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qu'on ne saurait méconnaître; mais combien la réduction modifiée est supérieure à l'original!

Maintenant, quelle sera la place de Paul Delaroche dans l'avenir? il sera en peinture ce que Casimir Delavigne est en poésie.

(L'ARTISTE, 1858.)

ARY SCHEFFER

NÉ EN 1795 MORT EN 1858

Il faut que les jeunes gens redoublent de travail et d'efforts pour maintenir la France à cette place souveraine qu'elle occupe dans les arts. Ils ont bien des vides à remplir parmi la phalange sacrée où la mort semble frapper de préférence les plus célèbres. Tel n'était hier que soldat qui se trouve aujourd'hui capitaine; il s'agit de ne pas laisser péricliter l'honneur du drapeau. Mais, hélas ! la vie est ainsi faite, et voici bien des siècles que Glaucus l'a dit :

Comme les feuilles dans les bois, ainsi vont les races des hommes.
Le vent jette à terre et dessèche les feuilles, et au printemps
Il vient d'autres feuilles, d'autres bourgeons.

- Ainsi la race humaine! celui-là vient, l'autre passe.

Nous n'avons pas connu l'homme personnellement, et nous le regrettons, car c'était une des figures les plus remarquables de ce siècle, que la postérité comptera parmi les époques climatèriques du génie humain; mais les courants de la vie nous ont emporté ailleurs, et cette physionomie manque à notre Panthéon. Ceux qui

l'ont vu nous disent qu'il avait une belle tête romantique, passionnée et ravagée comme on peut se figurer celle de Faust, basanée de ton, argentée sur la fin par de longues mèches de cheveux blancs et des touffes de barbe grise, avec une expression rêveuse, mélancolique et spiritualiste, tout à fait en rapport avec la nature de son talent. Chose rare, il ressemblait à son idée, et il ne faisait pas dire de lui, comme beaucoup d'artistes qui n'en sont pas moins grands pour cela : « Je me le figurais autrement. »>

Les débuts d'Ary Scheffer remontent à cette période de glorieuse renaissance qui vit éclore à la fois Eugène Devéria, Bonnington, E. Delacroix, Louis Boulanger, Decamps, Roqueplan, Saint-Evre, Poterlet, Paul Huet, Cabat, Th. Rousseau, David d'Angers, A. Préault et tant d'autres vaillants champions de la liberté dans l'art; Ary Scheffer fut un des premiers à rompre avec la vieille tradition académique son origine allemande lui rendait d'ailleurs le romantisme aisé et comme naturel. Tous les esprits étaient alors tournés vers la Grèce combattant pour conquérir son indépendance; chaque poëte, chaque peintre, par un chant ou par un tableau, témoignait de cette généreuse préoccupation. Ary Scheffer peignit les Femmes souliotes; on sait que ces héroïnes, pour se soustraire à la brutalité des bandes d'Ali-Pacha, se précipitérent du haut d'un rocher; c'était là un beau sujet pour la peinture. Ary Scheffer le traita avec une fougue de coloriste, une liberté de brosse, beaucoup plus surprenantes alors que maintenant, et y mit en outre une grâce passionnée, une sentimentalité pathétique qu'on peut admirer encore aujourd'hui. Comme beaucoup de maîtres, Ary Scheffer eut deux manières, mais la première n'offre presque pas de rapport avec la seconde, et pourrait appartenir à un autre peintre. Dans cette

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première manière, il cherchait la couleur, usait et abusait du bitume, procédait par touches heurtées, et gardait à ses toiles l'apparence de l'ébauche. La poésie, l'inspiration, le sentiment, semblaient lui paraître préfėrables à une correction laborieuse. C'était, pour employer un mot dont le sens se comprenait plus clairement autrefois que de nos jours, un véritable peintre romantique; il avait déchiré les vieux poncifs employés par l'école de David, reniait la mythologie et empruntait ses sujets à Goethe, à lord Byron, à Burger, aux vieilles légendes allemandes; bref, il était orthodoxe dans l'hérésie. Ce qui le distinguait de ses rivaux, plus exclusivement peintres que lui, c'est qu'il ne prenait pas la palette, excité d'une façon directe par le spectacle des choses; il semblait s'échauffer par la lecture des poëtes et chercher ensuite des formes pour exprimer son impression littéraire; au lieu de regarder la nature en face, il la contemplait réfléchie dans un chef-d'œuvre. Il voyait avec l'œil de la vision intérieure Marguerite passer à travers le drame de Faust; il ne l'eût peut-être pas remarquée au détour d'une rue; ce défaut, si c'en est un, concordait trop avec la passion d'un jeune public ivre de la lecture des poëtes, pour ne pas avoir été compté comme un mérite à l'artiste qui réalisait ainsi des types chers à tous.

Nous nous souvenons de l'effet que produisit la première Marguerite, car Scheffer en fit plusieurs : c'était une figure à mi-corps, assise ou plutôt affaissée avec une attitude de méditation douloureuse; ses cheveux d'un blond cendré coulaient en bandeaux de lin sur ses tempes attendries, délicatement veinées d'azur; la lumière posait sur le haut du front une touche d'argent qui se prolongeait et se perdait sur l'arête du profil; tout le reste de la tête, noyé et comme vaporisé dans une

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ombre bleuâtre qui ressemblait à la lueur d'un clair de lune allemand, se fondait, s'évanouissait, s'idéalisait, comme le souvenir d'un rêve, ne laissant briller qu'un regard de vergiss mein nicht. C'était l'ombre d'une ombre, et cependant quel charme morbide, quelle volupté malade, quelle langueur passionnée ! Le col sans doute était trop long, trop mince, plutôt d'un oiseau que d'une femme; les mains fluettes, presque transparentes, avaient des veines d'un azur trop bleu; mais une âme vivait derrière ce corps à peine indiqué au milieu de ce fond plutôt pressenti que rendu, et sa lueur, comme celle d'une lampe, illuminait le tableau d'un éclat merveilleux. C'était à la fois Marguerite et la Poésie de l'Allemagne, une traduction de Goethe plus exacte dans sa vague fluidité que les traductions littérales de Stappfer, de Gérard et de Henri Blaze, et la jeunesse s'enivrait de cet enchantement tout nouveau, n'écoutant pas les critiques moroses qui réclamaient au nom de l'ostéologie, de la myologie et des saines doctrines. Le Faust aussi était fort admiré, et avec raison; le Giaour qu'Eugène Delacroix avait représenté dans sa lutte contre le terrible Hassan avec une furie de mouvements et une splendeur de coloris qu'il n'a jamais dépassées peut-être, fut peint aussi par Ary Scheffer, mais d'une manière toute différente, et comme une personnification solitaire de la poésie byronienne : « Enveloppé de sa robe flottante, il s'avance lentement le long des piliers de la nef: on le regarde avec terreur, et lui, il contemple d'un air sombre les rites sacrés, mais quand l'hymne pieux ébranle le chœur, quand les moines s'agenouillent, soudain il se retire. Voyez-le sous ce porche qu'éclaire une torche lugubre et vacillante; là, il s'arrête jusqu'à ce que les chants aient cessé. Il entend la prière, mais sans y prendre part; voyez-le près de cette muraille à demi éclairée; il a

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