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plus fait pour attrister le lecteur déjà mûr que pour le consoler. Dans un dernier pèlerinage d'adieu, qu'avant de quitter leur séjour de bonheur, les deux amants vont faire à tous les sites préférés, montrant de loin du doigt à son ami la petite maison de pêcheur dans laquelle ils se sont rencontrés pour la première fois, et qui est à peine visible à l'horizon, Julie lui dit avec sentiment: «C'est là! Y aura-t-il un lieu et un jour, ajoutat-elle tristement, où la mémoire de ce qui s'est passé en nous, là, dans des heures immortelles, ne vous apparaîtra plus, dans le lointain de votre avenir, que comme cette petite tache sur le fond ténébreux de cette côte ? » Accent vrai, parole naturelle et sentie, comme j'en aurais voulu toujours entendre! Mais ne pourrait-on pas lui répondre : Il y aura quelque chose de plus triste pour vous, pour la mémoire de ces heures immortelles, que d'être reléguée comme un point à peine visible dans le lointain du passé ce sera de n'être prise un jour, de n'être étalée et exposée aux yeux de tous que comme un prétexte à des rêves nouveaux, comme un canevas à des broderies et à des pensées nouvelles.

Trois endroits m'ont particulièrement frappé en bien dans le volume, et ils ne se rapportent point au roman : c'est d'abord la visite aux Charmettes, où M. de Lamartine a parlé de Rousseau avec éloquence et vérité. C'est ensuite cette autre visite que fait le jeune poëte, son manuscrit des Méditations en main, chez l'imprimeur Didot la physionomie de l'estimable libraire classique, son refus, ses motifs, tout cela est raconté avec esprit et malice; le poëte en a tiré une charmante vengeance. Enfin, le plus émouvant passage est certainement l'histoire du bouquet d'arbre coupé dans l'enclos de Milly; on y retrouve, mais trop tard, la corde réelle et vibrante qu'il n'aurait jamais fallu quitter. On

en retrouvait pourtant aussi quelque note heureuse dans les souvenirs du pont des Arts et du quai Conti. Quant aux grandes scènes finales de l'arbre de Saint-Cloud, autrement dit l'Arbre de l'Adoration, et aux promenades dans le parc de Mousseaux, j'y suis peu sensible; elles rentrent dans ce nouveau système d'amour, qui consiste à identifier Julie avec la nature et avec Dieu, à faire de tous les trois un mélange qui semble tenir à la présente religion de l'auteur, et qui appartient peut-être à la future religion du monde. Je n'en suis pas là encore. Pour ne parler que littérature, dans toutes ces pages et dans cent autres, l'auteur abuse démesurément des harmonies, des images champêtres, de la verdure, des murmures et des eaux. Un critique éminent, M. Joubert, parlant de ces défauts, bien moins développés, mais déjà sensibles, chez Bernardin de Saint-Pierre, disait « Il y a dans le style de Bernardin de SaintPierre un prisme qui lasse les yeux. Quand on l'a lu longtemps, on est charmé de voir la verdure et les arbres moins colorés dans la campagne qu'ils ne le sont dans ses écrits. Ses harmonies nous font aimer les dissonances qu'il bannissait du monde, et qu'on y trouve à chaque pas. La nature a bien sa musique, mais elle est rare heureusement. Si la réalité offrait les mélodies que ces messieurs trouvent partout, on vivrait dans une langueur extatique, et l'on mourrait d'assoupissement. »

Je finis sur cette remarque d'un critique qu'on n'accusera certes pas de sécheresse ni d'insensibilité pour la poésie: c'est aux lecteurs avertis de voir si elle ne s'applique pas, à plus forte raison, à la manière de plus en plus immodérée de M. de Lamartine.

Lundi 5 novembre 1849.

M. DE MONTALEMBERT

ORATEUR.

Je voudrais parler ici de M. de Montalembert orateur, au point de vue du talent, pour le caractériser et le saisir dans les principaux traits de son éloquence. Ce n'est point un adhérent qui parle, c'est encore moins un adversaire; c'est quelqu'un qui l'a suivi dès son entrée sur la scène publique avec curiosité et intérêt, et bientôt avec admiration et applaudissement. Cette admiration, indépendante du fond même, devenait aisément unanime chez tous ceux qui l'entendaient; mais les preuves réitérées et diverses qu'il a données de sa puissance oratoire dans ces deux dernières années le classent définitivement parmi les maîtres de la parole. En regard de tant d'autres talents qui se dissipent ou qui s'égarent, on est heureux d'en rencontrer un qui grandit et s'élève en raison des difficultés et des obstacles, qui mûrit visiblement chaque jour, qui remplit ou qui même dépasse les plus belles espérances.

Pourtant, je le dirai d'abord, si M. de Montalembert était resté purement et simplement dans la ligne qu'il suivait avant février 1848, j'aurais éprouvé quelque difficulté à parler de lui en toute liberté, même dans un autre lieu que le Constitutionnel. En effet, à ne le prendre que dans cette carrière déjà si pleine qu'il a fournie durant treize années au sein de la Chambre des pairs, je vois en lui un orateur des plus distingués, l'avocat ou plutôt le champion, le chevalier intrépide

et brillant d'une cause; mais tous ses développements d'alors roulent sur deux ou trois idées absolues, opiniâtres, presque fixes: il défend la Pologne, il attaque l'Université, il revendique une liberté illimitée pour l'enseignement ecclésiastique, pour les Ordres religieux; il a deux ou trois grands thèmes, ou plutôt un seul, la liberté absolue. Ce thème est pour lui un point de foi, un sujet de conviction: aussi son éloquence n'est-elle point celle d'un avocat, mais d'un croyant, d'un lévite armé, ou mieux d'un Croisé qui aurait reçu le don du bien dire. Il me semble, en chaque question, le voir marcher tout droit devant lui contre l'adversaire, glaive en main et cuirasse au soleil. J'admire et j'applaudis de grand cœur avec la noble Chambre d'autrefois ce qu'il y a de jeune, de brillant, d'aventureux dans ce tournoi à outrance; ce sont des exploits de tribune; mais je me demande quels pouvaient être les résultats. Ce n'est que depuis 1848 que M. de Montalembert, acceptant la leçon des événements, a cessé d'être un orateur de parti pour se montrer un orateur tout à fait politique. Jusque-là on l'admirait, et, à moins d'être étroitement de son parti, on ne le suivait pas. Maintenant, de quelque côté qu'on vienne, on le suit volontiers; on accepte non pas seulement la vibration et l'éclat, mais le sens de ses nobles paroles. Il a cessé de voir les questions par un seul aspect; il unit deux choses contraires, il combine. Il n'a pas perdu ses convictions, mais il consent à entrer dans celles des autres, à compter et à composer avec elles. De là un effort et un frein auquel son éloquence elle-même ne peut que gagner. Il est trop aisé et trop simple de n'obéir qu'à un seul souffle direct, impétueux; le beau de la force humaine est de se contenir, de se diriger entre des impulsions diverses et d'assembler sous une même loi les contraires. « On ne montre

pas sa grandeur, a dit Pascal, pour être en une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l'entre-deux. » M. de Montalembert n'est plus tout entier à une extrémité; il a montré qu'il savait embrasser des points opposés et marcher, lui aussi, dans l'entre-deux. Il a fait place, dans son esprit, à un certain contraire. Quelles que soient les convictions profondes du dedans, c'est là un grand pas de fait pour la vérité pratique et applicable. Le vrai talent non plus n'a point à se repentir de ces contrariétés qu'il s'impose. L'énergie gagne par la prudence; l'éloquence plus mûre n'y perd pas, et elle donne désormais la main à la politique, qui n'est autre, le plus souvent, qu'une transaction. Depuis ses derniers discours, qui sont aussi les plus éloquents, M. de Montalembert en a fait l'épreuve; il a mérité cet éloge, que M. Berryer lui donnait en le félicitant : « Vous êtes un esprit non absolu, mais résolu.» Généreux éloge que nous le supplions de justifier de plus en plus et toujours.

M. de Montalembert a commencé de bonne heure et presque adolescent à se produire par la parole. Sa longue jeunesse, à laquelle on est accoutumé depuis dix-huit ans, n'est pas close encore; né en 1810, il n'a que trente-neuf ans. Jamais il n'y eut jeunesse ni adolescence plus écoutée. Une circonstance singulière le mit en vue dès 1831. Disciple alors de M. de Lamennais et rédacteur très-actif du journal 'Avenir, il y faisait ses premières armes en réclamant, au nom de la Charte, cette entière liberté d'enseignement qu'il n'a cessé de revendiquer depuis. Pour mieux constater le droit, il ouvrit une école gratuite avec deux de ses amis, M. de Coux et l'abbé Lacordaire. L'école ne fut ouverte que deux jours; le commissaire de police vint la fermer, et les trois maîtres d'école (comme ils s'intitulaient) se vi

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