Comment as-tu dormi? lui demande-t-il ; comment t'es-tu levé ce matin? Pourquoi as-tu préparé ton cœur pour la lutte? Jette cette massue et cette épée de la vengeance, jette tout cet appareil d'un combat impie. Asseyons-nous tous deux à terre, et adoucissons avec du vin nos regards courroucés. Faisons un traité en invoquant Dieu, et repentons-nous dans notre cœur de cette inimitié. Attends qu'un autre se présente pour le combat, et apprête avec moi une fète. Mon cœur te communiquera son amour, et je ferai couler de tes yeux des larmes de honte. Puisque tu es né d'une noble race, fais-moi connaître ton origine; ne me cache pas ton nom, puisque tu vas me combattre ne serais-tu pas Roustem?...»>>

Roustem, par sentiment d'orgueil, et soupçonnant toujours une feinte de la part d'un jeune homme avide de gloire, dissimule une dernière fois, et, dès ce moment, le sort n'a plus de trêve. Toutes ces ruses de Roustem (et j'en supprime encore) tournent contre lui; il finit par plonger un poignard dans la poitrine de son fils, et ne le reconnaît que dans l'instant suprême. Le jeune homme meurt avec résignation, avec douceur, en pensant à sa mère, à ses amis, en recommandant qu'on épargne après lui cette armée qu'il a engagée dans une entreprise téméraire :

<< Pendant bien des jours je leur ai donné de belles paroles, je

leur ai donné l'espoir de tout obtenir; car comment pouvais-je savoir, héros illustre, que je périrais de la main de mon père ?... Je voyais les signes que ma mère m'avait indiqués, mais je n'en croyais pas mes yeux. Mon sort était écrit au-dessus de ma tète, et je devais mourir de la main de mon père. Je suis venu comme la foudre, je m'en vais comme le vent; peut-être que je te retrouverai heureux dans le ciel! »

Ainsi parle en expirant cet autre Hippolyte, immolé ici de la main de Thésée.

La moralité que tire le poëte de cette histoire pleine de larmes est tout antique, tout orientale. Malgré la colère que ce récit inspire involontairement contre Roustem, le poëte n'accuse personne :

« Le souffle de la mort, dit-il, est comme un feu dévorant: il n'épargne ni la jeunesse ni la vieillesse. Pourquoi donc les jeunes gens se réjouiraient-ils, puisque la vieillesse n'est pas la seule cause de la mort? Il faut partir, et sans tarder, quand la mort pousse le cheval de la destinée! >>

Pour moi, la moralité que je déduirai ici sera à la moderne, tout étroite et toute positive: c'est qu'il convient que l'impression de ce grand livre où se trouve ce bel épisode, et d'autres épisodes encore, se remette en train au plus vite et s'achève, et que les contrariétés, les ennuis qui, il y a huit cents ans, sous le régime du sultan Mahmoud, ont traversé la vie et l'œuvre du poëte Ferdousi, ne continuent pas aujourd'hui de le poursuivre dans la personne de son savant éditeur et traducteur, qui mérite à la fois si bien et de lui et de nous.

Lundi 18 février 1850.

LA MARE-AU-DIABLE, LA PETITE FADETTE, FRANÇOIS LE CHAMPI,

PAR

GEORGE SAND.

(1846-1850.)

J'étais en retard depuis quelque temps avec Mme Sand; je ne sais pourquoi j'avais mis de la négligence à lire ses derniers romans; non pas que je n'en eusse entendu dire beaucoup de bien, mais il y a si longtemps que je sais que Mme Sand est un auteur du plus grand talent, que tous ses romans ont des parties supérieures de description, de situation et d'analyse, qu'il y a dans tous, même dans ceux qui tournent le moins agréablement, des caractères neufs, des peintures ravissantes, des entrées en matière pleines d'attrait; il y a si longtemps que je sais tout cela, que je me disais : Il en est toujours de même, et, dans ce qu'elle fait aujourd'hui, elle poursuit sa voie d'invention, de hardiesse et d'aventure. Mais je suis allé voir le Champi à l'Odéon comme tout Paris y est allé; cela m'a remis au roman du même titre et à cette veine pastorale que l'auteur a trouvée depuis quelque temps; et, reprenant alors ses trois ou quatre romans les derniers en date, j'ai été frappé d'un dessein suivi, d'une composition toute nouvelle, d'une perfec

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