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« Nous n'avons jamais lu les Fleurs du mal de Ch. Baudelaire sans penser involontairement à ce conte de Hawthorne; elles ont ces couleurs sombres et métalliques, ces frondaisons vert-de-grisées et ces odeurs qui portent à la tête. Sa muse ressemble à la fille du docteur, qu'aucun poison ne saurait atteindre, mais dont le teint, par sa matité exsangue, trahit le milieu qu'elle habite. >>

Cette comparaison plaisait à Baudelaire, et il aimait à y reconnaître la personnification de son talent. Il se glorifiait aussi de cette phrase d'un grand poëte: « Vous dotez le ciel de l'art d'on ne sait quel rayon macabre; vous créez un frisson nouveau. »>

Cependant ce serait commettre une grave erreur de croire que parmi ces mandragores, ces pavots et ces colchiques il ne se rencontre pas çà et là une fraîche rose au parfum innocent, une large fleur de l'Inde ouvrant sa coupe blanche à la pure rosée du ciel. Lorsque Baudelaire peint les laideurs de l'humanité et de la civilisation, ce n'est qu'avec une secrète horreur. Il n'a pour elles aucune complaisance et les regarde comme des infractions au rhythme universel. Quand on l'a traité d'immoral, grand mot dont on sait user en France comme en Amérique, il a été aussi étonné que s'il eût entendu vanter l'honnêteté du jasmin et stigmatiser la scélératesse de la renoncule âcre.

Outre les Histoires extraordinaires d'Edgar Poë, Baudelaire a traduit du même auteur les Aventures d'Allan Gordon Pym, qui se terminent par cet épouvantable engloutissement dans le tourbillon du pôle austral. Il a aussi fait passer en français ce rêve cosmogonique intitulé Euréka, où l'auteur américain, s'étayant de la Mécanique céleste de La Place, cherche à deviner le secret de l'univers et croit l'avoir trouvé; ce que présentait

de difficultés la traduction d'une pareille œuvre, on l'imagine sans peine. Sous ce titre des Paradis artificiels, Baudelaire a résumé, en y mêlant ses réflexions propres, l'ouvrage de Quincy, le mangeur d'opium anglais, et en a fait une sorte de traité qui, en plusieurs endroits nėcessairement, doit se rencontrer avec la fameuse théorie des excitants de Balzac, restée inédite; c'est une lecture des plus curieuses, illuminée par la fantasmagorie de l'opium et la peinture des hallucinations les plus brillantes, les plus bizarres ou les plus terribles produites par ce séduisant poison qui hébète la Chine et l'Orient de ses bonheurs factices. L'auteur blâme l'homme qui veut se soustraire à la fatalité de la douleur et ne s'élève vers un paradis artificiel que pour retomber bientôt dans un plus noir enfer.

Baudelaire était un critique d'art d'une sagacité parfaite, et il apportait dans l'appréciation (de la peinture une subtilité métaphysique et une originalité de point de vue qui font regretter qu'il n'ait pas consacré plus de temps à ce genre de travail. Les pages qu'il a écrites sur Delacroix sont des plus remarquables.

Vers la fin de sa vie, il a fait quelques courts poëmes en prose, mais en prose rhythmée, travaillée et polie comme la poésie la plus condensée; ce sont des fantaisies étranges, des paysages de l'autre monde, des figures inconnues qu'il vous semble avoir vues ailleurs, des réalités spectrales et des fantômes ayant une réalité terrible. Ces pièces ont paru un peu au hasard, çà et là, dans diverses revues, et il serait à désirer qu'on les réunit en volume en y ajoutant celles que l'auteur pouvait avoir gardées en portefeuille.

(LE MONITEUR, 9 septembre 1867.)

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Il nous défendit toujours de parler de lui, car il avait une singulière pudeur littéraire. Il aimait à écrire dans les journaux peu répandus, là où il savait qu'on ne découvrirait pas son nom; s'il n'est pas compté parmi les grands écrivains de ce temps-ci, c'est qu'il ne l'a pas voulu, car personne assurément ne fut mieux doué, même parmi les improvisateurs du journalisme; sa facilité prodigieuse étonnait. Il écrivait une page du meilleur style et du plus vif esprit, comme on griffonne un billet, en fumant son cigare, en causant; d'une écriture fine, déliée, élégante, sans rature, et cela pris à l'improviste et sur le premier sujet venu. Aucun travail ne semblait lui coûter. Il avait une aptitude merveilleuse à pasticher Hugo, Balzac, de Musset, et parfois même il continuait un article commencé par nous de façon à nous tromper nous-même. Mais ce n'étaient là que des jeux, et il avait un style à lui, rapide, élégant, plein de traits, résumant les questions par une raillerie ou une image dont il eût pu se servir pour de nombreux volumes, mais qu'il préférait éparpiller en quelques courts articles, en quelques

pages exquises que trop souvent il égarait ou brûlait. Que de vers n'a-t-il pas ainsi jetės au feu! Car c'était un poëte charmant que Louis de Cormenin. Nous en avons sauvé le plus que nous avons pu, mais il en a péri des tiroirs entiers. Il n'y avait là aucune affectation, aucun dandysme. Une fantaisie lui passait par la tête, une émotion par le cœur : il l'exprimait et n'y pensait plus. Son admiration et sa connaissance des grands poëtes, son profond sentiment du beau, le rendaient sévère pour luimême. Rien de ce qu'il faisait si aisément ne lui paraissait valoir la peine d'être conservé. D'ailleurs il eût craint d'y mettre l'effort soutenu, la contention préoccupée et laborieuse de l'homme de lettres de profession. Il préférait rester un homme du monde très-lettré, trèsartiste, prosateur et poêle à ses heures, connaissant tout le fin du métier, sans le pratiquer assidûment.. Ce n'était pas paresse, comme on eût pu le croire, mais au contraire activité d'esprit. Une besogne l'eût retenu trop longtemps; il avait toutes les curiosités : la curiosité du livre, du tableau, du bric-a-brac, du voyage et même de la politique. En parlant, il procédait toujours par points d'interrogation, et quelque prompte que fût la réponse, une autre question la coupait. Au premier mot il avait tout compris, tant son esprit était alerte. D'un coup d'œil il retenait tout un musée; le volume entr'ouvert distraitement, il le savait et il gardait dans sa mémoire une photographie ineffaçable d'une ville ou d'un site traversés au galop.

Dans Reliquiæ1 il y a de tout: de l'économie politique, des silhouettes parlementaires, des critiques de livres et de pièces, des voyages, des boutades, des variétés, des

1 Reliquiæ, par Louis de Cormenin, Paris, 1868, — imp. Pillet, – 2 vol. in-8° tirés à petit nombre et non mis dans le commerce.

fantaisies, tout cela touché d'une main légère, mais qui marque toujours le point important, le côté caractéristique. Souvent un auteur, une œuvre, sont appréciés d'un mot, mais ce mot est décisif et porte coup. Un des morceaux les plus étendus, qui a paru dans la Revue de Paris, qu'avaient essayé de relever Maxime Du Camp, Arsène Houssaye, Louis de Cormenin et nous, a pour titre les Jeunes morts. L'auteur, avec une piété touchante, y parle longuement et en détail de ces talents venus jusqu'au seuil de la gloire et touchés un moment par le rayon, sur lesquels la mort jalouse a jeté son crêpe, et qu'elle a fait disparaître brusquement. Avant que l'ombre se soit épaissie autour d'eux, il marque et creuse d'un trait plus profond ces profils à peine entrevus et qui vont bientôt s'effacer. I suspend leurs médaillons à un cippe funéraire, et il pose sur leur marbre des couronnes d'immortelles avec une sollicitude où il est difficile de ne pas voir comme un pressentiment de sa propre destinée. Lui aussi est « un jeune mort, » et il n'a pas fallu beaucoup d'années pour qu'il allât rejoindre dans la tombe, de Villarceaux, Destroyes et les autres.

Louis de Cormenin était grand, mince, et sa tête avait une physionomie arabe qu'il se plaisait à faire remarquer et ressortir parfois, en l'encapuchonnant d'un burnous en temps de bal masqué. Il avait le nez légèrement aquilin, les lèvres fortes et des yeux vert de mer d'une couleur étrange et charmante; une barbe brune assez fournie encadrait son visage, dont la bonté était réveillée par une ironie spirituelle. Il avait l'air souvent distrait, mais il ne fallait pas trop s'y fier, car un mot fin ou moqueur montrait qu'il n'avait rien perdu de la conversation; mais le fond de son caractère était la bienveillance. Jamais il n'y eut humeur plus douce et

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