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M. de Chateaubriand est seulement le premier écrivain d'imagination qui ouvre le XIX° siècle; à ce titre, reste jusqu'ici le plus original de tous ceux qui ont suivi, et, je le crois, le plus grand. C'est de lui que viennent comme de leur source les beautés et les défauts que nous retrouvons partout autour de nous, et chez ceux même que nous admirons le plus il a ouvert la double porte par où sont entrés en foule les bons et les mauvais songes. Il y aurait encore beaucoup à dire sur ces Mémoires, en les abordant dans le détail et en les prenant dans leurs diverses parties. J'aurais aimé à parler de l'épisode de Charlotte et du Chateaubriand romanesque le Chateaubriand politique demanderait aussi une étude à part. Dès aujourd'hui une conclusion me paraît incontestable : entre les divers portraits ou statues qu'il a essayé de donner de lui, M. de Chateaubriand n'a réussi qu'à produire une seule œuvre parfaite, un idéal de lui-même où les qualités avec les défauts nous apparaissent arrêtés à temps et fixés dans une attitude immortelle, c'est René.

Lundi 25 mars 1850.

LETTRES INÉDITES

DE

L'ABBÉ DE CHAULIEU,

PRÉCÉDÉES D'une notice

PAR M. LE MARQUIS DE BÉRENGER.

(1850.)

Voici quelques Lettres nouvelles du poëte Chaulieu qu'on vient de publier : elles n'ajouteront pas beaucoup à sa réputation et ne répondent pas tout à fait à l'idée que son renom d'amabilité réveille. Ce n'est pas que je me repente de les avoir lues; les gens du métier trouvent encore à profiter et à glaner là même où le public plus pressé a moins de quoi se satisfaire. Je remercie donc pour mon compte l'éditeur de ces Lettres du cadeau qu'il nous a fait, tout en me permettant de regretter qu'il n'ait pas entouré cette publication de quelques légers soins de détail qui auraient pu la rendre et plus exacte et plus complète. Après tout, nous remettre en présence de l'abbé de Chaulieu, c'est par cela seul nous procurer une heureuse et agréable rencontre.

Nous sommes déjà si loin de ces temps, que, pour bien juger d'un homme, d'un auteur qui y a vécu, il ne suffit pas toujours de lire ses productions, il faut en

core les revoir en place, recomposer l'ensemble de l'époque et l'existence entière du personnage; en un mot, il faut déjà faire un peu de cette étude et de cet effort qu'on fait pour les anciens. Je l'essaierai ici un moment pour l'abbé de Chaulieu. Il était né à Fontenayen-Vexin, en 1639, et il ajoute un nom de plus à la liste déjà si brillante des poëtes normands. Saint-Simon, qui conteste la noblesse de tout le monde, a contesté celle de Chaulieu : il l'a qualifié « homme de fort peu, mais de beaucoup d'esprit, de quelques lettres, et de force audace. >> Dès 1745, l'abbé d'Estrées avait prouvé, sur cette question de généalogie, que la famille des Anfrie, seigneurs de Chaulieu, était d'épée avant d'être de robe (circonstance réputée honorable), et qu'elle servait sur un bon pied du temps de Charles VII. Il paraît qu'elle était originaire d'Angleterre. Quoi qu'il en soit, Guillaume de Chaulieu, le futur abbé, était fils d'un maître des comptes de Rouen. Il vint étudier à Paris, au Collège de Navarre, et s'y lia avec les fils du duc de La Rochefoucauld (l'auteur des Maximes), gens d'esprit eux-mêmes. On sait d'ailleurs très-peu de chose sur les premières années de Chaulieu. S'il eût été homme. appliqué et d'étude, il était d'âge à percer en plein règne de Louis XIV; mais, son génie étant tout de hasard et de rencontre, il attendit les dernières années du règne et le commencement du xvi° siècle pour s'épanouir, pour se montrer tout entier lui-même; on ne se le figure guère se couronnant de fleurs qu'en cheveux blancs, et à l'âge de près de quatre-vingts ans.

Cependant cette longue vie avait dû se passer à bien des choses. Les plaisirs, la société, les tentatives d'ambition et de fortune y furent pour beaucoup. Les Lettres publiées par M. de Bérenger nous montrent Chaulieu à l'âge de trente-six ans (1675), très-lancé dans le meil

leur monde, l'intime et le familier des Bouillon, des Vendôme, des Marsillac, et, dans sa première pointe d'ambition, accompagnant M. de Béthune; alors envoyé extraordinaire en Pologne. L'illustre Sobieski venait d'être élu roi de Pologne; il avait pour femme une d'Arquien. Le marquis de Béthune, qui avait épousé une soeur de la nouvelle reine, fut envoyé pour complimenter le roi son beau-frère. Cette idée d'une reine française, simple fille de qualité, cette brusque fortune avait mis les imaginations en éveil. Chaulieu crut y voir jour à une carrière, moyennant l'amitié que lui portait le marquis de Béthune. Durant ce voyage, il écrit à sa belle-sœur Mme de Chaulieu, et lui rend compte des réceptions, des régals, rasades et bombances sans nombre. Il parle des Polonais comme on en parlait alors, c'est-à-dire comme d'une espèce de peuple barbare, à demi asiatique, et chez qui les moindres singularités de mœurs et de costumes intéressent:

« Vous ne sauriez vous faire une idée de la majesté et de la fierté des Polonais, dont ils sont redevables moitié à leur barbe, moitié à leurs grandes robes et à leurs sabres. Je n'ai jamais rien vu qui imprime tant de terreur. Auprès du plus petit, le grand Girard serait un nain. Je vous assure que c'est un agréable spectacle que d'en voir cent avec des vestes de toutes sortes de couleurs, des écharpes de soie tressée où pend un sabre auprès duquel le ́mien, que l'abbé de Marsillac a tant vanté, serait un canivet (petit couteau). C'est la mode, en ce pays ici, d'avoir des gentilshommes polonais. J'en prends quatre en arrivant à Varsovie. On ne leur donne que quarante sols par semaine pour nourriture, entretien, gages et tout le reste. Je vois bien que ce serait folie de faire venir ici mes gens... Cependant je suis ruiné ici. On ne trouve rien du tout en Pologne. >>

A peine arrivé, il accompagne Sobieski dans une expédition en Ukraine :/

<< Enfin nous partons dans trois jours pour l'armée. C'est dom

mage que ce ne soit un de nos petits Messieurs (sans doute les jeunes princes de Vendôme) qui fût en état de faire son apprentissage sous le grand Sobieski et cette campagne à ma place. Ils ne sauraient guère avoir de meilleur maître... Il donna audience à l'envoyé des Tartares lundi; il (l'envoyé) vint l'assurer de l'amitié du khan son maître, et de l'envie qu'il a de ménager une bonne paix entre le Turc et lui. Je vous garde une copie de la lettre qu'il a apportée, pour vous régaler quelque jour d'une pièce d'éloquence à la tartare. >>

Ils reviennent bientôt de cette expédition d'Ukraine, l'ambassadeur et lui, couverts de gloire et de lauriers, ou plutôt de boue et de lauriers:

« Nous avons trouvé ici la reine fort bien revenue de ses dernières maladies, et d'une magnificence d'habits que rien ne peut égaler. Il n'y a rien de plus opposé à l'état où nous sommes revenus d'Ukraine, depuis M. de Béthune jusques au dernier de nous. Nos habits ne vont pas à couvrir la nudité humaine. Il a fallu rester huit jours avec toutes les dames de la Cour en ce déplorable état, parce que nos hardes sont dans le garde-meuble de la reine, à Léopold. Elle y a envoyé aujourd'hui un huissier de sa chambre pour nous tirer de nos guenillons, et parce que M. de Béthune scandalisait souvent, par l'usure de ses habits, toutes les filles d'honneur. >>

Ce mélange de luxe et d'indigence perce en plus d'un endroit. A travers la discrétion que s'impose Chaulieu dans sa Correspondance, on entrevoit très-distinctement son but et ses mécomptes. Il avait espéré être nommé Résident ou Chargé d'affaires de Pologne à Paris; M. de Béthune l'appuyait auprès du roi et de la reine; mais celle-ci protégeait un M. Letrens qui faisait les affaires de Pologne à Paris sans le titre et sans les qualités requises. La reine s'y opiniâtrait, et, de peur de la choquer, M. de Béthune n'insistait pas. Chaulieu put s'apercevoir, dès lors, de ce que valent, au fond, les protections et les promesses de Cour:

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