Images de page
PDF
ePub

་་

ne craint pas un certain luxe : les palais doivent être beaux, riches, encore que l'on se soucie peu de la précision historique : le reste est laissé à la dis» Avec le pur classicisme, une sorte d'austérité s'empare du théâtre; on le veut presque nu; et dans ce mépris pour tout ce qui est extérieur et qui parle aux sens, on reconnaît avec surprise cette tendance réformatrice que les autres arts ont successivement subie, ainsi que les religions d'ailleurs, et qui consiste à ne rien souffrir qui puisse distraire ou reposer la pensée, à exiger sans cesse du public un effort de réflexion et même de méditation, qui doit trouver en lui-même sa propre récompense, et n'est ni facilité, ni même reconnu.

crétion du feinteur. » Avec le

Quand Laurent nous dit: Le théâtre est un palais voûté. Une chaise pour commencer - nous ne saurions, avec la plus vive imagination du monde, deviner qu'il s'agit de Phèdre. De même, la phrase relative au Misanthrope pourrait s'appliquer à toute sorte de comédies. Il faut donc retenir surtout des notes recueillies par le contemporain de Molière (1) que la mise en scène est alors un art insoupçonné.

Avec nos idées modernes, nous avons quelque peine à accepter ce point de vue. — « Assurément, dira-t-on, elle n'était rien de comparable à ce qu'on voit aujourd'hui. Mais enfin, toute primitive, toute rudimentaire qu'elle fût, encore existait-elle. On doit

(1) Il était employé au théâtre du Marais, d'après M. Dacier.

pouvoir la retrouver. » L'entreprise est fatalement vouée à l'insuccès et le témoignage de Laurent le prouve. La mise en scène était inconnue en 1666, radicalement inconnue, comme la lumière électrique ou le téléphone. Il est donc absurde de vouloir la découvrir : on arriverait peut-être à grand'peine à jouer le Misanthrope à peu près comme il le fut en 1666 ce ne serait point là la résurrection d'une «< mise en scène », mais une espèce de reconstitution iconographique rappelant les tableaux du Musée Grévin, avec l'animation en plus.

Ces quelques éclaircissements sur les conditions matérielles de la comédie au temps du Misanthrope suffisent à faire apparaître la physionomie de la représentation originale. Ce terme, au demeurant, est-il bien choisi? En parlant d'une récitation publique on serait plus exact, car on « récitait » Molière, sans le << représenter ». Il y avait dans son œuvre

une matière merveilleuse : on ne savait la mettre en lumière. Elle ressemblait à ces diamants qui, sous la gangue originelle, émettent de vagues lueurs, qui, sommairement dégrossis, lancent quelques feux et n'atteignent leur maximum de rayonnement que lorsque la taille moderne en a fait ressortir l'entière splendeur. Dans la salle sombre, aux chandelles fumeuses, devant le public turbulent et mal installé, sur une scène moins ornée que celle où les enfants admirent aujourd'hui les évolutions de Guignol, le Misanthrope apparut un jour, assez gauchement,

gêné peut-être de sa magnificence intérieure, qui dépassait son cadre et son temps. On a appliqué parfois à l'Édit de 1598 cette banale réflexion « qu'il est souvent dangereux de devancer son époque » et la France eut à souffrir en effet, plus tard, pour avoir connu trop tôt la gloire de pratiquer, toute seule dans le monde, et pendant près de cent ans, la liberté de conscience; c'est un peu la même idée qui se présente à l'esprit quand on songe au chef-d'œuvre de Molière, né dans le dénûment, riche d'une substance immortelle et embarrassé d'entraves qui en ternissaient tout l'éclat : il courait le risque de disparaître devant l'indifférence ou l'incompréhension générales, et il est très probable qu'il eût subi une longue éclipse s'il n'avait été sauvé par le nom de son auteur. Affrontant un reproche d'infidélité qui ne sera d'ailleurs formulé que par des admirateurs asservis à la lettre du texte et étrangers à son esprit, nous nous apprêterons à rendre à la vie le chefd'œuvre entre les vers duquel nous apercevons de si lumineux horizons, de si pures clartés, et qui vit le jour dans la misérable demeure où le chariot de l'Illustre Théâtre était encore garé et comme prêt à repartir.

Et pour cette tâche réparatrice, ce n'est point de l'étude du théâtre contemporain que nous devrons espérer du secours, mais de la simple et consciencieuse recherche du vrai, c'est-à-dire de ce que furent réellement, à la ville, les types dont Molière s'est servi pour exprimer sa pensée.

CHAPITRE III

FONDEMENTS D'UNE MISE EN SCÈNE RATIONNELLE

Rôle différent de la mise en scène dans les préoccupations des auteurs dramatiques au dix-septième siècle et au vingtième. Manque de logique et d'authenticité de la prétendue tradition. Les enseignements du texte, de l'histoire, des mœurs, du sens commun.

L'évocation, à la scène, d'un milieu social ne présente pas grandes difficultés de nos jours l'auteur, qui l'escompte, et qui a besoin, pour illustrer son texte, du précieux auxiliaire de la mise en scène, songe déjà à celle-ci lorsqu'il écrit : il « voit » sans cesse son spectacle, qui lui apparaît sous une forme vécue. Les classiques ignoraient une telle méthode; leurs œuvres étaient méditées et produites sans aucun souci de la matérialisation scénique. Ceci est vrai même de Molière, dont on déclare communément qu'il n'écrivait que pour être joué (1). Mais « jouer »,

(1) Il convient de prévenir ici une équivoque : il n'est pas douteux que Molière, toujours pressé, toujours harcelé par le caprice royal ou le goût changeant de la foule, ait travaillé hâtivement, sans grande préoccupation littéraire et avec le sentiment que l'essentiel était de réussir

en ce temps-là, c'était surtout réciter, déclamer; des acteurs ne pouvaient « vivre » en scène puisque la scène n'était rien par soi (1). L'habitude de voir en écrivant est une habitude toute récente. Si donc nous voulons situer le Misanthrope dans le milieu qui lui est propre, il ne convient ni de nous étonner ni de nous scandaliser d'avoir à réaliser un dessein

devant le public. Il le reconnaît lui-même dans la Critique. Mais un tel souci n'implique pas qu'il n'ait écrit qu'en vue de l'effet, comme ceux de nos auteurs modernes qui, lorsqu'ils composent, vivent successivement tous les rôles et réclament le concours d'un sténographe pour noter le dialogue, généralement rapide, voire emporté. Molière songeait, en somme, au public à peu près comme y pourrait songer de nos jours un journaliste ou un conférencier, non un auteur; il attendait des spectateurs un sourire, des marques d'approbation et c'est en ce sens qu'on peut assurer qu'il écrivait pour eux. Quant à avoir sans cesse devant les yeux ses personnages, se mouvant dans leur cadre vrai, il est manifeste qu'il n'y pouvait penser. Comment eût-il rêvé, pour le théâtre, de spectacles que, justement, le théâtre de son temps ne savait et ne pouvait représenter?

(1) Voir ci-contre la gravure représentant le Malade imaginaire joué dans un décor des plus singuliers et qui avait servi au divertissement de 1674 pour la conquête de la Franche-Comté. Le théâtre est bordé d'arbres en pots; au fond, se trouve un portique très richement orné: deux officiers semblent monter la garde à droite et à gauche de la rampe. L'éclairage vient de lustres visibles et placés tout en haut. Dans ce cadre bizarre, on trouvait tout naturel de donner le Malade qui, pourtant, exige une atmosphère intime et enveloppée. Même devant le Roi, de telles inconséquences semblaient permises on amenait le fauteuil d'Argan et la comédie se passait, par force, de décor, de mobilier, d'accessoires. Nul ne s'en choquait. On voit assez par là que la notion de la mise en scène manquait tout le monde, l'auteur en tête. (Voir à ce sujet, L. CELLER, ouvrage cité, p. 156.)

Aux fêtes de Versailles de 1668, George Dandin avait également été donné dans un décor sans aucun rapport avec la pièce, et qui venait de servir au ballet du palais d'Alcine. On y voyait des vasques, des buis taillés, des jets d'eau, « des colonnes torses éclatantes d'or et d'azur » Dans la curieuse reconstitution de cette pièce qui a été tentée par M. Reinhardt à Berlin, en 1912 (Deutsches Theater), on s'est efforcé de reproduire cette représentation de 1668.

« PrécédentContinuer »