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en mémoire le nom (et le tableau de Lehmann au commencement de cet article.

Malheureusement le public de l'Opéra, où les jolies femmes sont si rares malgré la spécialité de beauté de l'endroit, ne verra pas mademoiselle Falcon de longtemps: mademoiselle Falcon, ce charmant rossignol, a perdu la voix; et l'air balsamique et velouté de l'Italie n'a pu lui rendre ses notes envolées.

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Il y a une erreur enracinée chez tous les gens qui voient seulement l'extérieur du théâtre, une erreur banale et béotienne, c'est que les auteurs ou les acteurs du drame proprement dit, doivent avoir communément la mine allongée, l'extérieur sombre et un poignard catalan dans leur gousset. La gaieté semblerait une anomalie choquante à ces bons bourgeois s'ils la rencontraient sur le visage d'Alexandre Dumas ou de Bocage, de Victor Hugo ou de Frédérick Lemaître. Ils vous raconteront que Dumas a tué plusieurs matelots dans son voyage de Sicile, que Bocage va chaque matin pleurer au cimetière Vaugirard, que Victor Hugo habite une caverne non loin de Paris, et que Frédérick Lemaître a tenté nombre de fois de s'asphyxier sous les fenêtres d'une princesse russe.

L'esprit et la verve joyeuse qui caractérisent la conversation de Dumas, les allures tranquilles et paternelles de Victor Hugo, Bocage et Frédérick Lemaître, vêtus de bleu barbeau et jouant au billard près de l'Ambigu, les confondraient de surprise.

Jugez ce que ce gros public doit penser nécessairement des actrices qui jouent le drame!

A leur tête se place naturellement madame Dorval. Madame Dorval leur paraît une véritable victime. Quelle âme, quelle tristesse élégiaque empreinte dans ce regard doux et voilé ! Je suis sûr que c'est une femme qui pleure huit heures par jour, dit un miroitier à son voisin. On m'a dit qu'elle avait une chambre en velours noir. Elle va à l'église, etc., etc.

C'est ainsi que le miroitier ingénu, qui a vu madame Dorval dans Adèle d'Antony, dans la femme du Joueur, dans Charlotte Corday, et surtout dans Marguerite, du Faust de Goëthe, rôles empreints de tout le génie douloureux et de la passion résignée de madame Dorval, juge cette grande comédienne. Heureusement que le bourgeois et le miroitier (nous l'espérons bien pour l'honneur du corps des journalistes) n'écrivent ni biographies ni feuilletons.

Madame Dorval est une de ces natures privilégiées qui doivent échapper au sens vulgaire, elle ne se révèle guère qu'à son monde d'initiés, à ses amis ou à ses auteurs habituels. Cette Adèle d'Antony, dont le sourire a tant de tristesse et de larmes, déploie chez elle tous les trésors de son esprit naturellement vif et joyeux. Le propre de l'esprit de madame Dorval, c'est une gaieté franche et de bon aloi, naïve et jeune comme la chanson de l'oiseau qui court les épis, obligeante et vous mettant tout de suite à l'aise, qui que vous soyez, ce qui est le propre des véritables riches en fait d'esprit, nobles cœurs qui tendent la main aux plus pauvres. La conversation de madame Dorval ne s'alimente jamais de ces lieux communs si tristes que Voisenon appelle de bons amis qui ne manquent jamais au besoin; elle se pend, au contraire, le plus follement du monde, aux branches de la

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folie ou du paradoxe, secouant l'arbre à le briser, animant tout, raillant tout, imprudente à se dépenser de mille façons et ne concevant pas que l'on puisse faire des économies.

Nullement ambitieuse de l'effet, n'affichant aucune prétention au mot, madame Dorval l'atteint sûrement, toutes ses témérités d'esprit sont heureuses. La candeur de cet esprit est son cachet, il vous monte au nez comme le bouquet du meilleur vin. Ce qu'il y a d'inouï chez madame Dorval, c'est qu'elle pourrait à coup sûr en tirer un autre parti. Nous ne craignons pas de dire que si madame Dorval voulait écrire n'importe quel livre sans le signer, le livre serait lu. Nous tenons en main un album où madame Dorval a consigné quelques pensées et maximes d'écrivains de tous les pays; cet album est une Babylone de choses, on y rencontre les noms de Schiller, de Victor Hugo, de Napoléon, de Jésus-Christ, de Mahomet, de Sainte-Beuve, etc., etc. Ces extraits divers sont le résultat des lectures de madame Dorval, mais leur choix indique une fantaisie et une humour que rien ne peut rendre. Vous diriez, à parcourir ce livre, écrit en entier de la main de Marie Dorval, que vous suivez le fil d'une de ces bacchanales admirables de Jordaëns; les pensées se croisent avec les histoires, la poésie avec la prose; il y a des calculs d'arithmétique et des prédictions d'astronomie; tout cela danse. en spirale fantasque, tout cela forme autant de fusées qui semblent éclairer la route parcourue jusqu'ici par

madame Dorval.

Nous nous sommes entendu demander plus d'une fois par des gens de province, moins béotiens que le miroitier précité « Madame Dorval a-t-elle de l'esprit? » Nous avons répondu à ces gens que nous ne pouvions décemment présenter chez l'aimable actrice. « L'avez

vous vue dans la Jeanne Vaubernier, de M. Balissan de Rougemont? >>

Ce rôle est, en effet, une des meilleures preuves de l'esprit de madame Dorval. Elle le joue en comédienne qui a de l'ironie et du trait dans chaque pli de son éventail. Il ne faut pas que M. Balissan de Rougemont se rengorge pour cela, car c'est bien malgré lui que madame Dorval a déployé tant de finesse joyeuse dans cette fable banale. Les bonnes comédiennes jouent quelquefois de bons tours aux mauvais auteurs; un tour comme celui-ci est une noble vengeance.

Afin que cet article rassure pleinement les gens qui persistent à croire que madame Dorval habite un tombeau, nous voulons bien leur dire que son salon a l'air d'une véritable succursale de celui de Marion Delorme. On y trouve tout le confortable et toute l'élégance du jour, des albums, des tableaux, des statuettes, un piano, des fleurs, de la tapisserie et des porcelaines. Nous n'y avons pas vu de voile noir, de poison Borgia, de lame de Tolède, ni de stylets. On y prend du thé, on s'y étend sur de bons sophas, on y cause avec des gens d'esprit, on se permet d'y rire de certaines actrices, et l'on y voit assez rarement des acteurs.

(LE FIGARO, 16 janvier 1838.)

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