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Lundi 18 mars 1850.

MÉMOIRES D'OUTRE-TOMBE,

PAR

M. DE CHATEAUBRIAND.

Huit volumes sont déjà recueillis. Quoique la publication des dernières parties continue encore en feuilletons, on peut dire que ces Mémoires sont jugés sous cette première forme, et que l'impression du public est faite; mais, comme ouvrage, ils ne sont pas encore jugés définitivement.

Je n'ai pas la prétention de venir ici parler sur ce pied-là, ni de me donner les airs d'un juge en dernier ressort. Un tel office me conviendrait bien moins qu'à personne, ayant été l'un des premiers autrefois à annoncer ces Mémoires encore à l'état de confidence. Il est vrai que, lorsque j'en donnais de si favorables aperçus en avril 1834, je ne parlais que de ce que je connaissais et de ce qui était terminé à cette date; mais on avait déjà l'idée de l'ensemble. J'aime mieux dire que, dans le cadre flatteur et sous le demi-jour enchanté où l'on nous dévoilait alors par degrés ces pages naissantes, nos impressions, les miennes comme celles de beaucoup d'autres, étaient jusqu'à un certain point commandées et adoucies par une influence aimable, à laquelle

on n'était pas accoutumé de résister. Mme Récamier nous demandait d'être gracieux, et, en vous le demandant, elle vous prêtait de sa grâce. Mais aujourd'hui, après seize années révolues, lorsque nous relisons l'ouvrage imprimé dans toute sa suite, en nous dégageant de tout souvenir complaisant et en nous interrogeant en toute liberté, que pensons-nous?

Ce que je pense? L'année dernière, pendant un séjour que j'ai fait hors de France dans un pays hospitalier, je me suis posé à loisir cette question par rapport non pas seulement aux Mémoires, mais à M. de Chateaubriand lui-même. N'étant lié envers sa haute renommée par d'autre sentiment que celui d'un respect et d'une admiration qu'un libre examen a droit de mesurer, j'ai étudié en lui l'homme et l'écrivain avec détail, avec lenteur, et il en est résulté tout un livre que j'aurais déjà mis en état de paraître, si je ne causais ici beaucoup trop souvent. Je me bornerai en ce moment à donner mon impression finale sur les Mémoires.

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La vérité est qu'ils ont très-peu réussi, aussi peu réussi que possible, et qu'ils ont causé un immense désappointement. On en avait tant parlé à l'avance, on en avait tellement célébré les parties charmantes, tellement voilé les faiblesses ou les rudesses disgracieuses, que le public savait les unes et n'a été que plus vivement choqué des autres. Cette publication morcelée, tombant en plein carrefour au lendemain d'une révolution, et dans des conditions si différentes de celles où elle s'était de longue main préparée avec mystère, eut lieu bientôt en concurrence d'une autre publication du même genre, les Confidences de M. de Lamartine, dans lesquelles les qualités, les défauts même avaient la séduction d'une plus jeune, plus fraîche, et toujours facile et coulante manière. Et puis, si l'on va au fond, le public n'a pas

été trompé sur un point capital: il n'a pas, je le crois, été assez frappé du talent, mais il a senti, à travers ce récit où tant de tons se croisent et se heurtent, une opiniâtre personnalité, une vanité persistante et amère qui, à la longue, devient presque un tic. S'il est des vanités qu'on excuse et qui trouvent grâce par leur air bienveillant et naturel, celle-ci était trop peu indulgente et trop aiguë pour se faire pardonner insensiblement; et comme, dans ces sortes d'ouvrages, c'est bien plutôt le caractère et la personne qu'on juge que le talent de l'artiste, le public a reçu au total une impression désagréable; sans faire bien exactement la double part du talent et du caractère, après quelques semaines d'hésitation et de lutte, il a dit de ces Mémoires en masse : « Je ne les aime pas. >>

Ils sont peu aimables en effet, et là est le grand défaut. Car pour le talent, au milieu des veines de mauvais goût et des abus de toute sorte, comme il s'en trouve d'ailleurs dans presque tous les écrits de M. de Chateaubriand, on y sent à bien des pages le trait du maître, la griffe du vieux lion, des élévations soudaines à côté de bizarres puérilités, et des passages d'une grâce, d'une suavité magique, où se reconnaissent la touche et l'accent de l'enchanteur.

Figurons-nous bien ce qu'était M. de Chateaubriand à ses débuts, avant, cette espèce de renom classique que l'âge lui a fait. Avez-vous relu depuis longtemps l'Essai sur les Révolutions et les Natchez, ces œuvres de sa jeunesse et qui nous le livrent tel qu'il était jusqu'à près de trente ans? Avez-vous jamais lu la première édition d'Atala, la première édition même du Génie du Christianisme? Il y a eu là un Chateaubriand primitif, et, selon moi, le plus vrai en sentiment comme en style, un Chateaubriand d'avant Fontanes, mais qui

offre, avec des beautés uniques, les plus étranges disparates et un luxe de séve, une extravagance de végétation qu'on ne sait comment qualifier. Là, pourtant, fut la souche première dont tout le reste est sorti; la matière toute neuve dont, avec le temps et l'art, il formå sa gloire. La nature l'avait fait ainsi, et il ne ressemblait, par certains côtés essentiels, à nul autre des écrivains qui l'avaient précédé. Dans tous les arts; il s'agit bien moins, au début, de faire mieux que les autres, que de faire autrement, pourvu que cet autrement soit, non pas une prétention, mais un don de nature. M. de Chateaubriand avait reçu ce don le plus rare. Mais quand il vint à Paris pour la première fois, de 1788 à 1791, c'està-dire de vingt à vingt-trois ans, il ne l'avait pas encore démêlé nettement en lui, et il courait risque d'entrer dans les Lettres par l'imitation. Il lui eût fallu du temps et bien des efforts ensuite pour se dégager. La Révolution le sauva: en le rejetant par delà les mers et dans la diversité des exils, elle lui permit de grandir par luimême, de se développer sur son propre fonds, d'écouter la Muse inconnue dans la solitude, de se reconnaître et de se tremper directement dans les épreuves. Émigré à Londres à l'âge de vingt-six ans, il écrivit ce bizarre Essai sur les Révolutions, plus bizarre de forme que d'idées, et où se dessinait déjà tout l'homme. Cet homme primitif a pu se recouvrir ensuite chez M. de Chateaubriand, mais il a persisté sous tous les casques et sous tous les masques; il ne lui a jamais permis depuis de faire aucun rôle, même les rôles les plus sérieux, sans venir bien souvent à la traverse, et sans dire en soulevant la visière : « Je suis dessous, me voilà! » L'homme des Mémoires d'Outre-Tombe ressemble extraordinairement à celui de l'Essai, mais il n'y ressemble pourtant qu'avec cette différence que, dans l'intervalle,

plus d'un personnage officiel s'est créé en lui, s'est comme ajouté à sa nature, et que même en secouant par moments ces rôles plus ou moins factices, et en ayant l'air d'en faire bon marché, l'auteur des Mémoires ne s'en débarrasse jamais complétement. C'est dans cette lutte inextricable entre l'homme naturel et les personnages solennels, dans ce conflit des deux ou trois natures compliquées en lui, qu'il faut chercher en grande partie le désaccord d'impression et de peu d'agrément de cette œuvre bigarrée, où le talent d'ailleurs a mis sa marque.

En fait de style, M. de Chateaubriand, comme tous les grands artistes, a eu plusieurs manières. On est assez généralement convenu de placer la perfection de sa manière littéraire à l'époque des Martyrs et de l'Itinéraire (1809-1811), et la perfection de sa manière politique à l'époque de sa polémique contre M. de Villèle au Journal des Débats (1824-1827); mais, tout en adhérant à cette vue juste, n'oublions point par combien de jugements confidentiels, de révisions et d'épurations successives durent passer les Martyrs pour atteindre à cette pureté de forme que nous leur voyons. N'oublions pas non plus que, de même qu'en sa période littéraire M. de Chateaubriand eut Fontanes pour conseiller assidu et fidèle, il eut, pour sa polémique politique aux Débats, un ami, homme de goût, et sévère également, M. Bertin l'aîné, qui se permettait de retrancher à chaque article ce qu'il ne croyait pas bon, sans que l'auteur (chose rare) s'en plaignît jamais ou même s'en informât. Car, disons-le à sa louange, M. de Chateaubriand, avec cette facilité qui tient à une forte et féconde nature toujours prête à récidiver, ne s'acharnait pas du tout à ses phrases quand un ami sûr y relevait des défauts. Ainsi, pour ses articles des Débats, les belles choses restaient, et les mauvaises disparaissaient d'un trait de plume. Que si

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