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Ce début du Misanthrope ne saurait donc être rendu avec justesse et fidélité que si les artistes se sont consciencieusement pénétrés de l'esprit général de la comédie, ont écarté toute préméditation et simplement résolu de revivre, avec une spontanéité chaude et presque irréfléchie, la vie de ceux qu'ils représentent. Alceste et Philinte, et Célimène, et tous, sont en effet, mais à la fois et non exclusive-" ment, tels que les critiques ou les interprètes les ont conçus, c'est-à-dire tour à tour amoureux et philosophes, personnels et désintéressés, sévères et pitoyables. Qu'on les ressuscite donc dans leur multiforme et irréductible beauté au lieu de les réduire à une formule pauvre et sèche, encore plus dénuée de sens qu'une couleur sur une palette lorsqu'on la compare au coloris d'une fleur.

Ici Alceste se montre vif, presque emporté, et cependant son sentiment d'affection pour Philinte perce sous l'irritation: c'est une nuance souvent omise. Ces premiers cent vers, qui ne s'accommodent pas de demi-teintes, mais exigent au contraire un jeu net et carré, se placent très heureusement au fond de notre terrasse sous les ombrages des futaies du jardin et prennent, semble-t-il, au contact du grand air, une portée, une force nouvelles. Du vers 95 à la tirade qui commence au vers 118, même jusqu'au portrait de l'adversaire d'Alceste dans le procès, Alceste pourrait demeurer assis à la table, cependant que Philinte lui adresserait la parole de loin, non avec

cette apparence de chien battu qu'on rencontre communément dans l'interprétation de ce rôle, mais sur un ton de parfaite indépendance et, pour tout dire, d'égalité. Pourquoi Philinte paraîtrait-il sans cesse mendier l'approbation de son ami? Il lui expose franchement que leurs jugements diffèrent. C'est tout. Il va de soi que, de part et d'autre, se manifeste une volonté de persuader, comme en toute discussion; mais pourquoi montrer, dès le commencement, un vainqueur et un vaincu?

Pendant le couplet 145-166, Alceste retournera au fond ou vers la fontaine, affectant de n'écouter point c'est seulement sur les derniers vers qu'il se réveille, et la fin de la scène, dont le dialogue est plus coupé, se jouera plus à l'avant-scène et dans un mouvement à peine plus pressé. Les attitudes seront naturellement réglées ad libitum. Philinte pourrait s'asseoir, car il est singulier qu'on l'ait jusqu'ici condamné à rester debout, embarrassé de sa canne, de son manteau, de son chapeau, pendant que le privilège d'user des sièges est réservé au seul Alceste. Pourquoi? De nos jours, deux hommes, en une circonstance analogue, fumeraient des cigarettes, gratteraient le sol de leur canne, déplaceraient peut-être leur chapeau, enfin nous feraient comprendre qu'ils se sentent à l'aise. Parce qu'ils vivent au dix-septième siècle, Alceste et Philinte devraient agir autrement? Assurément non. Et il suffit d'indiquer que l'interprétation doit, avant tout, se désempailler, se

désengoncer, pour que le résultat soit tout de suite obtenu avec des artistes de talent.

SCÈNE II

ORONTE, ALCESTE, PHILINTE

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L'arrivée d'Oronte sur la terrasse a lieu au vers 250, mais le public l'aperçoit depuis quelques instants déjà. On l'a vu vers la fin de la scène première — à quel instant précis, c'est au metteur en scène de le décider venir du fond de la cour interroger Basque. On devine le dialogue par les gestes, les mouvements des lèvres. A la demande du visiteur, le valet répond, sans qu'on entende,

Éliante est sortie.

Nouvelle demande :

Et Célimène aussi.

Il est expliqué à Oronte que cette sortie matinale a pour objet des achats; Basque ajoute probablement qu'Alceste et Philinte, qui sont là aussi, attendent sur la terrasse le retour de la maîtresse de maison. Et Oronte, d'un air ravi, indique par un signe qu'il va se joindre à eux. Il entre alors en scène en poussant la petite grille. Les premiers mots rappellent ce qu'il vient d'apprendre. Le public, sans aucune sur

prise, constate, toujours avec satisfaction, qu'il a parfaitement compris la scène muette qui a précédé. Le mot « là-bas » est souligné d'un geste discret, suffisant cependant pour le spectateur.

On craindra peut-être que l'attention soit détournée au profit d'Oronte et que les derniers vers de la scène première ne passent pas la rampe. Un tel résultat serait désastreux, surtout pour la dernière réplique d'Alceste, si touchante et mélancolique :

Il est vrai, ma raison me le dit chaque jour;
Mais la raison n'est pas ce qui règle l'amour.

Aussi serait-il sage de ménager, après le vers 248, un temps pendant lequel se passe, rapidement, le dialogue d'Oronte et de Basque. Les deux amis méditent affectueusement dans l'angle un peu moins clair que forment la balustrade et la fontaine. Philinte reprend au moment où Oronte sort de la voûte, de sorte qu'il est juste interrompu par l'arrivée de celui-ci. Pendant le temps que dure le vers 249, Oronte va de la grille au groupe formé par les deux amis.

ORONTE

J'ai su, là-bas, que, pour quelques emplettes, Éliante est sortie, et Célimène aussi;

Mais comme l'on m'a dit que vous étiez ici,

J'ai monté pour vous dire, et d'un cœur véritable,
Que j'ai conçu pour vous une estime incroyable,

255. Et que, depuis longtemps, cette estime m'a mis
Dans un ardent désir d'être de vos amis.

Oui, mon cœur au mérite aime à rendre justice,
Et je brûle qu'un nœud d'amitié nous unisse :
Je crois qu'un ami chaud et de ma qualité,
260. N'est pas assurément pour être rejeté.

C'est à vous, s'il vous plaît, que ce discours s'adresse.
(En cet endroit, Alceste parait tout rêveur,

et semble n'entendre pas qu'Oronte lui parle.)

A moi, Monsieur?

ALCESTE

ORONTE

A vous. Trouvez-vous qu'il vous blesse?

ALCESTE

Non pas; mais la surprise est fort grande pour moi,
Et je n'attendais pas l'honneur

que je reçoi.

ORONTE

265. L'estime où je vous tiens ne doit pas vous surprendre, Et de tout l'univers vous la pouvez prétendre.

ALCESTE

Monsieur...

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