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porté à la scène, j'avais une crainte; je craignais l'invraisemblance, une certaine indélicatesse à cet amour filial converti en amour, même conjugal et légitime. L'idée de Jean-Jacques, appelant Mme de Warens maman, m'avait toujours dégoûté. Ici la chose est sauvée, autant que possible, avec une simplicité que les acteurs, pour leur part, ont aidée d'un parfait bon goût. La femme, Madeleine Blanchet, ne se doute pas de cet amour, et la seule idée qu'elle puisse être aimée ainsi n'approche pas d'elle, sinon tout à la fin. Le Champi lui-même ne s'avoue cette pensée et ne l'ose exprimer que quand la malveillance a déjà parlé par la bouche de la Sévère. Les personnages se font à eux-mêmes les objections, ce qui soulage et désarme le spectateur. Finalement la femme, qui n'a pas eu un éclair de coquetterie, et qui, jusque dans sa mise, a soin de se montrer plutôt fanée avant l'âge, ne fait que se résigner et ne semble consentir que parce que tout le monde le veut. En un mot, le mariage qui couronne le dévouement du Champi n'est pas un mariage d'amour, c'est un mariage à la fois de devoir, d'honneur et de tendresse. Rien ne gâte, selon moi, l'impression saine de cette pièce touchante, et, si l'imagination n'est pas tout à fait flattée sur un point, le cœur du moins n'y est pas offensé. Je dis cela, sachant toutefois qu'il est resté comme un froissement dans quelques âmes scrupuleuses, tant cette idée de mère, même de mère adoptive, est une idée sacrée! On ne serait pas juste envers cette pièce du Champi, si l'on ne signalait, au moins en passant, l'excellent rôle de Jean Bonnin, l'idéal du paysan berrichon.

Voilà donc, grâce à Mme Sand, notre littérature moderne en possession de quelques tableaux de pastorales et de géorgiques bien françaises. Et, à ce propos, je son

geais à la marche singulière que le genre pittoresque a suivie chez nous. Au xvIIe siècle, le sentiment du pittoresque naturel est né à peine, il n'est pas détaché ni développé, et, si l'on excepte le bon et grand La Fontaine (1), nous n'avons alors à admirer aucun tableau vif et parlant. La marquise de Rambouillet avait coutume de dire «Les esprits doux et amateurs des Belles-Lettres ne trouvent jamais leur compte à la campagne. >> Cette impression a duré longtemps; tout le xvire siècle et une partie du xvie en sont restés plus ou moins sur cette idée de Mme de Rambouillet, qui est celle de toute société polie et, avant tout, spirituelle. Mme de Sévigné, dans son parc, ne voyait guère que les grandes allées, et ne les voyait encore qu'à travers la mythologie et les devises. Plus tard, Mme de Staël elle-même ne trouvait-elle pas que « l'agriculture sentait le fumier? » Ce fut Jean-Jacques qui le premier eut la gloire de découvrir la nature en elle-même et de la peindre; la nature de Suisse, celle des montagnes, des lacs, des libres forêts, il fit aimer ces beautés toutes nouvelles. Bernardin de Saint-Pierre, peu après, découvre à son tour et décrit la nature de l'Inde. Chateaubriand découvre plus tard les savanes d'Amérique, les grands bois canadiens et la beauté des campagnes romaines. Voilà bien des découvertes, les déserts, les montagnes, les grands horizons italiens; que restait-il à découvrir? Ce qui était le plus près de nous, au cœur même de notre France. Comme il arrive toujours, on a fini par le plus simple. On avait commencé par la Suisse, par l'Amérique, par l'Italie et la

(1) Ce bon et grand La Fontaine venait là non sans dessein, et parce que dans le même temps il avait paru une petite diatribe de M. de Lamartine contre La Fontaine (voir le Conseiller du Peuple, premier numéro de janvier 1850).

Grèce il fallait Mme Sand pour nous découvrir le Berry et la Creuse.

En insistant sur l'admiration qui est due à ces dernières productions de Mme Sand, je n'ai pas, au reste, la pensée de lui adresser un conseil : c'est un succès que j'ai voulu constater. Loin de moi l'idée de prétendre circonscrire désormais dans le cercle pastoral un talent si riche, si divers et si impétueux! Mon seul conseil, mon seul vou, c'est qu'un tel talent s'ouvre des voies et crée des genres tant qu'il lui plaira, mais qu'il ne serve jamais un parti. Hors de là, qu'il aille à son gré, qu'il se développe, qu'il s'égare parfois; il est sûr de se retrouver, car il vient de source. Je dirai du talent vrai, comme on l'a dit de l'amour, que c'est un grand recommenceur. Ce qu'il a manqué une fois, il le ressaisit une autre. Il n'est jamais à bout de lui-même, et il récidive souvent, Le moment, pour la critique, d'embrasser ce puissant talent dans son cours, et de le pénétrer dans sa nature, n'est pas venu, selon moi; il faut le laisser courir encore. On peut préférer de lui telle ou telle manière, mais il est curieux de les lui voir essayer toutes. Pour moi, je préfère, je l'avoue, chez Mme Sand les productions simples, naturelles, ou doucement idéales; c'est ce que j'ai aimé d'elle tout d'abord. Lavinia, Geneviève, Madeleine Blanchet, la petite Marie de la Mare-au-Diable, voilà mes chefs d'œuvre. Mais il y a aussi des parties supérieures et peut-être plus fortes, plus poétiques en elle, et que je suis loin de méconnaître. C'est Jeanne, c'est Consuelo; au fond, tout au fond, c'est toujours cette nature de Lélia, fière et triste, qui se métamorphose, qui prend plaisir à se déguiser et à se faire agréer, sous ces déguisements, de ceux mêmes qui ont cru la maudire en face. Et qu'est-ce que Consuelo, par exemple, sinon Lélia éclairée et meilleure? Enfin, chacun aura ses

préférences, mais il ne faut rien interdire en fait d'art à un talent qui est en plein cours, en plein torrent. Un talent fier comme celui-là a été mis au monde pour oser, tenter, se tromper souvent, pour se perdre comme le Rhône, et pour se retrouver aussi,

Lundi 25 février 1850.

M. DE FELETZ,

ET

DE LA CRITIQUE LITTÉRAIRE

SOUS L'EMPIRE.

Le 11 de ce mois est mort, à l'âge de quatre-vingttrois ans accomplis, un vieillard aimable, spirituel, qui recouvrait, sous les formes d'une politesse exquise et d'une parfaite urbanité mondaine, un caractère ferme, des opinions nettes et constantes, bien de la philosophie pratique; un sage et un heureux qui avait conservé à travers les habitudes du critique, et avec un esprit volontiers piquant, un cœur bienveillant et chaud, une extrême délicatesse dans l'amitié. M. de Feletz me représentait en perfection le galant homme littéraire. Resté le dernier survivant de la génération d'écrivains à laquelle il appartenait, il lui faisait honneur à nos yeux; il la personnifiait par les meilleurs côtés; c'est en la jugeant par lui qu'on s'en pouvait former l'idée la plus favorable. Le nom de M. de Feletz s'associe naturellement à ceux de Dussault, d'Hoffman, ses anciens collaborateurs au Journal des Débats, alors Journal de l'Empire. Parler un moment d'eux tous, c'est encore lui rendre hommage à lui-même.

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